Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 376, 24 janvier 1914.
Je voudrais attirer l’attention des révolutionnaires sur un problème, essentiel à mon avis, et qui me semble par trop négligé : c’est celui de l’alimentation publique, spécialement dans les grandes villes, en temps de révolution et immédiatement après.
Pendant longtemps l’idée préconçue d’une surabondance de produits, tant agricoles qu’industriels qu’il suffirait de répartir de façon égale pour que tous en aient une portion de beaucoup supérieure à leurs besoins, eut cours parmi les subversifs et notamment parmi les anarchistes. Devant les magasins regorgeant de denrées alimentaires, l’individu affamé est tout naturellement incliné à croire qu’il y a là une quantité excessive de marchandise et ne songe point aux nombreux meurt-de-faim et innombrables mal nourris entre qui tout cela devrait se répartir — et l’agitateur voit sans doute dans le contraste de la misère et de l’opulence, des ventres-creux et des va-nu-pieds et les entrepôts pleins de marchandises inutilisées, un moyen efficace de propagande.
Je me souviens d’avoir lu qu’une fois la révolution faite, on pourrait demeurer des années sans travailler avant d’avoir consommé les produits accumulés !!!
Or, il est clair que si l’on devait faire la révolution avec des idées semblables, la réorganisation de la production serait remise aux calendes, on consommerait et gaspillerait sans aucune mesure… et l’on irait au-devant d’une catastrophe certaine.
En réalité, la production actuelle est réglée par la puissance d’achat des consommateurs et partant, les produits qui paraissent abondants aujourd’hui parce que !a grande majorité réussit à peine à satisfaire à ses plus impérieuses nécessités, seraient insuffisants lorsque tous auraient un droit égal à satisfaire leurs besoins.
Les réserves sont minimes, car les propriétaires ne laissent produire que ce qu’ils espèrent écouler à un prix rémunérateur ; on voit ainsi que le plus grand dommage imputable au capitalisme n’est pas tant celui de contraindre les travailleurs à entretenir une classe de parasites, comme de créer une pénurie artificielle, limitant la production au point où les capitalistes estiment obtenir un plus large bénéfice.
En somme, il suffirait d’une année ou deux de mauvaise récolte pour qu’il y eût péril grave, qu’une partie de la population sur une partie quelconque du globe meure de faim par insuffisance réelle de vivres.
Si la grève générale expropriatrice, soit la révolution sociale ne doit pas être un mythe, si nous la voulons réellement, et voulons qu’elle donne les résultats désirés par nous, il faudra penser, lorsqu’elle se produira, à user le plus économiquement possible des produits hérités de la bourgeoisie et à organiser immédiatement le travail pour porter la production à la hauteur des nouveaux besoins.
Au fond, sauf erreur, la raison pour laquelle d’aucuns repoussent mes observations sur la nécessité, au jour de la grève générale expropriatrice, de proscrire comme moyens de lutte l’abandon des étables, le refus de faire les semailles ou la récolte, ou d’autres actes susceptibles de compromettre l’alimentation du peuple, c’est qu’ils craignent que la prise en considération de ces observations paralyse les travailleurs des champs dans les luttes transitoires qu’ils entreprennent, en leur enlevant, dans l’intérêt d’une hypothétique insurrection future, les meilleures armes dont ils disposent à présent pour atteindre le patronat.
Et s’il en était ainsi, je serais vraiment navré d’avoir émis ces objections, car je ne voudrais à aucun prix, avec la peur du lendemain, étouffer les ardeurs d’aujourd’hui.
Mais il n’en est point ainsi.
Dans une grève générale limitée à une région relativement petite et faite pour des améliorations partielles, les meilleurs moyens sont ceux qui portent le plus grave préjudice aux patrons et peuvent plus rapidement les contraindre à céder. C’est à ceux de l’endroit, à ceux qui sont engagés directement dans la lutte, à juger de la meilleure tactique à employer dans la circonstance sans se préoccuper d’autre chose.
Mais si le mouvement s’étend et en attendant change de caractère et donne l’espoir d’aboutir à l’insurrection, de nouveaux éléments entrent en jeu et parmi ceux-ci, en premier lieu la nécessité de ne pas compromettre les approvisionnements.
Je comprends que des travailleurs puissent, dans la lutte contre un patron ou un syndicat de patrons, arracher les vignes, tuer le bétail ou incendier la moisson mûre dans une parcelle de terrain ; mais conseiller, dans un mouvement général, la destruction en grand des récoltes et le massacre du bétail serait sûrement une impardonnable folie.
II ne s’agit pas, comme on pourrait le prétendre, de ne pas se refuser à ensemencer la terre, à récolter ses produits, à soigner le bétail, uniquement parce que si la grève générale devait se muer en insurrection, nous n’aurions plus de vivres du fait de la récolte non obtenue. II s’agit de ne pas adopter, pour la grève générale, une tactique qui ne saurait convenir qu’aux grèves ordinaires.
Évidemment, il n’est pas possible de prévoir les diverses circonstances qui peuvent se produire et les façons variées pour arriver à l’insurrection. Mais il est utile, nécessaire d’examiner, à l’avance les divers problèmes à résoudre.
Étudions les modes de destruction — et je suis le premier à déplorer que ces études aient été négligées.
Mais étudions aussi le moyen de conserver ce qu’il serait préjudiciable de détruire.
Errico MALATESTA.