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André Laude : Présence d’Albert Camus

Article d’André Laude paru dans La Révolution prolétarienne, n° 156, janvier 1961, p. 22

Il y a un an mourait absurdement Albert Camus, fauché en pleine gloire et en pleine vitalité. « Mon œuvre ne fait que commencer » se plaisait-il à dire dans les derniers mois qui précédèrent l’accident, cette véritable ruée vers le royaume des ombres. Et depuis la plaie demeure toujours ouverte en nous ; et depuis nous sommes orphelins d’une lumière qui nous aidait, aux plus sombres instants, quand le monde écumait de violence, de haine, à retrouver la lucidité et l’amour de la vie nécessaire pour ne pas s’enliser irrémédiablement dans le marasme.

Plus que tout autre écrivain de sa génération, Camus a été pour nous – et là je parle, sans me tromper, je crois, au nom de ceux qui sont nés autour des années 1930-1935 – non seulement un « maître à penser » mais aussi, et surtout, un grand frère qui comprenait nos espoirs, nos doutes, nos tragédies, et qui s’en faisait, avec courage et flamme, l’interprète.

Nous, qui apprîmes à vivre dans un décor de ruines, de raids aériens, de souffrances innombrables, nous trouvions dans l’Etranger l’expression même de notre désarroi, de notre sentiment « absurde » face au monde et aux individus, de notre révolte aussi. Car c’est là que Camus prenait pour nous toute son importance. C’est qu’il opposait un refus vibrant à l’oppressante laideur dont nous étions cernés. Se refusant à un optimisme facile et à l’aveuglement, il n’en rejetait pas moins l’idée de sécession totale avec les hommes que certains de ses contemporains recommandaient. Si Camus ressentait dans sa chair comme dans son esprit l’absurde d’une société où les mots les plus exaltants recouvrent les réalités les plus sordides, où les plus purs et désintéressés élans sont quotidiennement bafoués, il n’en arrivait pas pour autant à la nausée, au néant. « Le monde où je vis me dégoûte mais je me sens solidaire de ceux qui y vivent », disait-il encore. Camus ne désespérait pas de l’homme, chair et sang, tout en dénonçant, comme truquées et néfastes, certaines entreprises prétendument menées pour libérer l’homme de ses chaînes sociales et spirituelles. De jour en jour Camus définissait un humanisme conscient et fervent, fidèle avec ténacité à quelques valeurs primordiales qu’on ne saurait ignorer ou trahir, si l’on se donne pour ambition de bâtir la terre des hommes.

Pour combattre le mal de l’absurde qui hantait son être, Camus avait trouvé en sa terre natale, la terre algérienne, le meilleur remède. Nous ne ferons pas l’injure aux lecteurs de rappeler ici certaines pages, parmi les plus rayonnantes et pétries de chair et de sang qu’il a vouées à cette passion. Qui ne garde au cœur l’éblouissement de couleurs et d’odeurs contenues dans Noces, prestigieux cantique qu’un jeune homme adresse à sa bien-aimée, qui n’a pas en mémoire certains passages d’Actuelles, où la connaissance du malheur tempère le délire juvénile ?

Camus était en vérité avide des plaisirs que la terre peut donner, plaisirs où nage, marche, danse côtoient l’amitié, le travail, le sens des responsabilités. Camus était attentif aux autres. Il suffit de lire à la suite le numéro que la N.R.F. lui a consacré, et celui de la revue Témoins, pour réaliser jusqu’à quel point Camus, sans changer de peau ni de langage, savait se faire chérir des intellectuels et des ouvriers. Je pense même que Camus avait besoin de cette tendresse courtoise et franche. C’était un homme qui avançait sans masque. J’ai dit que Camus était attentif aux autres, cela se sent par exemple dans l’attention qu’il n’a cessé de porter au théâtre, au personnage du comédien qui devait, par le pouvoir de métamorphose, lui apparaître comme un être d’exception. Non seulement il a écrit avec Caligula, les Justes, quelques-unes des plus marquantes œuvres contemporaines destinées à la scène, mais il a accompli une véritable carrière d’adaptateur et de metteur en scène, dont les maîtres en ce domaine ont témoigné de l’importance.

Est-il besoin de rappeler aussi la passion de Camus pour la Liberté ? Nulle juste cause à qui il ait refusé son temps d’homme et son prestige, nul innocent en péril qui n’ait eu en Camus un défenseur, un camarade. L’Espagne qui le fascinait et, l’Algérie dont il était l’enfant solaire n’arrivaient pas à se partager son cœur, à épuiser toutes ses ressources. Il n’avait que mépris pour les pâles apôtres et les faux Christs. S’il fut avec les insurgés de Budapest c’est au nom du socialisme démocratique que ceux-ci défendaient, poitrine nue, face aux tanks russes et il fustigea, pour notre joie, la cohorte des aboyeurs salariés qui souhaitaient plus ou moins remettre à la tête de la Hongrie un triste rejeton d’Horthy et qui, dans la confusion générale, affichaient impunément l’étiquette de démocrates. Albert Camus nous fut dérobé alors que son œuvre ne cessait de prendre l’amplitude des quelques grandes voix auxquelles les hommes de quelque civilisation qu’ils soient se réfèrent et le poids de l’éternité. La douleur est d’autant plus longue à guérir que de pareilles voix sont rares et que nous en avons plus que jamais besoin. Si l’homme de chair et de sang nous échappe il nous reste une poignée de livres brûlants. Consolation immense et faible à la fois. Il nous appartient dorénavant de sauvegarder ce message, de le défendre contre toutes les annexions possibles dont l’histoire abonde, de le répandre, et d’essayer, avec humilité et patience, de ressembler à cet homme digne de se regarder dans un miroir sans fermer les yeux, à cet homme que Camus appelait depuis qu’il était sorti du paradis des plages et des sables.

André LAUDE.

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