Interview de Denis Berger pour Libre Algérie, n° 18, novembre-décembre 1988
Libre Algérie — Denis Berger, que vous inspirent les événements tragiques que vient de connaître l’Algérie ?
Denis Berger — Fondamentalement, l’horreur d’un régime qui ne trouve de moyens pour résoudre ses contradictions que d’assassiner des centaines de manifestants et de jeunes, horreur d’autant plus grande pour moi, comme pour beaucoup de militants, que ce régime est né de la révolution algérienne que nous avons soutenue. La seule chose que je puis souhaiter est que ce mouvement profond qui a fait bouger la société algérienne et qui a été confisqué, stoppé, va reprendre maintenant. De pareilles méthodes ne peuvent être employées que par un régime d’exploitation. On nous a expliqué très longuement, dans la presse française, qu’il y avait à l’intérieur de la classe dirigeante des divergences, des contradictions, des manœuvres entre clans ; je n’en doute pas, et c’est un facteur qu’il faut prendre en considération , mais, fondamentalement, ils sont tous collectivement responsables de la mort de ces centaines de manifestants. Il y a une coupure entre eux et le peuple, et c’est ça qui est absolument abominable.
L. A. — Y-a-t-il, pour vous, une logique entre le meurtre sélectif, tel que celui d’Ali Mecili, et la boucherie de ces dernières semaines en Algérie ?
D. B. — Pour moi, la liaison est absolument évidente, malgré les manœuvres du gouvernement algérien et la complaisance du gouvernement français ; il est tout à fait clair que Ali Mecili a été assassiné sur les ordres de services spéciaux algériens. La vérité est déjà apparue, mais elle deviendra publique tôt ou tard et nous ferons tout pour cela. Ali Mecili a été assassiné parce qu’il était l’homme et le militant qu’il était, à cause du rôle qu’il jouait pour soutenir les oppositions et toutes les forces démocratiques en Algérie, c’était un gêneur pour le pouvoir. Ali Mecili a été la première victime de ces grands massacres qui viennent de faire des centaines de morts ; c’est un même combat, un combat entre une classe exploiteuse, oppresseuse, et la majorité du peuple algérien.
L. A. — Le mythe de l’Algérie progressiste, anti-impérialiste, n’est-il pas en train de connaître ses derniers soubresauts dans l’opinion publique internationale ?
D. B. — Le problème est complexe. Dans une certaine mesure, oui, et l’idée que l’Algérie de 1988 est encore la même que celle de 1954 ou 1962 est en train de mourir, et je ne m’en réjouis pas. Par conséquent, tant que l’Algérie n’aura pas connu des transformations fondamentales, tant que n’auront pas été vengés les martyrs de ces dernières semaines, ce pays ne pourra plus jouer le rôle qu’il a joué à certaines époques et qu’il pouvait et devait continuer à jouer, le rôle d’une force progressiste, capable d’aider les différentes luttes dans le monde. Dans une certaine mesure, quand le gouvernement algérien massacre sa jeunesse, massacre les gens qui descendent dans la rue, on peut dire que c’est un coup porté à la lutte de tous les peuples, et je pense en particulier à la lutte du peuple palestinien. Malheureusement, l’Algérie d’aujourd’hui, telle qu’elle est dirigée, telle qu’elle est gouvernée, est un pays qui ne peut plus passer pour un pays progressiste. La question devient compliquée avec l’attitude des gouvernements. L’exemple le plus frappant pour nous est celui du gouvernement français et de sa « nécessaire », voire de son extrême prudence, non pas pour des raisons de modération ou d’humanisme, mais uniquement pour des raisons d’Etat. Ils ont, comme d’autres, très peur que ce mouvement qui se développe en Algérie gagne tout le Maghreb et aboutisse à des « désordres » qui mettent en péril la stabilité de cette région et gêne la domination impérialiste. Les gouvernants continuent donc, envers et contre tout, à soutenir un régime qui se comporte comme un régime de massacreurs. C’est comme cela que se règlent les questions internationales, notamment de la part du gouvernement français ; c’est un problème pour nous, Français, que nous chercherons à régler.
L. A. — Quelle est votre opinion sur la réaction des intellectuels et des pouvoirs publics français ?
D. B. — La réaction des pouvoirs publics, je viens d’en parler ; on peut rajouter que la manière d’agir du gouvernement socialiste vis-à-vis de l’Algérie s’applique en fait à l’Afrique tout entière. C’est une politique on ne peut plus conventionnelle, on ne peut plus traditionnelle, une politique de force, et les déclarations de Michel Rocard selon lesquelles il ne fallait pas aller trop loin, qu’il fallait savoir se taire, sont en fait des déclarations de real politique au sens le plus vulgaire du terme. Je constate que le PCF a eu, toutes proportions gardées, à peu près la même attitude, c’est-à-dire de ne pas critiquer un régime qui a lutté pour son indépendance. C’est, à mon avis, une conception totalement fausse de l’attitude que l’on doit avoir avec ces pays qui ont été opprimés. Il faut les aider inconditionnellement quand ils luttent pour leur libération. Ce fut le cas de 1954 à 1962 pour ceux d’entre nous qui ont aidé le FLN et à travers lui tout le peuple algérien qui supportait l’immense effort de lutte pour la libération nationale. Aujourd’hui, il faut savoir de quel côté est le peuple et de quel côté sont ses exploiteurs. Cela semble un raisonnement très simple, mais pourtant fondamental que les socialistes comme les communistes ou une bonne partie des tenants de la gauche traditionnelle, pour des raisons diverses et sur lesquelles il serait trop long de s’étendre ici, oublient trop souvent. Autre chose est le comportement des intellectuels, dont on a beaucoup parlé. Je ferai deux remarques à ce propos : la première, c’est qu’il y a eu, malgré tout, un certain nombre de prises de position courageuses, je pense au manifeste des anciens signataires des 121, au texte qui a circulé puis a été développé dont les conclusions sont sans équivoque, signé par Mohamed Harbi et bien d’autres militants français et algériens ; il y a eu des prises de position qui, bien que tardives, ont été positives. Cela dit, cela reste un mouvement assez minoritaire. Mais, comme l’écrivait Jean-Louis Hurst dans Libération, entre 1954 et 1962 nous étions encore plus minoritaires et cela s’explique assez facilement par le fait que les intellectuels français ne sont, pas plus que les intellectuels de n’importe quel pays, des gens qui sont en soi porteurs de vérité. Ils sont fondamentalement marqués par les conditions de la société française dans laquelle ils vivent, c’est-à-dire le poids du colonialisme, que je viens d’évoquer à propos de l’attitude du gouvernement socialiste, et le poids de toutes les mauvaises traditions du mouvement ouvrier qui s’incarnent, en particulier, dans la politique du Parti communiste français. Un poids très difficile à soulever qui nous impose à nous, militants français, une bataille pour des prises de position et une politique sans ambiguïté, dont les conséquences se feront sentir au niveau de la solidarité internationale et plus précisément au niveau de la solidarité entre les Français et les Algériens, indépendamment des appareils et des gouvernements.
Paris, le 25 octobre 1988