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Luiza Toscane et Nadia Tlili : Femmes, féminisme et islamisme

Article de Luiza Toscane et Nadia Tlili paru dans Inprecor, n° 422, mars 1998, p. 29-31


La question des femmes et de l’islamisme est emblématique à plusieurs titres. D’abord parce que c’est bien autour du rôle social de la femme, de sa sexualité et de son corps que s’articule une grande partie du discours islamiste. Ensuite parce que c’est à travers les femmes que ce courant a acquis une visibilité politique. Enfin parce que la question des « droits des femmes » a été instrumentalisée par des régimes autoritaires pour légitimer leur guerre ouverte contre l’islamisme, régimes dont l’engagement féministe est plus que douteux. Dans ce contexte propice à toutes les ambiguïtés et toutes les récupérations, formuler un positionnement féministe et révolutionnaire n’a rien d’évident. Cet article ne vise évidemment pas à proposer des réponses élaborées et cohérentes, mais à montrer qu’on sous-estime souvent la complexité des problèmes et des solutions.

Par Luiza Toscane et Nadia Tlili

LA MATRICE fondatrice du discours islamiste sur les femmes ne varie guère. La libération des femmes est dénoncée comme étant une notion à la fois occidentale, juive, chrétienne et communiste : les islamistes considèrent que les soi-disant droits des femmes sont une attaque contre l’Oumma (communauté des croyants). qui par principe proscrit les luttes entre croyants. donc entre les sexes. Comme chacun le sait, ils prônent l’instauration ou le respect de la polygamie. le droit de répudiation pour l’homme ainsi que son droit de tutelle sur la femme qui lui doit obéissance. le droit exclusif pour un musulman d’épouser une non-musulmane parmi les « gens du livre », l’équivalence entre un homme et deux femmes pour ce qui concerne l’héritage et le témoignage. le droit de l’homme de corriger sa femme, y compris en la battant, l’obligation du port du voile par les femmes…

Le discours islamiste lie le salut des femmes, ainsi d’ailleurs que la résolution de tous les problèmes, à l’établissement d’un système islamique basé sur l’application de la Chari’a (Coran et tradition « Sunna ») et de la tradition des compagnons proches du prophètes — celle des quatre premiers Califes car « ils sont les plus proches du temps du Prophète et sont ceux qui connaissent le mieux les lois » (selon l’expression de H. Al Banna fondateur des Frères musulmans en Egypte).

Pour justifier la discrimination entre les sexes Sayyid Qotb, un autre grand dirigeant islamiste égyptien affirme que « l’égalité de la femme avec l’homme est totale du point de vue de (l’appartenance) à l’espèce (humaine) et des droits humains. La distinction n’est instituée qu’au regard des considérations relatives aux possibilités, à l’expérience et à la considération (…) Là où ils diffèrent en quoi que ce soit, l’inégalité doit être en conséquence » (S. Qotb : La justice sociale dans l’islam).

Par leur discours misogyne, qui mène pratiquement à l’apologie de la frustration sexuelle (en érigeant la non-mixité en vertu dans des sociétés où la mixité était parfois à peine tolérée), les islamistes entrent en résonance avec les sociétés patriarcales et les pouvoirs réactionnaires qui les ont enfantés. Ils renforcent des valeurs sociales propices à la discrimination et à l’oppression sexuelles.

Néanmoins, cette matrice commune avait besoin d’un discours idéologique actualisé pour s’articuler aux pratiques et à la réalité sociale des pays musulmans de la fin du XXe siècle. Les islamistes sont passés de l’état de cercles masculins travaillant de façon confidentielle et propagandiste à l’intérieur des mosquées, à des mouvements politiques de masse Cela les a contraints à affiner leur doctrine et leur pratique à l’égard de la place des femmes dans la société et la politique. Le contexte régional a également imprégné certains d’entre eux. Incontestablement, l’écho de la participation des femmes à la révolution iranienne, peut-être historiquement la plus massive implication de femmes dans un processus révolutionnaire, et leur rôle central dans l’Intifada palestinienne, retransmise par toutes les chaînes de télévision d’Asie et d’Afrique, ont contribué à forger une image de la « combattante musulmane idéale » assez éloignée de la figure de la femme au foyer soumise et effacée.

Ainsi la réalité de la lutte politique a amené certains mouvements islamistes à arrondir leurs positions et leurs pratiques en fonction de leurs expériences et des influences subies. Il n’existe donc pas aujourd’hui « un » discours islamiste sur la question des femmes, mais autant d’attitudes que de situation concrètes. Bien qu’ils prônent tous un mythique retour aux sources, la traduction séculière qu’ils en font est tributaire de leur réalité sociale concrète. Il y a plus que des nuances entre, par exemple, un FIS qui déclare qu’i. elle (la femme) a quitté son domicile et abandonne l’éducation de ses enfants, elle a concurrencé l’homme au travail et dans tous les domaines, elle a refusé d’être entretenue par lui et s’est libérée de toutes ses caractéristiques féminines. Les maisons ressemblent à des déserts ou à de vieilles ruines, les enfants sont devenus comme des orphelins, la pudeur et la chasteté ont disparu. La société est ébranlée et tout se débride. » (1) ; et un Rached Ghanouchi, dirigeant des islamistes tunisiens, qui déclare « Comment voulez qu’une société progresse, se redresse et affronte ses ennemis si le rôle de sa moitié, les femmes, est quasiment confiné dans les affaires vestimentaires, les meubles, la nourriture et les enfants » (2).

Le contraste est aussi flagrant entre le traitement moyenâgeux infligé aux femmes par les talibans afghans et le rôle politique d’une Faezeh Hachemi (la fille de l’ex-président de la République Rafsandjani) dans l’Iran des Ayatollahs.

L’explication qui consisterait à incomber ces attitudes contrastées au double discours machiavélique des courants islamistes n’est pas suffisante.

L’islamisme, tout en se basant sur un socle commun (la Chari’a) dont on a rappelé les prescriptions tournées contre les femmes, est néanmoins pluriel. Il est pluriel dans son rapport aux institutions, dans son rapport à la violence, et dans le rôle qu’il attribue aux femmes.

L’islamisme réfute toute velléité d’émancipation des femmes; toutefois en tant que force politique il est contraint d’entretenir une relation dialectique avec la société dans laquelle il agit. Car comme toute expression politique, l’islamisme est conditionné également par le rapport de forces. l’histoire de la lutte de classes, les traditions démocratiques, les contre-pouvoirs, le degré d’émancipation ou d’oppression des femmes auxquelles il s’adresse bref par les conditions objectives et subjectives qui président à sa naissance et à son développement.

Un exemple éloquent est à cet égard la Tunisie. Avec ses milliers de militants emprisonnés depuis 1991, le Parti d’El Nahda (Parti de la renaissance) ne peut plus se passer de l’activité de milliers de « sœurs » dans tous les sens du terme, épouses, mères, voisines, filles, qui sont mises à contribution. Organisation de réseaux de solidarité avec les prisonniers, défense juridique (l’un des principaux avocats des islamistes était une femme islamiste), témoignages, conférences de presse, prises de positions publiques, participation aux instances de direction, les femmes font de la politique et sont à leur tour réprimées en tant qu’actrices politiques. Cette adaptation des islamistes au contexte de la répression ne va évidemment pas jusqu’à leur faire reconnaître aux femmes le droit de s’auto-organiser, ou de revendiquer l’égalité des droits. Il n’en demeure pas moins que désormais les femmes de ce parti ne sont plus visibles seulement par leur port passif du voile (d’autant qu’elles sont contraintes par la répression de l’enlever). mais surtout par leur rôle crucial dans l’action politique face à la répression policière Elles écornent par là même les tabous patriarcaux et bouleversent certaines traditions.

Ainsi, paradoxalement, l’islamisme, à mesure qu’il se politise, et tant qu’il ne recourt pas à la violence terroriste ou militaire, met la femme au premier plan (Turquie, Iran, Tunisie, etc.) et tolère sa participation active aux manifestation politiques.

Ces nuances réelles entre les islamistes ne visent pas à établir on ne sait quelle distinction entre les bons et les mauvais islamistes. Il s’agit de saisir une réalité souvent occultée par des visions sommaires peu informées, à savoir que la montée de l’islamisme est traversée par deux dynamiques contradictoires. D’abord un retour au statut traditionnel de la femme, mais également une remise en cause du profil de la femme musulmane mère au foyer et passive. au profit de la femme certes obéissante mais active et impliquée dans les mouvements collectifs. Même encadrée par une idéologie réactionnaire et oppressive, cette ouverture » des femmes islamistes rend la bataille contre l’islamisme encore plus complexe, car elle en fait des sujets actifs de leur propre asservissement à la Chari’a, et leur fournit par là-même des compensations symboliques qui renforcent leur adhésion à l’idéologie. Certaines lectures féministes de l’islamisme préfèrent ne pas s’encombrer de telles subtilités, mais leur prise en compte permet de mieux appréhender le phénomène islamiste et sa capacité d’adaptation et de séduction, donc de mieux lutter contre lui.

Mais pourquoi s’engagent-elles ?

L’engagement volontaire des femmes dans le mouvement islamiste surprend souvent, surtout qu’elles sont généralement jeunes, instruites et citadines, et qu’elles peuvent se révéler dans certains cas des militantes actives et zélées. Comment peut-on comprendre leur adhésion à un mouvement social et politique oppresseur ?

L’explication consiste souvent à mettre en avant la manipulation instrumentalisée des souffrances des femmes au profit d’un projet rétrograde. Toutefois, on ne peut se contenter de considérer qu’elles se laissent berner par un discours métaphysique et rassurant uniquement parce qu’elles sont usées par les conditions inhumaines que leur réserve la société capitaliste et patriarcale. Les femmes islamistes sont certes des victimes de l’idéologie réactionnaire islamiste. Mais il s’agit de victimes actives qui trouvent leur compte et se réalisent un tant soit peu à travers leur engagement.

Ainsi décoder le symbolisme du port du voile permet de saisir l’aspect contradictoire de cette adhésion. Les militantes islamistes s’inscrivent bel et bien dans une démarche fondamentaliste religieuse en acceptant de porter le voile. Elles intériorisent par ce geste l’idée que leur sexualité doit être contrôlée par la société, que leur comportement est une chose publique. que leur corps est une menace permanente pour l’ordre social. Porter le voile c’est accepter de se cacher des regards en tant qu’objet sexuel, c’est accepter les frontières entre les sexes telles qu’elles sont définies par un ordre moral qui culpabilise les femmes et les minorise.

Mais, paradoxalement, quand la parole est donnée aux intéressées, elles évoquent des motivations toutes différentes à leur geste, auxquelles elles semblent accorder davantage d’importance. Plusieurs enquêtes à se sujet ont été faites que se soit dans la banlieue parisienne, en Turquie, en Algérie, etc. qui jettent une lumière sur la dualité du symbole. D’abord il est important de saisir que pour ces femmes l’adhésion à l’islamisme n’est pas vécue comme un retour à l’islam traditionnel des mères et des confréries. Voilées (et non pas avec un ne ou un sefséri ou autre fichu traditionnel comme leur mère), elles revendiquent un nouvel islam : un islam instruit « scientifique », militant et en rupture avec sa traduction maraboutique. Leur choix les met souvent en porte-à-faux avec leur milieu familial, et les pousse à se présenter comme un nouveau modèle à suivre.

De surcroît elles vivent le port du voile comme un symbole de révolte contre le monde occidental « dépravé », agressif et sans spiritualité. Ce monde qui repousse et attire à la fois : attire par son abondance, ses normes de consommation, sa maîtrise de la technologie mais repousse également par son agressivité, sa supériorité arrogante, son racisme et son soutien constant aux régimes locaux qui sont perçus comme la cause de tous les malheurs. Se voiler, pour elles, c’est donc affirmer une identité, un besoin d’appartenance à une communauté spécifique qui contrôle ses propres codes et bâtit sa propre identité.

Plus encore : de façon peut-être paradoxale, cet engagement permet également de desserrer dans une certaine mesure le contrôle familial. Afficher ses convictions religieuses permet selon ces femmes d’échapper au regard de l’homme, de s’imposer en tant qu’être pensant et d’imposer le respect. C’est cet aspect qui pousse Hakiki-Talahite à affirmer que : « par le hidjab, la femme affirme que sa soumission à Dieu prime sur sa soumission à l’homme » (3). Le voile permet d’adopter une stratégie individuelle de négociation de la participation à la vie publique et privée. Pour les militantes parmi elles, cette identité islamiste peut même être un appui à l’action sociale.

Ainsi, et contrairement à une lecture européo-centriste, en dernière analyse misogyne, les femmes islamistes ne sont pas des créatures passives. soumises au bon vouloir des égorgeurs. Mais ce sont des êtres combatifs qui pensent. Elles ne se trompent pas de révolte mais de solution.

Le débat passionnel qui — en France notamment — a souvent accompagné la question du voile, a sous-estimé ces motivations. Au nom de la lutte contre l’islamisme on a cautionné le renvoi des filles de l’école ou des femmes de leur travail, les privant par là même des seuls lieux possibles pour une éventuelle émancipation.

Malheureusement, ici comme là-bas, les féministes ont souvent été incapables d’entrer en résonance avec la révolte qui anime les femmes islamistes. Elles n’ont jamais su trouver ni les mots ni la politique adéquats pour peser vers une collectivisa­tion de ces stratégies individuelles, et une autonomisation. Au Maghreb où le féminisme radical (au sens social) a vu le jour dès le début des années 80, les féministes ne se sont jamais préoccupées des questions identitaires ou nationales ; ainsi en Algérie seule l’identité berbère a été prise en compte. Le féminisme a toujours mis exclusivement l’accent sur ses attributs universalistes, et est apparu pour des milliers de femmes comme un produit importé.

Comment s’adresser à ces femmes ?

Comment faire pour les détacher de l’islamisme et les convaincre du danger d’une utopie qui se réalisera entre autres par elles mais surtout contre elles ? Comment faire pour se saisir de leur révolte et de leur souffrance et les canaliser dans une direction émancipatrice, démocratique et laïque ?

La dénonciation de l’idéologie islamiste réactionnaire, la bataille pour l’abrogation des codes du statut personnel inspirés de la Chari’a, la lutte pour l’égalité, etc. sont des axes bien évidemment nécessaires, mais insuffisants. Il faut s’adresser aux femmes islamistes et pousser les contradictions au sein de leur courant qui, tout en les minorisant dans leur projet, sait s’adapter aux circonstances pour leur confier des tâches non prévues par le dogme.

Malheureusement, les situations contrastées des pays où l’islamisme connaît une recrudescence n’offrent que des anti-modèles de démarche à suivre envers les femmes islamistes.

Le premier est certainement celui de plusieurs féministes, à l’instar de la marocaine Fatima Mernissi qui, pour instaurer l’égalité des sexes, appellent à ne « pas mutiler le passé arabo-islamique » mais le « trier pour se le réapproprier ». Elles considèrent que le projet idéal du prophète Mahomet prônait une cité religieuse mais démocratique à laquelle devaient participer hommes et femmes. Cette démarche tente par conséquent de concurrencer les islamistes sur leur terrain, et de présenter une laborieuse exégèse « démocratique du retour à « l’âge d’or » (4). Cette démarche glissante a souvent été exploitée pour tourner le dos à la revendication de la laïcité et par conséquent à toute perspective émancipatrice.

L’autre contre-exemple, assez répandu ailleurs également, est celui de la Tunisie. Dans ce pays où plusieurs milliers de femmes ont été arrêtées depuis 1991 (selon Amnesty International) à cause de leur appartenance au Parti el Nahda ou leur lien de parenté avec des islamistes, le mouvement féministe laïque ne les a jamais défendues, alors qu’il avait fait de la dénonciation de la violence une de ses campagnes centrales. Des milliers de femmes subissent le harcèlement policier au quotidien parce qu’elles sont femmes et vulnérables dans une société patriarcale et oppressive comme celle de la Tunisie, et pourtant cette douleur et cette forme d’oppression politique spécifique n’émeut même pas les féministes.

L’islamisme pose aujourd’hui à tous et à toutes des questions qu’on ne peut pas résoudre en paraphrasant à l’infini la rhétorique auto-proclamée démocrate, qu’elle se pare d’un vernis d’universalisme ou de lutte de classe. L’islamisme est un ennemi de taille d’abord parce qu’il puise ses références dans un patrimoine culturel enraciné dans les structures mentales et symboliques du peuple, et avili par l’impérialisme et ses chiens de garde locaux ; mais également parce que, qu’on le veuille ou non, il est vécu par des millions de gens comme un espoir de changement face à des dictatures qui ont pour certaines battu tous les records mondiaux de longévité. L’engagement des femmes dans ces courants nous pousse à comprendre, expliquer, élaborer et essayer de réélaborer nos réponses. Il s’agit d’une tâche ô combien difficile, mais nécessaire pour que le féminisme gagne son pari et devienne enfin un mouvement de mobilisation et d’émancipation des femmes par elles-mêmes. Dans les circonstances actuelles, un premier pas consisterait à défendre ces femmes contre la répression et à plaider pour une conception de la démocratie qui les intègre.


1) El-Mounqid, Hebdomadaire du Front isla­mique de salut, extrait cité par M Al-Ahnaf, B. Botiveau, F. Fregosi, 1991, L’Algérie par ses islamistes, Paris

2) Hiuwarat, Rached El Ghanouchi, Khalil Media Service, London, 1992.

3) Fatiha Hakiki-Talahite, « sous le voile… les femmes » in Les cahiers de l’Orient, n° 23, troisième trimestre, Paris, 1991.

4) Fatima Mernissi, Le Harem politique, le prophète et les femmes. Editions Complexe, 1992, Paris

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