Article de Sébastien de Diesbach alias S. Chatel paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 40, juin-août 1965, p. 84-89
Une noire ayant une fonction élevée dans le gouvernement de la Ville de New-York loue les vertus de la limousine avec chauffeur qui fait partie des attributs de son poste : « Sans elle je ne peux pas aller à mon bureau. Quand j’essaie d’entrer à pied dans une enceinte administrative, un policier m’arrête pour me dire ‘Sorry miss, il n’y a pas de manifestation aujourd’hui (no picketing today)’ »
(D’après le New-York Times)
« LA FOULE SOLITAIRE »
par David RIESMAN
« La foule solitaire » se présente comme un ouvrage sur ce que son auteur appelle le caractère social. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu le livre de Riesman (dont la traduction française vient de paraître aux Editions Arthaud) pour savoir qu’il existe selon lui trois types fondamentaux de détermination du comportement : la détermination par les traditions, par soi, par autrui. Or ces trois types représentent chacun un caractère social spécifique : ils apparaissent dans un contexte historique et social précis et assurent, dans les conditions propres à ce contexte, la conformité des individus aux besoins du fonctionnement social. La société, brièvement parlant, produit et impose, selon Riesman le caractère qui lui convient : les énergies les plus diverses sont organisées dans un système unique de répressions et de tolérances, un comportement uniforme est imposé aux êtres les moins semblables, des motivations identiques pénètrent à l’intérieur du domaine réservé de la conscience. Ainsi la détermination par la tradition apparaît-elle comme la motivation essentielle dans les sociétés où le changement est faible sinon nul, et où le fonctionnement social exige la conformité du comportement aux normes qui réglementent rigidement toutes les sphères de la vie. Lorsque ces sphères se trouvent bouleversées par de nouvelles idées et réorganisées autour d’une activité privilégiée, l’activité économique, qui elle-même impose d’autres bouleversements, la tradition n’est plus capable d’assurer l’adaptation de l’individu et par son opposition au changement devient même un obstacle à cette adaptation. Il s’agit maintenant de canaliser les énergies psychiques dans un système qui assure la répression des tendances non-productives (sexe, jeu) et valorise, par opposition, la sublimation, le sacrifice, le travail et l’accumulation. L’individu se découvre alors comme individu, une voix intérieure, qu’il appelle sa conscience morale, lui dicte une conduite qui, indépendamment du cours des événements, se règle suivant les mêmes lois éternelles : c’est l’homme moral du capitalisme dans sa première phase.
A cet homme, que Riesman appelle « inner-directed », succède, suivant le développement de l’histoire, l’homme déterminé non par soi mais par autrui ( « other-directed » ) : mais ceci n’est possible, et nécessaire, que dans le cadre d’une société qui a réglé le problème de la production des biens matériels et a accédé à l’abondance. Ici il s’agit de libérer les énergies précédemment réprimées : l’expression de soi, la satisfaction des besoins, la consommation, deviennent les nouvelles valeurs, ainsi que la sincérité et la tolérance dans les, rapports interpersonnels. A une vie et à une pensée où c’est le rapport avec les choses qui domine succède maintenant la découverte, et l’obsession, de l’homme et des autres hommes ; les traditions se sont évaporées, le gyroscope qui permettait au sujet moral de se repérer par rapport aux étoiles de la pure raison est abandonné, les hommes cherchent la direction de leur vie dans l’imitation, la manipulation ou la compréhension d’autrui.
Le rappel qui vient d’être fait des thèses de Riesman est plus qu’insuffisant. Cependant en s’y livrant on se rend compte qu’un développement, même poussé, des notions précédentes n’aiderait pas à saisir ce qui constitue l’originalité et la valeur profonde de « La foule solitaire ». Car plus qu’un ouvrage désintéressé de sociologie, Riesman a écrit un livre politique et engagé : contrairement à ce qu’il affirme lui-même « La foule solitaire » n’est pas un livre sur le caractère social, son sujet véritable est ailleurs.
UN AUTRE MODE DE VIE ?
Existe-t-il, pour l’homme de la société moderne, un autre mode de vie possible, en dehors de l’adaptation pure et simple et de l’anomie, du conformisme et du cynisme ? Comment concevoir qu’une société qui ait développé à ce point chez les hommes la conscience de leur propre importance les laisse si impuissants devant les problèmes de leur vie collective, si passifs dans leur vie privée ? Est-ce que l’homme a été totalement dépourvu d’autonomie, est-il devenu plastique et malléable, est-il plus que jamais cet objet qu’il n’a jamais cessé d’être au cours de son histoire, objet pour les organes de formation, objet pour les moyens de communication et la culture de masse qu’ils véhiculent, objet pour les dirigeants et les bureaucrates ? Ce sont ces questions qui s’expriment dans « La foule solitaire » beaucoup plus que des préoccupations de méthodologie sociologique (laquelle n’est ici, quelque soit l’intérêt que l’auteur lui porte, que moyen et instrument de pensée). A cet égard la préface que Riesman a donné en 1960, 10 ans après la parution initiale, à une réédition de son livre est explicite : « Si ceci devait être la fin de l’histoire humaine, écrit-il, nous pourrions inventer un nouvel homme « plastique »… et nous débarrasser ainsi du « problème de l’homme » dans les sciences sociales. » Pour Riesman, l’homme n’est problème dans les sciences sociales (et celles-ci en tirent leur raison d’être) que parce qu’il est problème dans la société, et c’est ce problème qu’il tente, dans son livre d’expliciter.
Le caractère politique, engagé et presque militant de « la Foule solitaire » apparaît également dans sa forme, dans son recours constant à l’expérience et à l’opinion, traitée comme portant un sens et disant quelque chose de valable plus que comme pur objet d’étude. Il est vrai que préalablement à « la Foule solitaire » de nombreux interviews et études ont été menés (recueillis dans un autre livre « Visages dans la foule » ) : mais il n’en reste pas moins que Riesman adopte devant ce matériel une attitude très différente de celle qui caractérise trop souvent le sociologue « objectif ». Il existe un sens dans ce matériel, que Riesman veut expliciter : on le sent prêt à modifier ses hypothèses, prêt à les abandonner peut-être, mais aussi profondément attaché à la notion que tout ceci a un sens, que cette expérience est le moment d’une problématique fondamentale, que ce qui se passe aux Etats-Unis sous ses yeux « dit » quelque chose sur le sort de l’homme, de son histoire, de son autonomie. Et si l’expérience n’est pas pour Riesman pur objet, le sociologue, c’est-à-dire lui, Riesman, n’est pas, de son côté pur sujet : il est lui-même engagé, il parle de ce dont le matériel parle et par cette parole il agit sur le matériel. Ceci signifie que le sociologue conscient du sens de ce qui se passe sous ses yeux ne se contente pas d’en donner une description sereine, ou plutôt la description qu’il fait ne peut être sereine : car en rendant compte de l’expérience, le sociologue permet aux hommes d’en comprendre le sens, leur fait entendre le son amplifié de leur propre parole, leur fait saisir l’importance de ce qu’ils, font, pensent, sentent et ainsi contribue à leur autonomie. Le sociologue « objectif » pourrions-nous dire, en généralisant cette idée de Riesman, est victime de l’aliénation subie par les hommes qu’il étudie : comme eux il vit les problèmes sans s’en rendre compte et y apporte des éléments de solution dont il ne perçoit pas la valeur et qu’il oublie, en tout cas dès qu’il réfléchit « sérieusement ».
L’ « OTHER-DIRECTION » EN FRANCE
En suivant Riesman, nous pénétrons au cœur même de notre vie : nous trouvons, nos attitudes, nos personnages, nos conflits. Nous reconnaissons les adolescents attentifs à l’opinion de leur propre groupe d’âge à ce point qu’ils paraissent n’en être que le reflet, et avec Riesman nous constatons la disparition progressive du jeune homme d’autrefois qui, isolé par la force des choses et s’isolant volontairement, découvrait ce qui le séparait d’autrui, et pratiquait non l’adhésion aux opinions et styles du groupe d’âge auquel il appartenait (lequel, d’ailleurs, avait un statut et une importance secondaires), mais le rejet dédaigneux des opinions et styles du groupe d’âge auquel il n’appartenait pas, celui des adultes, et particulièrement de ses parents. L’adhésion aux valeurs et opinions du groupe et, plus que cela, la régulation sincère et angoissée du comportement en fonction de cette opinion, ne sont pas réservées aux enfants et adolescents : les parents eux-mêmes révèlent la même détermination non seulement en reprenant les modes et styles développés primitivement par leurs enfants, mais en manifestant la même préoccupation envers l’extérieur. La manière dont les Français se sont jetés, ces dernières années, dans la consommation, bouleversant leurs goûts, élargissant les frontières de leurs activités (le développement du ski en tant que sport de masse est un exemple frappant de cette extension ; le vide qu’a été cette année Paris pendant la semaine non fériée précédant Pâques en est un autre), la révision qui, simultanément, s’est opérée dans les valeurs et qui a fait apparaître à un nombre considérable de personnes qu’il était plus important de consommer que de « mettre de côté », plus agréable de sortir que de rester chez soi, tout cela fait partie de l’extension à la France du caractère social que Riesman, ainsi que nous, l’avons vu plus haut, appelle « other-directed ».
RELATIONS « PSYCHOLOGISEES »
Il est un autre plan sur lequel les descriptions et catégories de Riesman jettent une lumière : celui des activités qui autrefois, par opposition à la futilité de la vie privée, paraissaient seules importantes et graves : le travail et la politique. En lisant « la Foule solitaire » et en confrontant cette lecture à notre expérience, nous nous rendons compte à quel point nos relations dans le travail se sont « psychologisées ». Ce n’est pas seulement qu’il y est de plus en plus question de ce que des hommes sans imagination appellent le « côté humain des choses », ni même le fait que ce « côté humain » est devenu l’objet d’organes institués (services de relations sociales dans les entreprises, organismes conseils…) : ce qui surtout frappe c’est que nous-mêmes (et non ceux qui nous manipulent) soyons devenus si sensibles aux relations dans le travail et à leur contexte psychologique. La description que donne ici même Mothé des relations entre représentants de la direction et délégués du personnel en est un exemple : même lorsqu’il s’agit de rapports antagoniques, comme c’est le cas dans cette description, nous scrutons autrui, nous pénétrons dans ses motivations personnelles (qui ne sont pas celles du groupe auquel il appartient) et en retour, sous son œil, nous nous sentons à notre tour exposés, nus, psychismes translucides et non plus symboles opaques d’une fonction (Le Chef, Le Dessinateur, La Fidèle Secrétaire) ou d’une classe (L’Ouvrier, Le Valet du Patron). Les murs de nos bureaux sont devenus de verre, mais bien plus important est le fait que ceux qui autrefois cachaient et protégeaient notre « moi intime » sont aujourd’hui de la même matière. Quant à la politique, les remarques de Riesman éclaircissent également, jusqu’à un certain point, la situation française. Tous les observateurs ont noté la nouvelle importance des « hommes » dans la vie politique de ce pays, et le déclin des programmes et des doctrines. Mais alors que nous avons l’habitude d’attribuer ce phénomène au dégoût qu’éprouveraient les électeurs envers des formations politiques corrompues et inefficaces, Riesman nous suggère qu’il se produit ici, outre une réaction de dégoût, un effet de cette obsession nouvelle de psychologie. Si ce qui nous arrive dans nos rapports avec autrui nous paraît plus important que les structures et réalités du monde dans lequel ces rapports prennent place, il est logique de transporter cette même attitude aux affaires politiques, même si celles-ci restent concernées par ce monde des réalités, et des structures. Nous savons bien que la société doit être organisée et gérée, mais lorsque nous agissons pour que ceci soit possible nous nous tournons non pas vers des groupes qui ont des idées précises sur ces affaires, mais vers des hommes qui, pour des raisons multiples, nous attirent. On pourrait presque dire qu’il n’y a là aucun calcul, et que nous, n’établissons aucun lien entre la bonne volonté des hommes qui nous attirent et les bonnes choses qu’ils réaliseront : tout se passe comme si nous les mettions en place moins pour qu’ils fassent quelque chose (nous sommes relativement démystifiés à ce propos), mais pour que l’homme que nous aimons soit là-haut, visible, à côté du coureur de fond courageux et de l’acteur sympathique, que nous aimons également.
Il est vrai que, comme ces dernières remarques le montrent, la lecture de Riesman nous suggère fréquemment des idées qui, adaptées à la situation américaine, le sont moins en ce qui concerne la France ou tout au moins anticipent sur ce qu’elle sera. La permanence de la politique au sens traditionnel du terme est trop forte pour que nous pussions réduire tout ce qui se passe ici à ce roman d’amour qui caractérise les rapports du public et de ses « étoiles » sportives ou artistiques. La même chose est vraie, par exemple, des rapports entre parents et enfants qui relèvent beaucoup plus en France de l’ancien mode que du nouveau : alors qu’aux Etats-Unis la préoccupation essentielle des parents est de former leurs enfants à la vie collective et pour cela de gommer tout ce qui en eux s’oppose à leur fusion dans le groupe, les parents français continuent de concevoir leur rôle comme étant essentiellement de fabriquer des sortes d’automates entièrement indépendants qui batailleront avec les autres enfants jusqu’au jour où, escaladant joyeusement la pile de recalés et des ratés de 18 ans, ils entreront à Polytechnique, comme Papa a dit.
AMBIGUÏTÉ DE L’AUTONOMIE
C’est parce que les différences entre les situations, française et américaine, restent profondes, que l’intérêt de « La foule solitaire » pour celui qui s’efforce de comprendre ce qui se passe en lui et autour de lui, réside peut-être plus encore dans l’ambiguïté que Riesman saisit dans les situations que dans le détail de ces situations. La société décrite par Riesman est un traquenard, et lorsque nous posons son livre nous nous rendons compte que notre existence est elle aussi, par beaucoup de ses aspects, traquenard, piège. Et les hommes que décrit Riesman sont des hommes vides, qui n’ont un contenu que pour autant qu’ils vivent dans le piège de la vie collective. Et en effet il nous semble vivre dans un monde qui capte si bien nos énergies que lorsque nous croyons enfin nous en être dégagés, c’est seulement pour constater que ce Moi que nous avons enfin réussi à isoler est un être vide, une parenthèse qui n’est plus remplie ni par les contenus traditionnels ni par le gyroscope moral : « les gens d’aujourd’hui, selon la phrase d’un commerçant cité par Riesman, savent ce qu’ils aiment mais non ce qu’ils veulent ». Nous ne sommes que pour autant que quelque chose nous est offert ; nous n’existons que si quelque chose vient nous remplir ; vie privée et vie collective, aussi bien au niveau des comportements que du psychisme, sont inextricablement mêlés. Et ce qui se passe alors c’est que le positif dans nos vies ne parvient plus à s’isoler du négatif, le valable produit le condamnable, la sensibilité psychologique des parents produit des adultes angoissés devant l’écrasante gamme des maux qu’ils peuvent provoquer en agissant sur leurs enfants et des enfants angoissés par les angoisses et incertitudes de leurs parents, et ainsi de suite. Le traquenard paraît frappant lorsque nous pensons aux relations dans le travail. En accordant tant d’importance aux relations et à leur contexte psychologique nous montrons que ce qui nous arrive, à nous, hommes sensibles, est plus important que beaucoup de choses qui, autrefois, paraissaient essentielles, et ainsi une révolution dont on ne pourra jamais surestimer la signification s’est, silencieusement, opérée. Mais l’intérêt que nous portons à l’Autre dans le supérieur ou à l’Autre dans le subordonné conduit en fait aujourd’hui non à une compréhension authentique mais à une justification projective de son comportement. Chacun est Soi dans l’Autre et ainsi la relativisation, la critique et le conflit, moments, essentiels d’une compréhension véritable, disparaissent.
Ainsi au fur et à mesure qu’apparaissent les signes d’une redécouverte (qui, historiquement, ainsi que le soutient Riesman, est une découverte) de l’expérience humaine, de sa puissance et de sa valeur, constate-t-on aussitôt que ces signes sont plus ambigus qu’il ne semblait. Le désir d’être aimé pour ce que l’on est accompagne une transformation de ce que l’on est en ce que les autres attendent que l’on soit, et cette transformation est aussi destructrice et contraire à l’autonomie que la répression des « mauvaises » tendances chez l’homme moral du passé. L’attention à autrui devient pression sur autrui. La démystification politique progresse au même pas que la privatisation et le retrait de toute activité orientée vers la création et l’application d’idées relatives à la gestion de la société. Libéré d’une culture qui considérait, dans tous les domaines, les hommes, sous des catégories réifiantes et qui pour les comprendre, ou agir sur eux, commençait par les réduire à l’état de choses, l’homme d’aujourd’hui se débat plus encore que celui du passé dans le dilemme des rapports du Moi et de l’Autre, de l’Intérieur et de l’Extérieur, de l’autonomie dont il sent les forces et la valeur et du conformisme qui le pénètre de toutes parts et ne se contente plus du sacrifice de quelques comportements et gestes rituels, mais exige, comme tout le monde l’exige, d’être aimé pour ce qu’il est, lui conformiste.
DISPARITION DU TRAVAIL ET DE LA POLITIQUE ?
L’autonomie qui se manifeste aujourd’hui est inséparable des situations dans lesquelles elle apparaît, non pas parce qu’il se se trouve que ces situations sont là lorsqu’elle apparaît, mais, bien plus profondément, parce que l’homme se fait autonome à travers des comportements qui, en fin de compte, consolident un ordre social étranger et hostile à cette autonomie. Voilà ce que suggère la lecture de Riesman et sans doute est-ce à partir de cette ambiguïté que l’on doit juger la dernière partie de « la Foule solitaire ». La dernière section du livre traite en effet de l’autonomie elle-même et de ses perspectives. : bien que Riesman y présente des notions fécondes (comme celles d’autonomie, adaptation et anomie en tant que modes du rapport de l’individu et de la société), il s’agit là des pages les plus faibles du livre et en les parcourant chacun ressentira une déception. Car on ne trouvera rien ici qui puisse servir de base à une action en faveur de cette autonomie qui est la préoccupation majeure de l’auteur, en dehors d’une sorte de confiance exprimée envers la possibilité d’une telle action. Nous pourrions remarquer que si Riesman a tant de mal à définir un avenir pour l’autonomie c’est parce qu’il ignore les deux domaines où précisément un avenir lui est donné : le travail et la politique. L’industrie moderne a vaincu le problème de la production affirme Riesman et le problème politique, de son côté, a disparu, en même temps que la structure du pouvoir s’est atomisée sous l’effet des groupes de pression (on rapprochera cette idée de celle du « countervailing-power » exposé par Galbraith dans « Le capitalisme américain » et « The affluent society ») : mais là où Riesman voit une disparition, nous voyons, quant à nous une transformation, qu’il n’existe aucune raison d’ignorer, d’autant plus que c’est là, avec les grèves sauvages, les tendances gestionnaires, les nouvelles formes d’action et de conscience politique qu’apparaît l’autonomie comme telle, dégagée de l’engluement dans la vie sociale, libérée de cette situation de cauchemar qui nous voit irrésistiblement poussés par une force qui n’est autre que nous-mêmes à faire fonctionner avec zèle et amour ce que, dans le même moment, nous rejetons.
Mais au moment de formuler ces remarques, nous nous prenons à hésiter devant les perspectives sereines que nous nous donnons à nous-mêmes, comme le héros d’un western regardant un paysage tranquille, trop tranquille justement, trop paisible. Car si Riesman, dont l’intérêt et même la passion pour l’autonomie éclatent, est brusquement saisi d’impuissance au moment où il lui faut en parler, il y a peut-être plus, là, qu’une manifestation du comportement d’échec, plus, en tous cas. qu’une simple ignorance du travail et de la politique. Tout se passe comme si Riesman était lui-même englué dans l’engluement dont il parle, lui-même impuissant à dégager les valeurs qu’il poursuit des tâches de l’écrivain et du professeur, soucieux comme nous tous de respectabilité professionnelle, de l’opinion des collègues, du développement harmonieux et honorable de la carrière. La boucle ainsi paraît bouclée, l’autonomie ne se pose comme moment indépendant ni dans l’action ni dans la pensée : c’est cette perspective que les dernières pages de Riesman évoquent, et bien qu’elle nous paraisse fausse, il n’en reste pas moins que la manière dont elle se présente ici a le pouvoir de nous ébranler.
S. CHATEL
Une réponse sur « Sébastien de Diesbach : Pas de manifestation aujourd’hui »
En somme tout un livre pour convaincre de l’aliénation de l’homme moderne qui se croit indépendant. D’où son angoisse et sa solitude.