Article de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, n° 229, 25 août 1936, p. 1-2.
Le pouvoir économique
Dans les notes précédentes, j’ai indiqué que le prolétariat était maître à Barcelone : disposant de la force armée, il était maître de l’Etat.
Mais posséder le pouvoir politique n’est rien si on ne possède en même temps le pouvoir économique ; être le maître de l’Etat aboutit rapidement à une impasse, si on laisse à d’autres le soin d’être les dirigeants de l’atelier. A maintes époques de l’histoire, le prolétariat en a fait la tragique expérience.
C’est ce qu’ont bien compris les syndicats ouvriers catalans : en même temps, qu’ils enlevaient l’Etat à la bourgeoisie, ils « socialisaient » les entreprises. Certes, l’opération n’a pas été aussi radicale en cette matière que dans l’autre. Il subsiste encore à Barcelone un nombre considérable d’entreprises privées et de patrons, petits, moyens, gros même, mais la « socialisation» s’applique cependant dès maintenant à une nombre suffisant de grandes entreprises pour qu’il ne soit plus possible de retourner en arrière.
Dès maintenant fonctionnent sous la direction ouvrière, d’une part, tous les services publics : chemins de fer, autobus, tramways, métros, téléphone, électricité, auxquels on peut ajouter la presse, l’école et le ciné, — et, d’autre part, à peu près toutes les grosses entreprises de l’industrie mécanique et métallurgique.
Cette substitution de la direction ouvrière à la direction patronale s’est d’abord opérée comme toujours — comme sous la Commune, comme sous la Révolution russe — sous l’empire de la nécessité. Les patrons, ou leurs représentants, avaient foutu le camp ; il fallait bien que la boutique continuât à marcher : les ouvriers s’en chargèrent.
Dans les chemins de fer, ce furent directement les syndicats qui prirent la direction, au moyen d’un Comité formé à parties égales de représentants de la C.N.T. et de l’U.G.T. (je rappelle une fois pour toutes que la C.N.T. est la Confédération Nationale du Travail, de tendance anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, et que l’U.G.T. est l’Union Générale des Travailleurs, de tendance socialiste). De même un Comité composé par moitié de représentants du syndicat de l’Enseignement de la C.N.T. et de représentants du syndicat de l’Enseignement de l’U.G.T. a été constitué pour l’organisation de l’Enseignement sur la base d’une école unique pour laquelle l’expropriation des multiples établissements religieux fournit les locaux indispensables.
Mais dans la plupart des autres entreprises, ce sont les travailleurs de l’entreprise eux-mêmes qui ont nommé leur Comité chargé de la direction de l’affaire. Dans ces Comités figurent des représentants de toutes les différentes catégories de travailleurs existant dans l’entreprise. Ainsi, pour prendre un exemple topique, un journal est dirigé par un Comité composé de représentants de la rédaction, de représentants du personnel administratif et de représentants des ouvriers de l’imprimerie. Au point de vue formel, il s’agit donc, dans ces cas-là, de Conseils d’entreprises, et non de Comités syndicaux, mais étant donné la forte organisation syndicale existant en Catalogne, ces Comités sont, en fait, l’émanation des syndicats.
Tout ceci s’est donc fait — je le répète — spontanément, au fur et à mesure que les nécessités l’exigeaient, et, bien entendu, sans aucune intervention légale. Mais, naturellement, on éprouve maintenant la nécessité de « légaliser » cette situation de fait ; pour cela, la Généralité de Catalogne a pris, le 8 août, un décret en vertu duquel dans toute entreprise où le patron n’aurait pas réapparu avant le 15 août et dans toute entreprise appartenant à quelqu’un qui aurait participé ou contribué – à la sédition du 19 juillet, les ouvriers se réuniront pour nommer un Comité et en informeront le gouvernement qui procédera immédiatement à la réquisition (« incantacion ») de l’entreprise, et de tous les biens appartenant à son propriétaire. Comme les patrons qui ont foutu le camp ou se sont terrés ne reparaîtront certainement pas avant le 15 août et qu’au contraire beaucoup d’autres abandonneront à leur tour « leurs affaires » au fur et à mesure que le caractère social de la révolution catalane s’affirmera, cette légalisation de l’expropriation patronale, loin de la refréner, ne fera que lui faire prendre davantage d’extension, en encourageant les timorés qui préfèrent n’agir que sous le couvert de la loi.
A côté du Comité ouvrier, le décret prévoit l’institution dans les entreprises, ainsi « réquisitionnées », de délégués nommés par le gouvernement, « d’accord avec le Comité ouvrier », qui seront chargés d’une besogne d’ « inspection». Ainsi tendra sans doute à se réaliser dans les usines la même situation que celle actuellement existante dans l’Etat : un délégué du gouvernement qui sera le paravent, et le Comité ouvrier — lui-même animé et contrôlé par le syndicat — qui sera le vrai pouvoir.
A titre d’exemple, nous allons donner la manière dont a été « socialisée» l’exploitation des salles de ciné à Barcelone, non pas qu’il s’agisse là d’une industrie particulièrement importante, mais parce qu’elle a fait l’objet d’un statut précis et détaillé en trente-cinq articles qui a été établi par le syndicat de la C.N.T., accepté par le gouvernement de la Généralité et publié in extenso dans la presse. C’est sous ce régime que les cinés ont été réouverts, juste trois semaines après la rébellion.
ADMINISTRATION.— Toutes les salles de ciné sont réunies en une unique entreprise qui est dirigée par un Comité économique formé de dix-sept membres. Deux de ceux-ci, le trésorier et son adjoint, sont élus par l’assemblée générale de tous les travailleurs du ciné, les autres sont ‘élus par les catégories, en proportion du nombre de travailleurs appartenant à chaque catégorie.
Les membres de ce Comité sont nommés pour deux ans, et ils sont rééligibles, mais une seule fois. Ils touchent le même salaire que celui de la catégorie à laquelle ils appartiennent.
D’autre part, il y a, pour chaque salle, un Comité local, en relations avec le Comité économique central pour ce qui concerne le ciné proprement dit, et en relations directes avec le syndicat pour ce qui concerne les questions du travail.
SALAIRES. – Les salaires dépendent des entrées. Chaque semaine, le produit net, c’est-à-dire le montant des recettes moins les dépenses autres que les salaires, est réparti entre les différents travailleurs du ciné dans une proportion qui dépend de leur emploi. Cette proportion va de 1 pour la préposée aux waterclosets à 1,5 pour les opérateurs, électriciens, musiciens, etc.
En outre, le syndicat est considéré comme un membre du personnel et touche de ce fait une somme égale au salaire d’un opérateur.
Quant à l’ex-patron, il a la possibilité de rester dans son ciné, mais comme simple travailleur ; il n’aura aucune autorité sur le personnel, il s’occupera seulement des relations avec le Comité central auquel il pourra présenter ses suggestions. Il sera rétribué de la même manière que les autres travailleurs, mais son pourcentage sera plus ‘élevé: il touchera le double des opérateurs.
Enfin, un salaire maximum est prévu : celui de 175 pesetas par semaine (350 francs au cours du change officiel), pour les travailleurs ayant le plus haut pourcentage.
Si, du fait de ce maximum de salaire, il reste un bénéfice dans la caisse du Comité économique il sera versé au syndicat.
CONDITIONS DE TRAVAIL. — Chaque travailleur est propriétaire de son emploi, il ne peut être ni changé d’emploi, ni changé de salle, sans son consentement. En cas de faute grave dans son travail, le Comité de sa salle en réfère au Comité syndical qui convoque l’assemblée générale de la section syndicale à laquelle appartient le travailleur fautif, et celle-ci décide de la sanction à appliquer, à la majorité des trois quarts. L’intéressé peut faire appel devant l’assemblée générale du syndicat, et en dernier lieu devant l’Union locale des syndicats de Barcelone.
Le nombre de travailleurs par salle, dans chaque catégorie, est fixé impérativement, et le, personnel doit toujours être au complet.
Les travailleurs jouiront d’un mois et demi de vacances payées : quinze jours en hiver et un mois en été.
ASSURANCES SOCIALES. — Le taux des indemnités est ainsi fixé : en cas de maladie, paiement du salaire entier ; en cas d’invalidité, paiement d’une certaine proportion du salaire, variable selon le nombre de personnes à la charge de l’invalide, cette proportion ne pouvant être inférieure à 70 % ; en cas de chômage, salaire entier. Les retraites pour la vieillesse sont maintenues au même taux que précédemment.
Toutes ces indemnités ne seront cependant payées que dans la mesure où l’état de la caisse syndicale le permettra.
Le syndicat établira également une clinique pour ses membres, ainsi qu’une école, dont les détails d’institution seront établis par la suite.
Tels sont les traits principaux du régime sous lequel se sont ouverts les cinés barcelonais le dimanche 9 août. La foule s’y pressait. Les prix varient selon les salles, celles-ci ayant été, à cet égard, réparties en quatre catégories. Je ne sais à quelle catégorie appartenait celle à côté de laquelle je passais, via Layetana, dans le centre, mais voici ses prix: 0 peseta 40 pour les places ordinaires, 0 pes. 60 pour les réservées, soit,. au cours du change, 0 fr. 80 et 1 fr. 20.
Maintenant, une question vient peut-être à vos lèvres : Comment fonctionne tout cela ? Est-ce que ça marche aussi bien sous la direction des Comités ouvriers que sous l’autorité des patrons ?
Quelques heures à Barcelone vous renseigneront : vous constaterez immédiatement que les tramways, les autobus, le métro marchent aussi régulièrement qu’ailleurs, que l’électricité vous est fournie sans panne, et s’il vous arrive de prendre le train, vous constaterez comme je l’ai fait moi-même, et bien qu’il s’agissait d’un service qui n’était rétabli que depuis trois jours, que votre train arrive simplement à l’heure, à la minute près. Tous nos bourgeois français qui s’extasient devant le fascisme italien qui « faisait arriver les trains à l’heure » devraient bien — s’ils avaient le moindre brin d’honnêteté — s’extasier pareillement devant les Comités ouvriers catalans, qui, en pleine guerre civile, alors qu’il faut faire front partout, et avec les difficultés particulières d’exploitation que comporte la voie unique, obtiennent ce à quoi ne sont jamais parvenus les Rothschild et les Péreire, financiers administrateurs des compagnies de chemins de fer espagnols, Norte et M.Z.A
R. LOUZON.