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Joseph Gabel : Le concept d’aliénation politique

Article de Joseph Gabel paru dans la Revue française de sociologie, 1960, I, p. 454-464

Avant d’être un domaine de recherche, l’aliénation politique est un problème. Ce problème est lié à l’ambiguïté du concept même d’aliénation qui signifie deux choses différentes selon qu’il en est fait usage dans un service hospitalier psychiatrique ou dans un groupe d’études marxiste. Il y a l’aliénation des cliniciens et l’aliénation des tenants des systèmes philosophiques dialectiques. A priori, une conception synthétique est possible mais elle n’a pas été tentée de façon systématique (1). Jusqu’à la preuve du contraire ce sont donc là deux concepts indépendants, désignés de façon assez dangereuse, par un vocable unique.

A ce dualisme de la terminologie philosophique répond un dualisme de phénomènes de psychologie politique ou collective. D’une part nous avons des formes de prise de conscience déréalistes et de comportements collectifs pathologiques dont l’actualité d’hier offre une profusion d’exemples. Il nous suffit de citer l’étude déjà ancienne de Marcel Boll : La logique et sa caricature dans les questions actuelles (2) sans parler du livre bien connu du docteur Gustave Le Bon (3). Dans les publications anglo-saxonnes on rencontre parfois une expression caractéristique, schizoid approach dont un exemple est offert par la perception raciste du membre de la race dite « inférieure » bien étudiée par Adorno (4). Rien ne nous empêche de réserver à ces « troubles de la psychologie collective » la dénomination d’aliénation politique, mais il faut bien se dire que l’aliénation ainsi comprise n’a alors rien de commun avec le concept marxiste. Ce ne serait d’ailleurs qu’un mal supportable. Le plus grave est que le concept politique ainsi défini risque de partager l’imprécision du concept clinique qui désigne pêle-mêle tous ceux qui sont devenus « étrangers à leurs semblables » concept dont certains aliénistes ont eux-mêmes tendance à se détourner. De plus parler d’aliénation politique à propos de phénomènes décrits il y a assez longtemps sous le nom de « psychologie des foules » , c’est substituer une étiquette ambitieuse à une autre plutôt que de faire accomplir un véritable progrès à la connaissance.

Inversement on peut prendre pour point de départ le concept marxiste bien défini de l’aliénation et faire abstraction de la dimension clinique du terme. Tel est le cas du livre bien connu de J. Y. Calvez qui consacre précisément un chapitre substantiel au problème de l’aliénation politique (5). Il ne saurait être question de critiquer ici un ouvrage dont la valeur est reconnue, ni d’examiner dans les détails sa conformité avec la pensée de Marx. Mais il n’est pas besoin d’être psychiatre pour ressentir une certaine insatisfaction devant une théorie de l’aliénation politique qui ne contribue en rien — pour ne citer qu’un exemple — à notre compréhension de l’idéologie nazie, authentique système délirant. En somme chez Calvez le problème de l’aliénation politique est traité sur le plan de l’histoire des idées. Or, parler d’aliénation politique dans une perspective exclusivement historique est quelque peu contradictoire dans les termes.

Il y a donc là un véritable dilemme. Ou bien, traiter le problème dans l’optique exclusive de l’aliéniste, et la théorie de l’aliénation politique court alors le risque de se révéler peu enrichissante. Ou bien, au contraire, faire sienne l’optique marxiste, et se résigner à une position purement historique du problème sans valeur opérationnelle pour l’actualité. Seule la mise en évidence d’une dimension commune aux deux formes de l’aliénation peut permettre d’échapper à ce dilemme. Autrement dit, la constitution d’une théorie générale de l’aliénation est le préalable d’une position scientifique du problème de l’aliénation politique.

Nous nous proposons d’aborder cette question sur la base de la théorie de l’aliénation implicite dans Histoire et conscience de classe (6). Condamné pendant longtemps au sort de « livre orphelin », l’ouvrage de G. Lukàcs est maintenant bien connu. Il nous suffira donc de rappeler ici deux faits nécessaires pour la compréhension des développements ultérieurs. Le premier est l’importance notoire des processus de réification (chosification, Verdinglichung) dans l’univers de l’aliénation du travail humain tel que le décrit Lukàcs. Le deuxième c’est ce que, dans notre contribution personnelle au problème de la psychopathologie de la schizophrénie (7), nous avons essayé de caractériser comme un « syndrome réificationnel », c’est-à-dire comme un phénomène clinique homologue à ce qu’est la conscience réifiée chez Lukàcs ou H. Lefebvre.

Une autre dramatis persona dont le concours ne saurait être récusé ici est la catégorie de la fausse conscience. Le problème de la fausse conscience a toujours occupé une place importante dans l’effort théorique du marxisme « ouvert ». Et cependant cette catégorie n’a jamais fait l’objet d’une définition précise pas plus que n’ont été dégagés de façon exacte ses rapports avec l’idéologie, ni sa place exacte dans les processus d’aliénation en général. Cette circonstance nous donne le droit de prendre pour point de départ une définition arbitraire, quitte à attendre que la démonstration de sa valeur opérationnelle confirme cette définition. Nous proposons donc la définition provisoire suivante : La fausse conscience est une forme de prise de conscience déréaliste et dépersonnalisante due à une dégradation de la qualité dialectique de l’expérience. C’est une conscience réifiée et réifiante car l’univers de la réification est en même temps un univers antidialectique. La fausse conscience est enfin une forme de conscience de structure schizophrénique. Ceci ressort de nos recherches personnelles sur le rôle des processus de réification en psychopathologie (8) ; nous essayerons d’y apporter une preuve complémentaire en étudiant certains aspects de ce parallélisme socio-psychiatrique. C’est donc au phénomène de fausse conscience dans ses aspects variés que devrait être réservée la dénomination d’aliénation politique ; la conscience politique aliénée est essentiellement la fausse conscience.

Le nombre de problèmes soulevés par l’étude de la fausse conscience est considérable (9) ; les dimensions de la présente étude nous interdisent de les envisager dans leur totalité. De plus, fondée en partie sur des travaux personnels peu connus (et partiellement inédits), notre manière initiale de poser le problème peut paraître dogmatique pour ne pas dire arbitraire. Nous n’envisagerons ici qu’un seul aspect de la question : le parallélisme psychosociologique que nous pouvons mettre en évidence entre fausse conscience et schizophrénie clinique. Même restreint de cette façon, le sujet n’en demeure pas moins vaste. Nous commencerons par la confrontation de certaines conceptions théoriques avec quelques textes classiques. La valeur objective des résultats de cette confrontation mesure la légitimité du point de départ apparemment arbitraire de notre étude.

Aliénation du travail chez Marx et processus ďobjectivation dans la schizophrénie

Marx a consacré, en 1844, une étude — en réalité une esquisse géniale — au « travail aliéné ». Parue dans le volume III de l’édition Rjazanov, elle a été traduite par Maximilien Rubel dans le n° 8 de la Revue socialiste, en 1947. Dans ce texte de jeunesse, nous lisons ceci :

« Le produit du travail, c’est le travail qui s’est fixé dans un objet, qui s’y est objectivé. C’est l’objectivation du travail. La réalisation du travail, c’est son objectivation. Cette réalisation du travail apparaît, dans la situation de l’économie politique, comme la non-réalisation de l’ouvrier. L’objectivation apparaît comme la perte et la servitude de l’objet et son appropriation apparaît comme une aliénation, comme une dépossession. »

Et plus loin, dans le même texte : « Mais l’aliénation ne se montre pas seulement dans le résultat, mais aussi dans l’acte de la production, à l’intérieur de l’activité productrice elle-même. Comment l’ouvrier pourrait-il autrement s’opposer comme un étranger au produit de son activité s’il ne se dépouillait pas de son individualité dans l’acte même de la production… »

Les lecteurs de Lukàcs peuvent se rendre compte que le texte en question contient quelques-uns des thèmes essentiels d’Histoire et conscience de classe (10).

En 1949 — c’est-à-dire un siècle après la parution du texte de Marx — le psychiatre suisse Jacob Wyrsch publie son ouvrage La personne du schizophrène (11). J’insiste de propos délibéré sur l’importance de l’écart temporel. Il semble en effet que, dans leurs analyses des différents aspects de l’aliénation, Marx et Engels ont mis en évidence quelques-uns des mécanismes dont la recherche proprement psychiatrique n’aura entrevu que bien plus tardivement l’importance. C’est, on le sait, l’une des ambitions permanentes de la psychopathologie de découvrir un « trouble fondamental » (Grundstörung) qui, en permettant la déduction par une démarche logique des symptômes d’une affection mentale, doit, du même coup, permettre d’asseoir de façon concrète son individualité. Selon Wyrsch, ce trouble fondamental consiste en l’objectivation (Vergegenständlichung) des contenus de conscience. C’est le phénomène hallucinatoire, dira-t-on ; or tous les schizophrènes n’hallucinent pas. Selon Wyrsch, pour tout schizophrène l’ « existence-dans-le-monde » possède une « structure hallucinatoire », même pour celui qui, en fait, n’hallucine pas (12). De son côté, le psychiatre français Paul Balvet a tenté de montrer dans sa thèse de 1936, que le tableau clinique de toute schizophrénie comporte un élément de dépersonnalisation. Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans l’examen critique de ces théories. Ce qui importe dans le contexte de notre présente étude, c’est que deux éléments fondamentaux de l’aliénation schizophrénique — objectivation et dépersonnalisation — se retrouvent dans un texte centenaire consacré par Marx à l’aliénation du travail humain.

Identification antidialectique dans les mécanismes de la fausse conscience et de la schizophrénie

Comme deuxième élément de cette confrontation citons la fausse identification, ce « truc essentiel qu’emploient les théories antidialectiques… : une identification injustifiée de données contraires et différentes » (13).

Une fausse identification typique est cristallisée par exemple dans l’expression « judéo-bolchevisme » . Deux données sans lien entre elles sont intégrées dans le même concept sur la base de leur « opposition » commune au germanisme, centre logique de l’univers d’après le postulat implicite de l’idéologie nationale-socialiste. L’égocentrisme collectif (ethnocentrisme) se manifeste sur le plan logique par une prolifération de cet appétit d’identité de l’esprit humain qu’évoque, entre autres, J. Y. Calvez (14). Il en résulte, comme nous le verrons plus loin, une déchéance de la qualité dialectique de la prise de conscience politique.

La fausse identification n’est l’apanage d’aucune idéologie. C’est une structure logique qui apparaît avec une certaine régularité dans les périodes de tension ou dans les collectivités fermées, repliées sur elles-mêmes, « autistes » comme on dirait en psychiatrie, qu’elles soient de gauche, de droite, voire apolitiques. Ainsi le mécanisme qui est à l’origine de l’expression « social-fascisme » est exactement identique à celui qui sous-tend le terme « judéo-bolchevisme ».

La fausse identification est avant tout une démarche antidialectique. Elle implique la dissociation obligatoire de la totalité concrète des situations historiques : la présence d’une relation privilégiée dans les processus de conceptualisation sociocentrique fait comme éclater ces totalités. Comparer le trotskisme au nazisme c’est ne retenir, de l’ensemble complexe des relations qui les caractérisent, qu’une seule, celle précisément qui les lie au centre logique de l’univers politique ; la totalité dialectique concrète des données en jeu ne saurait survivre à une telle démarche. Lorsque les termes de la fausse identification sont distants dans le temps un autre élément de la nature anti-dialectique de ce procédé se fait jour ; en effet l’identification implique dès lors un arrêt de la temporalisation historique.

La fausse identification est enfin une démarche déréaliste ; elle est à ce titre un aspect de l’identification aliénante dont parlent les psychiatres. Comparer Ben Gourion à Hitler ou parler de la franc-maçonnerie comme d’une variante de l’idéologie communiste (alors que tout le monde sait que la maçonnerie est interdite en Russie) comporte un tel degré d’éloignement de la réalité qu’il est nettement du ressort de la pathologie.

Retrouvons maintenant l’aliénation clinique. Le rôle de l’identification en pathologie constitue un chapitre immense. Il nous faut délibérément négliger ici l’aspect psychanalytique de ce problème dont les premiers jalons ont été posés par Freud lui-même dans son étude classique « Psychologie collective et analyse du Moi » (15). L’identification épistémologique — celle qui est centrale dans l’œuvre d’Emile Meyerson — possède, elle aussi, une dimension psychopathologique à l’étude de laquelle se sont attachés E. von Domarus, Vigotsky, J. Berze et, plus récemment, Silvano Arieti et nous-même. Voici donc le résumé très sommaire de la conception de Silvano Arieti exposée dans de nombreux articles s’échelonnant de 1947 à 1952 et synthétisée dans une monumentale Interpretation of Schizophrenia parue en 1955 (16). Arieti se base sur une loi qu’il appelle « loi de von Domarus » , et qui régit le fonctionnement de l’intelligence régressée au niveau paléologique, autrement dit celle des schizophrènes. Cette « loi de von Domarus » stipule que si les normaux identifient sur la base de l’identité des sujets, le paléologicien, lui, identifie sur la base de l’identité des prédicats (17). Un malade d’Arieti a eu autrefois des ennuis sentimentaux avec une jeune fille blonde nommée Lilian ; désormais pour lui, toute blonde = Lilian. Cette loi de von Domarus possède des prolongements en dehors du domaine proprement dit de la conscience morbide, par exemple le symbolisme des rêves en serait, à en croire Arieti, tributaire. Ce qui importe davantage pour notre sujet, c’est que cette loi possède un prolongement dans le domaine de l’aliénation politique. Tous les vocables en « anti… » si fréquents dans le langage politique des périodes de tension (anticommunisme, antifascisme, activités antiaméricaines, et voire même le terme antisémitisme) reposent sur de fausses identifications conformes à la loi de von Domarus. On identifie sur la base de l’identité d’un prédicat, et d’un prédicat privilégié choisi en fonction des critères d’un système politique ou ethnique privilégié. La paléologique est donc une logique identificative à base égocentrique (18).

L’exemple de ces concepts politiques (ou plus exactement polémiques) en « anti… » comporte encore un autre enseignement. Ces concepts expriment, d’une part un certain degré d’agressivité et, d’autre part ils favorisent l’identification antidialectique en vertu précisément de la loi de von Domarus. Or, — c’est un thème bergsonien assez élémentaire — l’identification est corollaire de spatialisation, soit que la prédominance de la fonction identificative spatialise le temps, soit inversement que la prévalence de la dimension spatiale facilite la démarche identificative. Nous avons là une chaîne causale — ou plutôt un enchaînement d’interrelations dialectiques — que l’on peut résumer dans un schéma dont l’ordre de succession est bien entendu réversible : agressivité < — > (fausse) identification < — > spatialisation. L’existence d’un lien entre espace et agressivité n’est pas une découverte récente. Elle a été entrevue dans l’optique de leurs spécialités respectives par des psychanalystes, par des psychiatres, par des sociologues (19). Il convient d’ajouter que le processus de réification dans Histoire et conscience de classe comporte de son côté une rupture de l’équilibre spatio-temporel de l’expérience, comme nous aurons l’occasion de le montrer plus loin. Or, l’un des enseignements de l’enquête d’Adorno sur la personnalité autoritaire est que l’agressivité ethnocentriste (le racisme antinoir) aboutit à une perception réifiée de l’adversaire racial. Le parallélisme socio-psychiatrique se précise ainsi et tend à déborder la sphère des constatations empiriques ; on entrevoit l’esquisse d’une loi. D’une part, dans les idéologies politiques, la fausse identification a pour corollaire la dissociation des totalités concrètes et la déchéance de la fonction structurante (on ne saurait penser à la fois de façon dialectique et non-dialectique). D’autre part, dans la phénoménologie de la pensée délirante, l’obsession de l’identité logique (ou si l’on veut, la paléologique identificative d’Arieti) a comme corollaire une déchéance de la capacité structurante de l’intelligence qui est une capacité dialectique. Ce dernier point est mis en évidence par de nombreux théoriciens de la schizophrénie, par les mêmes d’ailleurs que ceux qui ont insisté sur les troubles de la fonction identificative : K. Zucker, L.- Bender et, parmi les auteurs d’orientation psychanalytique, Géza Roheim et Gisèle Pankow (20).

Je passerai rapidement sur deux autres conceptions théoriques, œuvre d’auteurs de réputation mondiale. Le résumé de leurs idées sera plus que sommaire et la confrontation se bornera ici à celle des textes :

Le psychiatre de Kreuzlingen, L. Binswanger, est comme on le sait, le fondateur de l’école d’analyse existentielle Daseinsanalyse. Son oeuvre, touffue et profonde, est écrite dans une langue puissamment poétique et — comme cela arrive assez souvent aux œuvres de cette sorte — non exempte d’une certaine confusion jointe à un certain verbalisme. De ses travaux, dont l’essentiel a trait au problème de la schizophrénie, nous retiendrons deux éléments importants : la temporalisation (Zeitigung) et sa déchéance pathologique ; et une notion bien connue des marxistes : la « praxis ». Binswanger est par excellence le psychopathologiste de la praxis. Quant à l’expression Zeitigung, je la traduis par temporalisation, terme consacré, mais c’est bien plus : il vaudrait mieux dire « jaillissement de la temporalité » (21). Les observations de Binswanger comportent des descriptions remarquables du processus de tarissement de cette faculté de Zeitigung. Ainsi l’analyse du cas de ce raté (22) qui aimerait recommencer sa vie, faire refluer le cours du temps : ceci entraîne la déchéance de tout l’appareil dialectique de son expérience vécue, l’écroulement des structures significatives de son monde propre et en fin de compte, la disparition des barrières protectrices du moi pour aboutir à la perte des limites du Moi et du Monde, phénomène courant dans les délires paranoïdes que les tenants de l’analyse existentielle désignent par le terme de « mondanisation » (Verweltlichung). Autre exemple, le cas de cette femme mariée en dehors de son milieu (23), qui vit déchirée entre deux formes différentes de temporalisation : le temps rapide de sa jeunesse, le temps lent de son nouveau milieu plus conservateur. Dans tous ces cas la dégradation de la fonction temporalisante se trouve au centre du tableau. Car, évidemment, un temps qui « remonte en arrière » , qui coexiste avec un autre temps ou bifurque (comme c’est le cas de la temporalité de la conscience utopique), ne saurait être considéré comme une temporalité authentique, la définition de cette dernière étant précisément de ne permettre ni retour en arrière, ni coexistence avec une autre temporalité, ni bifurcation. Sans entrer ici dans les détails des catégories heideggeriennes qui, précisément dans les questions de l’Ideologieforschung n’ont pas beaucoup de valeur opérationnelle, disons que c’est une forme dégradée de la temporalisation, une temporalité mâtinée d’éléments spatiaux ; c’est donc un temps partiellement spatialisé. En somme, Binswanger révèle — en psychopathologie des états schizophréniques — l’importance de cette crise du sens de la dimension historique de l’existence.

Or la structure de l’aliénation politique comporte un facteur identique. Nous avons vu plus haut que la fausse identification, lorsqu’elle porte sur des données séparées avant tout par un écart temporel., implique le postulat de l’arrêt de temps historique (24). Nous envisagerons ultérieurement quelques autres aspects de ce phénomène d’anhistorisation de la pensée idéologique. Bornons-nous pour le moment à citer un texte de K. Marx : « …nous devrons nous occuper de l’histoire des hommes, puisque l’idéologie presque entière se réduit soit à une conception erronée de cette histoire, soit à une abstraction complète de cette histoire… » (25). Une formulation analogue revient comme un leit-motiv dans Histoire et conscience de classe.

Nous en arrivons enfin à la théorie que le docteur E. Minkowski a exposée pour la première fois dans son livre La schizophrénie paru en 1927. Cette conception introduit trois notions nouvelles dans la problématíque de la schizophrénie : a) la perte du contact vital ; b) le géometrisme morbide ; c) le rationalisme morbide. L’élément fondamental qui sous-tend ces analyses cliniques est ce que Minkowski appelle « la pensée spatiale des schizophrènes » . Binswanger nous a montré le processus de dégradation de la fonction temporalisante. Minkowski nous montre la prévalence morbide de la dimension spatiale du vécu. On est tenté de penser que ces deux phénomènes ne sont peut-être même pas des phénomènes complémentaires, mais tout bonnement le même fait fondamental perçu dans deux optiques différentes. Peut-être cela s’applique-t-il également à la prépondérance de la fonction identificative et au déclin corrélatif de la sensibilité structurelle chez les schizophrènes, dont il a été question plus haut.

A titre de parallèle, voici un passage d’Histoire et conscience de classe : « La temporalité perd dès lors son caractère qualitatif, changeant, fluide ; elle se transforme en un continuum rigide, bien délimité, rempli de « choses » quantitativement mesurables (qui sont les « productions » de l’ouvrier réifiées, objectivées de façon mécanique et détachées de la personnalité humaine totale) elle se transforme en espace. » (p. 101).

Essayons de tirer quelques conclusions d’ensemble de cette confrontation.

L’existence de correspondances précises peut être mise en évidence entre certains aspects de l’aliénation sociale et certaines théories explicatives de la psychose schizophrénique. Ainsi, aux phénomènes d’objectivation et de dépersonnalisation constatés par Marx dans son texte classique sur l’aliénation du travail humain correspondent les conceptions théoriques des docteurs Jacob Wyrsch et Paul Balvet. A la déchéance de la temporalisation chez les schizophrènes correspond la constatation du caractère anhistorique de l’idéologie signalé par Marx. Lukàcs constate la transformation du temps en espace dans le monde de la réification ; Minkowski signale une transformation du même ordre dans le « géometrisme morbide » qui est une variante clinique de la schizophrénie. La pensée idéologique se caractérise enfin par le rôle accru de l’identification antidialectique ayant pour corollaire la dégradation des structures historiques concrètes (totalités). Ce même phénomène double (déstructuration des totalités et prévalence illégitime de la fonction d’identification) a été mis en évidence par divers théoriciens de l’atteinte schizophrénique.

On est conduit par la logique des choses à rechercher un concept général, sorte de dénominateur commun, susceptible d’englober sous une étiquette commune ces données. Ce dénominateur commun est en l’occurrence facile à trouver. Nous pouvons dire en effet — sans trop faire concurrence à M. de la Palice — que le temps naturellement structuré et mouvant, représente une dimension dialectique de notre expérience vécue par rapport à l’espace qui en est une dimension statique, antidialectique. D’autre part les lecteurs, désormais nombreux, d’Histoire et conscience de classe connaissent le rôle capital qu’y joue la catégorie dialectique de la totalité. La prépondérance de la sensibilité spatiale par rapport à la sensibilité temporelle, ou celle de la fonction identificative par rapport à la fonction structurante apparaissent ainsi comme deux aspects de ce que, dans les milieux marxistes, on a l’habitude de désigner par l’expression « pensée non dialectique » . Inversement, la prépondérance de la fonction structurante et celle de la fonction temporalisante représentent deux aspects d’ailleurs inséparables de la démarche dialectique. Nous en arrivons ainsi à la conclusion suivante : la fausse conscience est une forme de prise de conscience dédialectisante à l’échelle collective, le délire schizophrénique est une forme extrême — un « cas limite » — de conscience non-dialectique à l’échelle individuelle.

Ce parallélisme — dont seuls quelques points ont pu être dégagés ici — entre dans le cadre d’une théorie d’ensemble de la fausse conscience dont la présente étude ne constitue que l’esquisse. Nous avons voulu simplement souligner l’importance de la catégorie de la fausse conscience pour une théorie concrète de l’aliénation politique. En tant que forme de prise de conscience déréaliste (sous-dialectique), la catégorie de la fausse conscience garde de solides liens avec l’aliénation des cliniciens ; la permanence de l’élément réificationnel assure sa place dans les processus auxquels les marxistes réservent habituellement la dénomination d’aliénation. Une réponse est ainsi esquissée au dilemme qui a été le point de départ de cette étude.

Docteur J. Gabel,
Centre National de la Recherche Scientifique.


(*) Les thèses contenues dans cet article ont été développées dans une communication faite à l’Institut français de Sociologie, le 20 février 1960.

(1) Notre étude : « La réification. Essai d’une psychopathologie de la pensée dialectique ». Esprit, (10), 1951 pp. 459-482, constitue l’esquisse d’une telle tentative de synthèse.

(2) Paris, Rieder, 1935.

(3) La psychologie des foules. Cf. comme contribution tout à fait récente l’article du docteur Logre « Les troubles de la psychologie collective ». Le Monde du 31-8-60, p. 7.

(4) Adorno et collaborateurs. The authoritarian personality. New York, Harper and Brothers, 1950.

(5) Calvez, J. Y. La pensée de Karl Marx. Paris, Editions du Seuil, 1956, pp. 161-185.

(6) Lukàcs, G. Histoire et conscience de classe. Traduction de K. Axelos et J. Bois. Paris, Editions de Minuit, 1960.

(7) Cf. notre article cité plus haut (note 1) et : « Délire politique chez un paranoïde », Evolution psychiatrique, (2), 1952 pp. 315-326.

(8) Cf. article cité (note 1).

(9) Tel que par exemple la localisation sociale de la fausse conscience et son origine (sa « pathogénie »). Le marxisme « classique » admettait que la conscience prolétarienne était à l’abri du danger de fausse conscience; quant à la fausse conscience de la bourgeoisie, il l’attribuait essentiellement à une psychologie d’intérêts (Interessenpsychologie) plus ou moins consciente. Chacune de ces thèses a besoin actuellement d’être révisée. En particulier le facteur égocentrisme collectif (sociocentrisme) doit à notre sens prendre le pas sur l’Interessenpsychologie comme facteur de dédialectisation de la conscience. Ceci implique un déplacement de la localisation sociale de la fausse conscience qui cesse d’être l’apanage de la classe bourgeoise. Mais c’est là une question que nous ne saurions envisager ici.

(10) Marx parle, dans l’article cité, ďobjectivation (Vergegenstandlichung). Il est cependant certain qu’il s’agit là d’un processus de réification (Verdinglichung) caractérisé ; il est permis de supposer que la terminologie de Marx n’était pas encore au point.

(11) Wyrsch, J. Die Person des Schisophrenen. Berne, 1949. Cf. l’excellent résumé de H. Ey. Evolution psychiatrique, 1951 (1), pp. 181-189.

(12) Cette interprétation de la pensée de Wyrsch nous est personnelle.

(13) Cf. Fogarasi Marxismus és Logika. Budapest, 1946, pp. 70-76 (chapitre sur la « fausse identification »). Ce livre est introuvable, de plus il n’existe qu’en hongrois. J’en ai fait un résumé comprenant de très larges citations dans la Revue socialiste, (32) 1949.

(14) Cf. Calvez, J. Y. Op. cit., p. 100.

(15) Cf. à ce propos, Lagache, D. « Quelques aspects de l’identification ». Bulletin international des Sciences sociales, 7 (1), 1955, pp. 37-46.

(16) Cf. Arieti, S. « Autistic thought ; its formal mechanisms and its relationship to schizophrenia ». Journal of nervous and mental Disease, 1950, pp. 288-303 ; « Special logic of schizophrenia and other forms of autistic thought ». Archives of Neurology and Psychiatry, 1948 ; et surtout : Interpretation of schizophrenia. New York, Robert Brunner, 1955.

(17) Cf. comme exemple de cette « identification paléologique » un malade qui croit que Jésus = boîte à cigares = sexe (! ! !), car chacun des trois est entouré : le Christ par l’auréole, la boîte par le ruban et enfin le sexe par le corps féminin (v. Domarus : The specific laws of logic in schizophrenia).

(18) Nous avons nous-même émis à peu près en même temps qu’Arieti et indépendamment de lui, une hypothèse identique quant au rôle de l’identification épistémologique dans les mécanismes de la schizophrénie, hypothèse fondée sur l’épistémologie d’E. Meyerson (Identité et Réalité) et sur les théories d’E. Minkowski. Cf. notre article « Contribución al problema filosofico planteado por la patologia del simbolismo ». Actas españolas de neurologia y psiquiatria. Madrid, 1946.

(19) Schilder, P. « Psychopathology of space ». International Journal of Psychoanalysis, 1935. Minkowski. Espace, intimité, habitat. Utrecht, Antwerpen, 1954. Zoltowski, V. « La fonction sociale du temps et de l’espace ». Revue d’Histoire économique et sociale, 26 (2), 1947, pp. 1 13-137.

(20) Cf. Zucker, K. « Funktionanalyse in der Schizophrénie », Archiv für Psychiatrie, 1939.
Roheim, G. G. Magic and schizophrenia. New York, 1955.
Pankow, G. « Structuration dynamique dans la schizophrénie ». Revue suisse de Psychologie, suppl. n° 27, Berne, 1956.

(21) Binswanger ne néglige pas le problème de l’espace et les formes de déchéance de l’expérience spatiale (Raümlichung). Nous avons essayé d’établir ailleurs (dans une thèse de lettres en cours de publication) que dans cette question le point de vue de Binswanger est en retrait par rapport à celui de Minkowski. Il ne nous est naturellement pas possible d’entrer ici dans les détails.

(22) C’est le cas « Jiirg Zund » de Binswanger publié dans les Archives suisses de Psychiatrie, en 1947.

(23) Cf. Binswanger, L. « Symptom und Zeit ». Schweizerische medisinische Wochenschrift, juin 1951.

(24) Comparer l’expédition de Suez à la « politique de la canonnière » d’autrefois équivaut à néantiser la fraction de temps historique qui se situe entre les deux et au cours de laquelle la situation respective des partenaires a subi une modification radicale. Cf. aussi la « conception policière de l’histoire » (article de M. Sperber, Preuves, févier 1954), pour laquelle l’histoire serait en quelque sorte la succession des manifestations d’un complot unique extra-historique.

(25) Marx, K. Œuvres philosophiques (trad. Molitor), vol. VI, pp. 153-154 (passages soulignés par nous).

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