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Fritz Brupbacher : L’opinion de Freud sur Marx, le Marxisme et le Bolchevisme

Article de Fritz Brupbacher paru dans Masses, n° 7, 20 juin 1933, p. 15-16

Dans les milieux intellectuels, on entend souvent prononcer en même temps les noms de Marx et de Freud. C’est tantôt le fait de disciples de Freud, qui ont d’autre part des convictions révolutionnaires en politique, tantôt, également, et avec une insistance particulière, ces deux noms se trouvent rapprochés par certains marxistes orthodoxes, aux yeux de qui personne ne saurait, sans commettre un sacrilège, soulever la moindre critique contre le système du maître. Pour la science, ces derniers esprits, trop pleins de piété, ne comptent naturellement pas.

La question ne s’en pose pas moins de savoir quels rapports existent entre les enseignements formulés par l’un et l’autre maître. La solution de ce problème ne saurait d’ailleurs être apportée par un simple article.

Nous nous contenterons de résumer brièvement ce que, dans sa « Nouvelle série de cours » (« Neue Folge der Vorlesungen », 1933), Freud dit lui-même de Marx, du marxisme et du bolchevisme :

1) L’analyse marxiste des causes économiques qui sont à la base de la superstructure idéologique de l’homme, est de la plus grande importance.

2) Cette analyse des racines économiques de la superstructure idéologique et psychique doit être complétée par l’étude des apports dus à la race, au facteur constitutionnel, aux instincts (instincts de conservation et d’agression, besoins sexuels, recherche du plaisir et besoin d’éviter la douleur).

3) Un autre facteur joue un rôle dans la formation de la superstructure : c’est la culture déjà formée, la tradition, la « conscience », le « sur-moi » (toujours au sens strictement matérialiste).

4) Freud formule des objections contre l’élément dialectique, qu’il considère comme une survivance hégélienne étrangère au matérialisme.

5) Freud appelle la révolution bolcheviste russe l’annonce d’un meilleur avenir, en dépit de l’ « interdiction de penser » décrétée par le bolchevisme et du « recours à la violence, y compris l’effusion du sang ». Mais de purs penseurs, ajoute-t-il, n’auraient jamais entrepris cette expérience ; heureusement, il est des hommes d’action inébranlables dans leurs convictions, inaccessibles au doute, insensibles aux souffrances de ceux qui se trouvent faire obstacle à leurs desseins. Si la grandiose tentative d’un ordre nouveau a été vraiment faite en Russie, c’est à de tels hommes que nous en sommes redevables.

6) Au contraire du marxisme la psychanalyse freudienne ne prétend pas être une philosophie (autrement dit un « ersatz » de religion). Quiconque a besoin d’un point de vue autre que scientifique doit s’adresser ailleurs.

Ce qui précède montre que Freud considère comme scientifique toute cette partie du marxisme qui tente d’expliquer le psychologique par l’économie Pour être tout à fait scientifique, le marxisme devrait faire intervenir des éléments biologiques et, dans certains cas, psychiques, dans son explication de la genèse de la superstructure. De plus, la dialectique, facteur étranger à la science, devrait être éliminée.

Malheureusement, Freud n’examine pas la question de savoir ce que signifie, pour les marxistes bolchevistes, ce mot de « dialectique », sujet à tant d’interprétations. Le créateur de la psychanalyse semble ne pas s’apercevoir que la dialectique pour beaucoup et, en particulier, pour les marxistes bolchévistes, équivaut à l’explication de la superstructure psychique par les facteurs économiques.

Quand ces marxistes, en effet, parlent de développement dialectique dans la nature et dans l’histoire, ils entendent affirmer par là qu’il existe un développement procédant par oppositions contradictoires, sauts brusques, catastrophes et que cette évolution conduit, comme eût dit Hegel, à la réalisation de l’esprit absolu ou, pour parler plus simplement, qu’elle doit aboutir à un heureux terme. Quant à nous, il nous semble que la notion, hégélienne et marxiste de dialectique revient à poser celle d’une solution. finalement bonne. Et, certes, cela n’est point quelque chose de strictement scientifique, encore que ce soit des plus sympathiques. Or, Freud le savant ne considère point les bolchevistes, partisans de la dialectique, comme des savants, mais sans doute comme de hardis hommes d’action ayant finalement bien autant d’importance que les hommes d’étude. Quant à la dialectique, il lui sera loisible de voir en elle une sorte de tache et la source de certaines illusions.

Et pourtant, cette révolution que Freud salue avec tant de sympathie, les bolchevistes l’ont faite parce qu’ils étaient dialecticiens, tandis que les partisans de Berstein, en éliminant du marxisme la dialectique, émasculaient du même coup la révolution.

On peut se demander si ce n’est pas sur ce point précis qu’apparaît la différence essentielle entre Karl Marx et Freud. Différence, au point de vue humain et « sentimental », à peu près annulée, d’ailleurs, par la sympathie manifeste que témoigne Freud à la Russie des Soviets, alors que l’homme de science, chez lui, l’eût empêché de participer à la révolution russe.

Freud, par bonheur, n’appartient à aucun parti marxiste orthodoxe, sans quoi, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il se verrait sommé de comparaître devant sa cellule, où l’on ne manquerait pas de le mettre dans l’alternative soit de renoncer à ses hérésies, relativement à la dialectique et aux compléments à apporter au marxisme, soit d’être l’objet d’une mesure d’ « épuration ».

On lui assénerait la phrase de Lénine : « Karl Marx voyait la racine de « toutes » les idées et de toutes les tendances, sans exception, dans l’état des forces productives matérielles. »

Mais la raison pour laquelle son attaque contre la dialectique serait considérée comme particulièrement grave ne saurait certainement échapper à l’auteur de cet admirable livre, qui a pour titre : « L’avenir d’une illusion ».

Fritz BRUPBACHER.
(Trad. : J.-P. Samson.)

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