Article paru dans Jeune Taupe, n° 24, janvier-février 1979, p. 6-8.
Depuis un mois, les médias ont consacré plus de temps et de pages à l’Algérie qu’ils ne l’avaient fait en quinze ans de régime boumédienniste. L’Algérie, cette nation « progressiste » était alors un sujet tabou, pour la droite comme pour la gauche, et dont on ne parlait qu’à l’occasion de ses rodomontades internationales (affaire du Sahara, nationalisation du pétrole, etc…). Le chef d’Etat algérien, le colonel Houari Boumédienne, s’en va doucement mais sûrement et l’on s’aperçoit qu’il ne laisse pas une situation florissante derrière lui tout comme l’on est « choqué » de voir une population pour le moins indifférente au spectacle de la survie artificielle de « son » ex-Raïs, attendant avec curiosité que les cardinaux du « conseil de la révolution »désignent le nouveau pape de l’Algérie.
Touchée par la crise comme le reste de la planète, l’Algérie offre le visage d’une économie déséquilibrée, de surcroît confrontée à un énorme problème démographique. A cause de la croissance très rapide de la population, la majeure partie d’entre elle (60%) a moins de vingt ans. Cette poussée démographique se situe dans une situation qui est loin d’être triste (!) : cherté de la vie, inflation, fort taux de chômage et maigres salaires pour les classes laborieuses (ouvriers, petits employés et paysans pauvres). La principale cible de ce chômage est justement la jeunesse, ce qui explique les tentatives de nombreux jeunes pour quitter l’Algérie, principalement vers la France, qui de son côté projette de renvoyer 100.000 travailleurs algériens d’ ici la fin 1979.
L’HÉRITAGE DE BOUMEDIENNE : UN CADEAU EMPOISONNE
La situation économique est typique de ces jeunes capitalismes d’Etat ambitieux, désireux de se faire une place sur le marché mondial :
– une forte industrialisation, hautement technique et concentrée dans quelques régions, caractérisée par le « montage » – quasiment clés en main – d’usines ultra-modernes employant une main-d’oeuvre très qualifiée et restreinte, mais ayant paradoxalement une productivité plus que faible, de l’ordre de 30% des capacités normales. Ainsi à Annaba (1), la durée effective du travail est-elle de trois heures par jour. Ces industries de pointe, quasiment concentrées sur le secteur pétrolifère (95% des exportations de l’Algérie), correspondent aux besoins des grandes métropoles impérialistes, pratiquement les uniques acheteurs (2), et à la volonté de la bourgeoisie nationale (et plus spécialement de sa fraction étatiste) d’accumuler le plus rapidement possible un capital en devises et de se faire une place au soleil en diversifiant le plus possible ses sources d’approvisionnement et de ventes (ainsi le premier client dans les échanges pétroliers est les Etats-Unis et le second la R.F.A.).
Il ressort de cette situation que les deux principales sources de devises de l’Algérie sont le pétrole et les travailleurs émigrés. Ceci n’empêche d’ailleurs pas l’Algérie de subir un fort endettement extérieur, en effet très souvent les investissements prévus dans les plans sont nettement inférieurs aux objectifs de ces plans.
– une crise agraire et un dépérissement du potentiel agricole.
La production en blé de l’Algérie est pratiquement égale à celle des premières années de « l’indépendance » (18 M de quintaux aujourd’hui pour 20 hier), alors que la population a quasiment doublé. L’Algérie dont le potentiel agraire était l’un des plus « prometteurs » de l’Afrique du nord est aujourd’hui totalement dépendante quant à son approvisionnement alimentaire, particulièrement en blé – aliment de base. La pseudo-réforme agraire n’a pas plus réglé le problème des campagnes en Algérie qu’elle ne l’a réglé ailleurs. Les ouvriers agricoles et les petits paysans, écœurés (3) et surexploités quittent les campagnes (4) pour les villes, y cherchant un travail hypothétique et finalement formant dans celles-ci des bidonvilles, développant une importante couche de miséreux vivotant de petits travaux (lumpen-prolé tariat), créant des situations aux conséquences explosives , L’Etat limite ces risques en maintenant par des subventions les denrées essentielles (sucre, lait, huile, farine et semoule) à bas prix. Pour ajouter à la gravité de la situation alimentaire, signalons que les coûts de distribution des aliments équivalent à 65 % des prix des produits alimentaires. Par ailleurs, cette crise est liée à l’offensive du capitalisme d’Etat qui a franchi un pas de plus en s’intégrant ces circuits autrefois privés et en nationalisant le petit commerce, laissant ainsi un monopole à la bureaucratie et aux grossistes, d’où la pratique à haute échelle de la spéculation et du marché noir.
Boumedienne ne lègue pas seulement une situation économique catastrophique, mais aussi une politique étrangère où les appétits sous-impérialistes de l’Algérie ont plutôt mis celle-ci à mal : perte d’une partie de son crédit en Afrique et conflit du Sahara espagnol avec le Maroc qui sera une dure partie à régler pour ses successeurs. On notera à ce sujet le silence total du Polisario depuis deux mois, qui en dit long quant à son allégeance à l’Etat algérien et à sa soi-disant « autonomie de mouvement ». L’affaire du Sahara espagnol est avant tout un problème algéro-marocain.
DES HÉRITIERS INQUIETS ET DES SIRÈNES DÉMOCRATIQUES QUI SE RÉVEILLENT
« Quand va-t-on le débrancher ? », ainsi s’exprime la population algérienne pour signifier que le « conseil de la révolution » n’a pas encore trouvé de solution et, que par conséquent, il reste divisé quant au successeur éventuel. La situation est évidemment différente de celle de juin 1965. A l’époque le groupe qui prit le pouvoir était constitué depuis longtemps (c’est d’ailleurs lui qui permit à Ben Bella de triompher de ses adversaires en 1962-63), il avait la mainmise sur l’armée et ce fut pour lui une formalité de prendre le pouvoir. L’arbitre, Houari Boumedienne, s’imposa de lui-même, parce que les diverses fractions de la bourgeoisie d’Etat algérienne reconnurent en ce colonel le « Bonaparte » qui seul pouvait assurer un « développement » et la sécurité à cette bourgeoisie qui « en avait marre » du jeu de balancier d’un Ben Bella, peu rassurant. Aujourd’hui, l’arbitre quitte le terrain, mais les joueurs restent et doivent continuer la partie. La constitution stipulait bien que le successeur devait être nommé par le président en exercice, autrement dit le colonel Boumedienne. Ce croyant devait être loin de penser que dieu allait le rappeler à ses côtés ! De là découle la situation cocasse d’une institution de droit ne pouvant nommer son successeur et d’une institution de fait, le conseil de la révolution (5), qui doit choisir celui-ci, en son sein naturellement.
Pour se rendre compte de l’inconfort de la situation léguée par le colonel Boumedienne, certains signes ne trompent pas. Ainsi en est-il du fourmillement policier à Alger, plus qu’inhabituel. Crainte d’un coup d’Etat ? Mais encore plus caractéristique est l’affaire du largage d’armes, en Kabylie, par un soi-disant Hercule C130 marocain, qui donne la mesure de l’inquiétude du gouvernement algérien. Cette histoire, aux multiples points d’interrogations, n’est pas sans évoquer une affaire montée par l’Etat algérien, afin de provoquer un rassemblent national autour de lui. Tablant sur le « patriotisme de la population » et le mythe de la « révolution algérienne » menacée par « l’héréditaire ennemi marocain » (6), lançant des appels à la vigilance, l’Etat, passablement discrédité par sa gestion et par la lenteur à trouver un remplaçant (ce qui évidemment ne tend pas à calmer la situation), espère par ce biais mobiliser et faire patienter la population nerveuse. A ce sujet, on peut poser la question de savoir si dans un moment plus critique l’Etat algérien irait jusqu’à provoquer la monarchie chérifienne. Si cette solution n’est pas à éliminer, elle semble pour le moins, actuellement, improbable, d’autant plus que le gouvernement algérien minimise l’affaire du largage d’armes, « au caractère limité ». Cette.question montre parfaitement jusqu’où l’Etat algérien peut aller et en même temps jusqu’où il ne peut pas aller ; car en dehors de l’aventure aux conséquences imprévisibles que peut représenter une guerre avec le Maroc, la situation sociale intérieure s’est largement dégradée. Il y a eut les émeutes d’Alger à la sortie d’un match de football en juin 1977, et la même année celles de Aïn-Beida dans les Aurès. Mais surtout, il y a une revitalisation des luttes ouvrières, avec des orientations radicales (7), même si jusqu’ici c’est surtout l’aspect « revendications économiques » qui prime encore. On peut dire que depuis plus de trois ans, la combativité ouvrière n’a cessé de se développer. Cette réémergence des luttes de classe est une hypothèque sérieuse pour la bourgeoisie algérienne qui devra tenir compte du danger prolétarien comme le fit Sadate en Egypte. Comme ils le firent durant les deux premières années de l' »Algérie indépendante » (1962-63), les travailleurs réoccupent de nouveau le devant de la scène. Mais pour s’autonomiser effectivement de toute tutelle bourgeoise, le prolétariat devra se méfier des sirènes démocratiques qui, à l’annonce de la vacance du pouvoir, ont fait entendre leurs chants de toute part.
L’opposition en exil (l’autre est en prison !) se réveille soudain et voit là une occasion, depuis longtemps espérée, de réapparaître sur la scène politique et de se faire connaître d’une population qui le plus souvent ignore jusqu’à son existence et le nom de ses leaders… chevaux de retour de la guerre dite de libération nationale (8) et du régime de Ben Bella.
A première vue, les diverses tendances de l’opposition semblent se différencier par leurs objectifs et leurs stratégies. Mais Hocine Aït Ahmed, leur « chef historique » recherche un consensus national et prime un « gouvernement intérimaire » qui prépare les élections d’une assemblée constituante, gouvernement où figureraient ceux qui « au pouvoir se rendent compte » (qu’il faut que ça change !). Le P.R.S. (9) et son leader, Mohamed Boudiaf, autre « chef historique », dans un plan en cinq points (10) « appelle tous les algériens épris de libertés, les intellectuels honnêtes, les travailleurs (ouvriers et paysans) conscients de l’avenir du pays, les femmes qui désirent lutter pour changer leur condition, ainsi que les groupes culturels, sportifs (sic) ou politiques, les militants syndicalistes, les militants révolutionnaires, à mener une campagne énergique en vue de créer un courant d’opinion favorable à une solution démocratique de masses qui garantissent « toutes les libertés et œuvrent à un « pacte national ». Ici, il n’est plus question de pactiser avec le « clan d’Oujda » au pouvoir.
Un peu plus à « gauche », des membres de l’ancienne « gauche » du F.L.N. (Harbi, Zahouane) s’adressent aux travailleurs algériens, prônant le « socialisme autogestionnaire », et appellent les mêmes travailleurs à se regrouper autour des syndicats pour en « chasser les bureaucrates serviles » (évidemment !) sans « séparer le combat économique de classe du combat politique pour la démocratie », mais en créant des « comités pour la convocation d’une assemblée constituante, étape indispensable sur la voie du socialisme autogestionnaire ».
Quels que soient les buts et les moyens différents qui caractérisent ces oppositions, elles se retrouvent toutes sur le mot d’ordre, transitoire pour les uns, de « libertés démocratiques » et « élection d’une constituante ». Ces mots d’ordre peuvent certes avoir un certain impact dans un pays où domine l’étouffement de la vie à tous les niveaux. Mais ce qui est aujourd’hui à l’ordre du jour, ce n’est pas la « démocratie » et l' »assemblée constituante », mots d’ordre passe-partout qui figuraient, depuis plus de cinquante ans, dans le programme de tous les partis nationalistes et même en 1962. Ce programme a été condamné par les nécessités de l’évolution du capitalisme dont la dictature économique sur les travailleurs se conjugue avec la dictature politique, surtout dans les Etats économiquement faibles. Dès lors, la seule perspective qui apparaît aujourd’hui à même d’en finir avec toutes ces situations, avec le Capital qu’il prenne une forme « dictatoriale » ou « démocratique », c’est celle de la révolution communiste. Si certaines franges du prolétariat algérien ont commencé à s’engager dans cette voie, il faudra que celui-ci passe de l’affrontement avec les syndicats à celui contre l’Etat. S’il fallait aujourd’hui créer des comités de base en Algérie, ce ne serait pas pour appeler à « l’assemblée constituante » bourgeoise, mais à la lutte de classe et à l’auto-organisation des travailleurs.
LES CITATIONS DES ILLUSTRATIONS SONT EXTRAITES DE L’OUVRAGE « CITATIONS DU PRESIDENT BOUMEDIENE »
Notes :
(1) Troisième grand port algérien.
(2) Ainsi la société américaine El-Paso a-t-elle acheté l’équivalent de dix années de production du gaz algérien. Un deuxième contrat passé en 1977, mais non encore définitif, appelé El-Paso II, prévoit que l’Algérie livrera pendant 20 ans, à partir de 1981-82 10 milliards de m3 de gaz.
(3) Le petit paysan ne peut vendre sa production qu’aux coopératives d’achat étatisées, celles-ci payant avec un grand retard.
(4) D’où la récupération des terres par de nouveaux gros propriétaires.
(5) Non reconnu par la constitution algérienne.
(6) Cela est pour le moins amusant quand on sait que l’actuelle clique au pouvoir s’est formée sur le sol de cet « ennemi héréditaire », d’où son nom de « clan d’Oujda ».
(7) cf. J.T. n° 16 et 20.
(8) Nous ne ré-exposerons pas ici notre position de principe sur les luttes de libération nationales telle que nous avons pu la développer à plusieurs reprises. On peut se reporter dans ce même numéro à l’article sur les trotskystes et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
(9) Parti de la Révolution Socialiste. Cf. J.T. n° 20 page 17
(10) Paru dans El Jarida n° 21, nov. 78
N. B. Nous avons appris durant la rédaction de cet article que Boumedienne s’était fait définitivement débrancher… ce qui de toute façon ne change rien sur ce qui est dit plus haut. –