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Tizi-Ouzou : la révolte de l’espoir

Dossier paru dans Sans Frontière, n° 13, 6 mai 1980, p. 7-11

Détournement de… manifs

Pour les tous jeunes, on rappelle en effet que c’est dès octobre 1956 que la France, soi-disant championne d’un certain nombre de droits essentiels – ceux de l’homme y compris ? – dont, naturellement, les très républicains droits d’opinion et de circulation, a détourné un avion de la ligne Rabat-Tunis, dans lequel, il est vrai, se trouvaient cinq Algériens qui avaient le tort de penser que, « 2 000 ans, ça suffisait ! ». N’est-ce pas Kateb ? Bonjour !

Mais à présent que le détournement d’avion est devenu le pain quotidien des contestataires et des presses en tous genres, le génie de la France Eternelle se doit de se situer ailleurs…

Donc, un peu à l’improviste, mais il y avait le feu, il faut dire, le Comité pour la défense des droits culturels en Algérie a appelé à une « marche silencieuse sur l’ambassade algérienne à Paris, à partir du métro Kléber ». Il serait injuste de dire que l’interdiction de cette manifestation, communiquée moins de 24 heures avant l’heure H (prévue pour 15 heures, le 26 avril) sous forme de décret préfectoral aux organisateurs, était certainement due à quelque réflexe (à défaut de réflexion) à relent plus ou moins raciste : trois autres manifestations, dont une devant l’ambassade d’URSS, une autre devant l’ambassade d’Argentine et une troisième de ce même comité de défense allaient être interdites pour le Premier Mai !

ça sent le gaz

Mais les conditions de l’interdiction et ce qui s’ensuivit, donnaient raison à El Moudjahid, le « Grand quotidien national d’information » algérien, officiel ou officieux, on ne sait plus, au moins sur un point : il y avait des relents de gaz dans l’air…

Donc, catastrophés mais dans l’ensemble calme, les organisateurs essayèrent de « rattraper » la bavure de leur mieux, en particulier en se pointant aux métros Boissière et Kléber pour informer le peuple des nouvelles de dernière heure. Dans l’ensemble, cela s’est bien passé : bien du monde était venu, l’explication et les commentaires du comité comprises, à ceci près qu’il n’a pas été toujours évident d’expliquer que ce n’étaient pas des membres de « Amicale » qui invitaient les gens à reprendre le métro, dans le calme.

Ceci dit, de nombreuses personnes quittèrent le métro et tombèrent dans la souricière mise en place à la bouche du métro d’abord, entre les métros Kléber et Etoile ensuite.

Et la noria des fourgons et des bus gris de commencer. Le pacifique et pédestre « Kléber-Hamelin » était transformé en un dense et mouvementé « Kléber-Vincennes ».

Priorité à l’amicale

A partir de là, c’est la routine, sauf qu’il est bon de signaler les points suivants

– Avec chaque fournée, au moins un membre du service d’ordre de la manifestation s’était porté accompagnateur volontaire, alors que la police les avait plus ou moins « épargné ». Ce fut une excellente chose, et la plupart d’entre eux furent les derniers à quitter le centre de tri vers minuit.

– La télé s’était déplacée mais, repartie trop tôt, elle rata « l’embarquement » de quelques 350 « typés » à cinquante mètres de la place Charles-de-Gaulle comme on l’appelle.

– Pour de nombreux Algériens, c’était là une réédition : ils avaient connu octobre à Paris » en 1961.

– Non seulement, aucune des personnes embarquées n’avait manifesté mais encore nombre d’entre elles ont été cueillies dans le quartier « au jugé », par des voitures de police banalisées qui « rondaient ». D’où, d’ailleurs, l’embarquement de quelques Iraniens, Marocains, etc.

L’Amicale des Algériens en Europe était venue en force, pour « contre-manifester » semble-t-il.

Malheureusement, la carte d’adhésion à cette honorable institution, n’est pas encore de ces signes distinctifs que les limiers en tenue de la Cité décèlent du premier coup d’œil. Résultat : les « militants «furent aussi embarqués, même pas dans des fourgons spéciaux. Il faut cependant rendre hommage à l’efficacité de nos services diplomatiques : dès la première heure, les « cadres » – ou le personnel diplomatique ? – furent nommément appelés et libérés, puis le gros des troupes put sortir sur présentation de la carte magique. Le peuple n’avait pas beaucoup apprécié, mais la police fut intraitable : les ordres étaient les ordres. A tel point que de nombreux « amicaux » qui, prudence calculée ou étourderie, avaient omis de se munir de leur carte de fidélité, furent refoulés et durent suivre la filière populaire du commun : relevé d’identité, mini-interrogatoire, photographie, fichier informatique, etc.

J’apprends qu’un autre lot a été dirigé sur le Commissariat de St Lazare. Dernières sorties : dimanche vers 2h du matin.

R. S.


Tableau de Rachid Koreichi

(Humeur !)

Je suis kabyle, algérien et arabe

Dans un grandiose élan révolutionnaire, le pouvoir algérien, ses plumitifs du Moudjahid et autres bonnes feuilles, se sont jurés de ne point passer pour des moitiés de cons.

Il est vain d’essayer de trouver dans les réactions du pouvoir et de ses scribouillards un semblant de caricature d’honnêteté, ou de bonne foi, qui permettrait d’engager un début de réflexion sur les revendications culturelles de ces Algériens qui sont les Kabyles.

Il faut se résigner avec beaucoup d’efforts à mettre ce flot de « fiente verbale » déversé sur le peuple algérien au compte des grandes tâches d’édifications socialistes démocratiquement décidées.

On reste pétrifié devant le surréalisme des commentaires de la presse algérienne. Démesurée dans la perfidie, la couardise et le mépris de l’autre. La raison vacille, la connerie l’emporte… Plus grave la connerie assassine.

Ces ânes (H’achakoum) qui nous gouvernent ont parfaitement compris, soyez-en sûrs, toute la problématique culturelle des peuples (pour preuve le Moudjahid… qui parle au nom du peuple).

Ces ânes donc, ont parfaitement pigé, eux qui accusent le mouvement d’être à la solde de l’étranger, le concept d’état nation, concept né bien avant le Hard rock ou les punks… en Occident.

Messieurs du pouvoir, est-ce au nom de ce concept que vous empêcheriez ce peuple de parler sa langue, et à ses enfants de l’apprendre dans ses écoles ?

Pâles et serviles copies de l’Occident, l’Algérie que vous le vouliez ou non, ne sera jamais cette nation monolithique dont vous avez par manque d’imagination, été chercher le modèle clé en main à l’étranger.

La Nation arabe ? Celle dont vous parlez… Idem. Caricature de nation où de l’Atlantique à la Syrie, on réprime et on torture ceux qui osent ouvrir leurs gueules.

Vos petites frontières

Vous n’avez vraiment pas l’air cons dans vos costards trois pièces et vos petites, frontières de nous parler de nationalisme, et de Nation Arabe. Alors que dans le même temps vous vous acharnez à détruire une composante de la culture algérienne, et au-delà du monde arabe (celui dont je parle n’est pas le vôtre certainement). Kabyle, Algérien, arabe… Je suis ! Toi l’immonde crapule qui donne des leçons de patriotisme. Immonde crapule quand tu te revendiques du million et demi de martyres de la révolution, pour me taxer d’agent de l’étranger ! Immonde crapule encore quand tu exhumes ces martyres et nous les montre à la face du momie comme les putains montrent leurs cuisses.

L’invective certes fige, mais quoi, cela soulage quelquefois, merde !…

Sur le fond tout de même, qu’en est-il ? Serait-ce seulement un problème kabyle ? Pour sûr non ! Cette explosion soudaine n’est que l’aboutissement naturel et logique des contradictions accumulées au fil des années. Contradictions d’autant plus insensées et criminelles que l’Appareil dirigeant du Parti et de l’Etat a toujours éludé, la réflexion sur la composante culturelle de la société algérienne.

Il parle de patriotisme culturel de l’Algérie, mais qu’en a-t-il fait ?… Rien… Si ce n’est de l’avoir sclérosé. Dans sa faillite et son inefficacité il persiste à se présenter comme défenseur de l’héritage culturel, et taxe de « vils comploteurs » ces Algériens qui sont descendus dans la rue pour exprimer leur ras-le bol de l’inertie chronique des appareils dirigeants. Ces gens dans la rue, ce qu’ils ont violemment signifié au pouvoir, c’est qu’un patrimoine ou un héritage culturel ne peut être réduit dans nos sociétés à une simple référence anecdotique. Il n’est de sociétés qui ne se définissent à des degrés divers par rapport à son héritage culturel. Par là même, à Tizi, était posée la question du « rapport à cet héritage ».

Rapport de folklorisation et d’objet de curiosité dans un cas où alibi dans l’autre, pour le pouvoir.

Rapport d’assimilation critique, et plateforme de projection dans le futur pour tout non-déficient incurable.

Impérialisme culturel

Vouloir construire l’unité nationale sur des frustrations, sur l’ignorance des réalités profondes et du fonctionnement de ses structures relève de la démence et sans trop chercher, de l’impérialisme culturel.

L’identité culturelle a été le moteur de l’histoire du Mouvement Révolutionnaire Algérien, et cette même motivation joue aujourd’hui dans la revendication kabyle. Eléments antipatriotiques disent-ils !… diversion et injure facile. Le patriotisme dans la mesure où il jaillit du terroir et est un sentiment élémentaire qui obéit à l’instinct, est précisément contenu dans le mouvement berbère. »

Ce mouvement loin d’être le fait de groupe d’opposition ou d’éléments antinationaux manipulés, est bien au contraire un mouvement populaire qui a ébranlé le pouvoir central habitué au ronronnement de ses appareils.

Après coup il y dessine la main de l’étranger, mais pendant des années, il n’a pas vu la course de la main algérienne lui arriver dans la gueule.

L’exigence collective, de destin, impose que l’on considère la diversité ethnique et linguistique comme composante de base de la société algérienne, et au-delà du monde arabe. Autour de la langue de communication commune peuvent s’épanouir des cultures spécifiques. C’est à cette exigence que tient la réalité de nos entités nationales, et du monde arabe. La reconnaissance des spécificités culturelles et leur développement est précisément ce qui dynamiserait le sentiment de l’appartenance à une entité politique définie. Celle des états et d’autre part une aire culturelle plus vaste celle du monde arabe.

Mais là est toute la problématique… car qui dit culture dit objet de connaissance et donc mutations décisives : et là du Maroc à la Syrie il est peu probable que…

Le pouvoir algérien dans cet épisode s’en tire aussi lamentablement que le pouvoir tunisien dans le soulèvement de GAFSA. Les mêmes arguments, les mêmes justifications…

Au fait, étaient-ils berberophones ou arabophones à Gafsa ?…

J.S.K.


(Photo DR)

A Paris : du côté des cafés

Des centaines de blessés ? Peut-être des morts ? Des dizaines d’arrestations tant à Alger qu’à Tizi-Ouzou, « Radio-Trottoir » a traversé la mer emmenant avec elle les rumeurs les plus folles et des plus alarmistes…

Faute d’informations de la part des autorités algériennes et du « tout va bien » (El Moudjahid). L’isolement de la Kabylie ne fait que renforcer l’idée qu’il y a eu un « massacre » durant les trois jours d’émeute à Tizi-Ouzou. Une maladie s’est emparée des Algériens depuis les événements : « la journalite ». Il n’est pas rare de rencontrer un Algérien avec deux ou trois journaux sous le bras, bien qu’une certaine méfiance règne à l’égard d’une presse nostalgique connue pour ses sentiments anti-algériens. « On veut savoir ». « Pourquoi a-t-on envoyé l’armée occuper la Kabylie ? ». « Que veulent les étudiants ? ».

Ici, beaucoup de travailleurs ont leurs enfants scolarisés dans les différents lycées de la région de Tizi-Ouzou. C’est donc leur progéniture qui s’est affrontée trois jours durant avec les C.N.S., ces « gladiateurs ».

Autant dire que dans la communauté algérienne de Paris, l’émotion est grande. Chacun ici voudrait être rassuré sur sa famille. De Barbès à Ménilmontant, en passant par Stalingrad, Crimée, Jaurès, etc. Les discussions vont bon train. Au moins, ici, le débat est ouvert.

Azazga, Sidi Aïch, Aïn El Hammam, Akbou, etc. Autant de bourgades de Kabylie d’où sont issus nombre d’immigrés algériens. En effet, 65% de la communauté algérienne vivant en France est originaire de Kabylie et particulièrement de la région de Tizi-Ouzou.

Après les scènes d’émeutes de ces derniers jours qui ont secoué toute cette région, l’émotion cède la place à l’indignation. Pourtant, les cafés ont retrouvé une de leur fonction que l’on avait cru morte : celle d’être un lieu de débat (sorte de djemaa du village).

On s’interroge sur les motivations des étudiants. Pourquoi le pouvoir a-t-il choisi la force au dialogue ? Vraiment, on ne comprend pas ! Comment a-t-on pu en arriver là ? Envoyer l’armée couper la Kabylie du reste de l’Algérie. D’après certains témoignages de travailleurs arrivés du pays ces derniers jours, des blindés camperaient aux portes de la ville et deux bataillons de parachutistes seraient venus renforcer les C.N.S. et les gendarmes. Ceux qui reviennent du pays parlent aussi de plusieurs dizaines d’arrestations dont les chanteurs Aït Menguelet et Ferhat, le groupe Yougourten…

Dans un café d’Aubervilliers, un vieux travailleur en congés en Algérie au moment des événements dira

« Je ne pouvais croire qu’on en arriverait là entre Algériens. Ce sont les C.N.S. qui ont fait le plus de mal, ils sont arrivés par un train spécial venant de Sidi-Bel-Abbes. Quand ils ont pris l’université, ils ont chargé baïonnette au canon. Je suis sûr qu’il y a eu des morts. Le lendemain, toute la population des montagnes est descendue sur la ville pour savoir ce qu’étaient devenus les étudiants. Et les affrontements avec la police ont repris de plus belle et cela a duré pendant trois jours.

Jusqu’à maintenant, j’avais confiance dans le gouvernement, mais après ce qu’il vient de se passer, c’est fini. Boumedienne, lui, il aurait pas fait ça, il est bien mort, pourtant, je souhaite de tout mon cœur que tout cela se passe vite car on peut craindre le pire. J’ai peur de la guerre civile et l’Algérie n’a rien à y gagner ».

Dans le 19e arrondissement, dans les cafés, l’heure est à l’indignation surmontée d’un sentiment d’impuissance. Tel Ahmed, la cinquantaine, que j’ai rencontré dans un café tout proche de Stalingrad, et à qui je demande ce qu’il pense de ce qui se passe en Algérie en ce moment

« Ecoute, j’ai deux fils l’un est étudiant à Tizi-Ouzou et l’autre travaille à la SONELEC. Avec tout ce que j’entend, j’en suis malade. Je ne sais pas lire pourtant j’achète les journaux pour voir s’il y a des photos. Au début, je n’ai pas bien compris ce qu’ils voulaient, les étudiants. Je savais qu’il y avait une histoire de langue kabyle, oui, enfin qu’ils manifestaient pour pouvoir parler notre langue sans honte ; après tout, le kabyle est une langue d’Algérie. Moi, je n’ai jamais fait de différence entre un Constantinois, un Oranais ou un Kabyle. Nous avons fait la guerre ensemble pour le même drapeau. Les Français n’ont pas réussi à nous faire plier pendant 130 ans, alors, quand je pense à ceux qui sont morts pour l’Algérie, j’ai honte ».

Beaucoup, de l’âge d’Ahmed, me diront à peu près les mêmes choses. La honte : voilà ce qui revient sur toutes les bouches des « vieux ».

Dans un autre café de la rue Caillé, un représentant de l’Amicale essaie d’« accréditer » la version officielle.

« C’est un complot des Marocains et des Français pour briser notre unité nationale et casser notre révolution ».

Areski a aussi la cinquantaine, il croit dur comme fer à la thèse du « complot orchestré de l’étranger ». A l’autre bout du bar, un jeune l’écoute sans rien dire puis soudain, lui lance sans détours :

« Tu as bien appris ta leçon dans El Moudjahid. Ceux qui sapent l’unité nationale sont au gouvernement. Qui crée le climat de guerre civile en envoyant l’armée occuper la Kabylie et en la coupant du reste de l’Algérie ? Sache que je suis d’accord avec les revendications des étudiants. Nous devons défendre notre culture qu’elle soit d’origine arabe ou berbère ».

L’intervention de Mohand jette un froid dans le café. Plus personne ne parle. Areski va vers le bar fuyant le débat. A la table voisine, les dominos claquent… c’est reparti pour un tour.

Voilà l’ambiance qui prévaut dans les cafés algériens. Des sentiments mélangés de honte, d’angoisse et de révolte…

Par contre, c’est à Barbès que j’ai rencontré le moins de compréhension pour les étudiants de Tizi-Ouzou, hormis quelques cafés. La peur de la division hante les esprits, plus sensibles à la propagande officielle ici. Tahar, un jeune étudiant que j’ai rencontré dans un bar de la Goutte d’Or, m’explique qu’il n’est pas contre les revendications avancées

« Et si c’est vraiment un coup de Hassan II pour nous attaquer comme en 63 ? Je n’ai rien contre la langue berbère. Je pense que sur le fond, leurs revendications sont légitimes mais que le moment est mal choisi. Je pense que le pouvoir a commis une grande erreur en interdisant la conférence que devait donner M. Mammeri. Enfin, nous verrons bien ! L’Histoire tranchera… ».

Après ces petites « tournées » de bistrot en bistrot, « pour » ou « contre », « Kabyle » ou « Arabe », tout le monde attend un geste d’apaisement et surtout que l’on retire les forces de répression de Tizi-Ouzou. Beaucoup sont sans nouvelles de leur famille. Et comme la rumeur, la colère pourrait bien aussi traverser la mer…

Farid Aïchoune


Libre opinion

« Les semeurs d’espoir »

par Mohammed Harbi

Le problème de l’Etat, lieu d’organisation privilégié des intérêts bourgeois est au cœur des crises d’identité qui secouent l’Algérie.

Si l’arabo-islamisme s’exacerbe et jette les étudiants arabisants dans la rue, c’est que l’arabisation promise depuis 1962 n’aboutit pas et ne peut pas aboutir : conçue et menée comme une opération de contrôle social, elle est l’objet de manipulations politiques de la part de nouvelles féodalités qui visent à investir l’Etat.

Si les bénéficiaires de la culture en français, arabophones et berbérophones, regimbent, c’est que leur prééminence politique et sociale est remise en question par tous ceux qui veulent gérer la langue arabe pour orienter la parole du peuple. Ils ont cependant raison de souligner que la confusion entre la langue arabe, la religion et le conservatisme mène droit à une traditionalisation qui compromet la modernisation du pays même si on se doit de leur objecter que les masses ont raison d’être hostiles à une modernisation à l’iranienne.

Si la Kabylie se révolte, c’est que depuis 1962, l’Etat algérien, héritier de la tradition jacobine française et des pratiques répressives du despotisme oriental, cherche à briser toutes les diversités. Il interdit le pluralisme culturel pour ramener autour de lui un peuple diversifié en utilisant l’idée de nation, il centralise l’économie, se fait entrepreneur culturel et rejette dans les marges tous ceux qui pourraient faire obstacle à ses tentatives d’intégration. L’aménagement du territoire et le développement servent moins à répondre aux besoins des populations qu’a renforcer le pouvoir incontrôlé de la caste dirigeante. L’attention particulière accordée à la Kabylie depuis 1964 vise d’abord, il faut le dire et le répéter, à faire avaliser l’élimination des représentants enracinés dans le terroir et la réduction de la revendication culturelle, source de pluralisme.

L’arabo-islamisme consacré par voie autoritaire doctrine officielle du FLN depuis 1956, conforte l’Etat dans son jacobinisme et justifie l’exclusive contre la culture berbère parce qu’elle réintègre le pluralisme dans le champ politique. Idéologie inapte par définition, à assimiler l’apport antérieur, à la conquête arabe, l’arabo-islamisme ne peut déboucher que sur la répression culturelle et l’étouffement de l’esprit critique.

Les tentatives coloniales de dresser les Algériens les uns contre les autres pour s’opposer à la reconnaissance d’une entité nationale ne peuvent être décemment opposées à la reconnaissance de la langue berbère. Faut-il rappeler à ce sujet, que les hommes qui avaient soulevé en 1949 dans le Parti du Peuple Algérien, la question culturelle berbère se recrutaient dans le parti de l’insurrection et que nombre de leurs adversaires étaient des réformistes. Que la colonisation ait cherché à utiliser la spécificité berbère à son profit ne préjuge en rien de sa réalité. Soutenir le contraire revient à dire que le problème berbère existe parce que la France a eu une politique kabyle. Ce raisonnement spécieux rappelle celui du gouvernement français, qui en 1954, imputait la révolution algérienne à la politique de l’Egypte.

Pas plus que la politique coloniale française, la primauté du développement ne saurait être invoquée contre la satisfaction de la revendication culturelle berbère en Kabylie. L’argument de la croissance dont l’écrasante majorité des Algériens ne connaît les déboires, sert à légitimer une stratégie d’intégration nationale dans un cadre absolutiste et à occulter la formation accélérée d’une nouvelle bourgeoisie. La lutte pour l’enseignement du berbère est une lutte légitime dont l’aboutissement doit être celle de tous les Algériens réellement soucieux d’unité.

Elle a rouvert le débat sur les choix fondamentaux de l’Algérie que le FLN a arbitrairement clos en 1956. Portée par des générations nouvelles qui n’ont pas « été à la soupe » elle a agi comme un révélateur des mécanismes de pouvoir et mis à nu, le formalisme des institutions et la nature répressive du régime algérien.

C’est donc une revendication démocratique qui repose dans leur ensemble, les rapports de la société civile et de l’Etat et permet de reconstruire une Algérie où la diversité dans la liberté, la tolérance religieuse, la laïcité, l’égalité totale de l’homme et de la femme, l’anti-racisme, deviennent concevables.

Tous ceux qui veulent prémunir l’Algérie du péril de la régression et faire en sorte qu’elle ne soit plus l’archipel de la totalitarité doivent s’élever contre les prétentions du gouvernement algérien d’exclure les citoyens de la solution de leurs problèmes. Ils doivent condamner la répression en Kabylie et se mobiliser d’urgence pour la libération des détenus, « ces semeurs d’espoir ».


Idir : « La chanson est la réaction à un phénomène d’opinion »

Depuis la mi-mars, le problème berbère est au centre de l’actualité. Parti sur un problème culturel, il débouche aujourd’hui sur un problème politique de fond qui en fait, était latent. Parmi la foule d’anonymes interpellés » des artistes dont le seul crime est de répercuter les volontés profondes de leur peuple.

A Paris, nous avons rencontré Idir, chanteur algérien, interprète du fameux « Avava nouva » et Ali Sayad, membre du comité de défense des droits culturels en Algérie. Tous deux, lors d’une discussion, nous donnent leur point de vue, et comment ils s’intègrent face au problème culturel qui est soulevé.

Idir, après son retour de Belgique, a décidé d’aller en Algérie, rejoindre les autres, parce que vivre dans l’incertitude de nouvelles gonflées ou pas, n’est pas une solution pour lui.

Nous avons une culture qui nous est propre depuis des millénaires. En passant neuf mois dans le ventre de nos mères, les premiers sons que nous entendons sont les siens. Au foyer on s’exprime d’une certaine manière on sort de la maison pour aller à l’école on apprend autre chose ; autre chose que l’on ne retrouve pas dans ce que l’on a appris à la maison… Cette différence fait déjà en nous des opprimés parce que ce que l’on apprend à l’extérieur nous est imposé. On nous empêche même de développer cette atmosphère dans laquelle nous baignons : notre propre culture. Et c’est à partir de là que les réactions se légitiment.

POURQUOI LA CHANSON ?

La chanson est un moyen des plus accessibles à la culture. Les autres formes d’expression sont pratiquement Inexistantes. Du côté de la tradition kabyle, tout ce qui était théâtre, chanson était mal vu, car c’était vendre sa personne, sa voix. Pour une tribu particulariste comme la nôtre il ne fallait pas que l’on sache ce que nous possédions… Il n’y avait pas encore de prise de conscience collective de la berbérité. Toutes ces difficultés ont fait qu’il n’y avait aucun mode d’expression valable si ce n’est la chanson qui s’échappait par le biais des bergers, des parias, des hors la loi, et de tous ceux qui se moquaient de la loi du village ou de la loi des hommes. Il y avait des troubadours qui venaient chanter en échange de poignées de figues, des gens qu’on ne considérait pas vraiment intégrés à la société kabyle. Les poètes aussi comme Si Moh ou M’hand qui a été rejeté de son village et a dû quitter la Kabylie pour pouvoir écrire. A travers son oeuvre on ressent tout ce qu’un prisonnier peut éprouver. Même à la création de la radio kabyle, il y a eu énormément de difficultés pour ceux qui y travaillaient, notamment les chanteurs. Jusqu’à moi qui ai commencé en 1973. Si mon père n’était pas mort, je n’aurais certainement jamais pu chanter. L’art n’est pas considéré comme un moyen d’expression…

Au lendemain de l’indépendance, il ne se faisait rien du point de vue culturel. La chanson est née surtout de l’émigration. Les gens venaient ici. Ils étaient séparés de leur contexte familial, sociologique, du village ou de la tribu. Ils vivaient dans d’autres conditions… Donc forcément ils chantent et quoi ? La terre qui est loin, les enfants, qu’ils ont laissés, la misère dans laquelle ils sont… C’est la réaction à un phénomène d’oppression. La prise de conscience était telle que n’importe qui chantait. Il n’y avait pas de belle ou mauvaise voix, de bons ou de mauvais musiciens, on venait dire des paroles sur un support musical archaïque et cela passait. Vers 72-73, la prise de conscience des gens venait à parler de l’identité culturelle, de retour aux sources. Nous avions une raison de vivre, nous avions des motifs… nous les avons transposé là-dedans. Et c’est dire qu’est née la nouvelle forme de chanson kabyle qui a commencé à être plus engagée, plus contestataire.

IL Y A DES MAINS QUI SE TENDENT

Au début cela a été une manœuvre de stockage… des descriptions peut-être un peu naïves sur notre mode de vie, des relations que nous avions entre nous, notre originalité par rapport à ce qui nous entourait, de ce que l’on nous enseignait à l’école et de ce que l’on vivait à la maison… Maintenant c’est arrivé au stade où l’engagement devient politique. Ce qui est dommage parce que c’est un peu une fausse route on a commencé par la Kabylie. On était à l’échelle de la famille, ensuite à l’échelle du village, ensuite à l’échelle d’un clan, de la tribu. On sort un peu à Alger parce que le Kabyle a longtemps été replié sur lui-même jusqu’à ces deux, trois dernières années. Les gens pensaient kabyle et n’essayaient pas de s’ouvrir un peu, de respirer. Cela se retrouvait dans la chanson. On chantait le Djudjura, la femme kabyle, le petit lait, la robe kabyle… Maintenant cela commence un peu à dépasser ce qui avait un lien direct avec la région. Mais on n’est pas sorti de l’auberge. Ça fait peur à certains mais je les comprends. La prise de conscience n’est pas encore totale. Elle n’est pas encore arrivée là où elle doit arriver comme de chanter aujourd’hui en arabe aux gens qui ne comprennent pas le kabyle. Si on le fait, les gens vont prendre cela comme une lâcheté, une trahison. C’est dire qu’on est à un point assez primaire de ce côté-là. Après il s’agit de prendre conscience d’autres groupuscules kabyles à l’échelle nationale les Aurès, les Touaregs… d’essayer d’établir des contacts avec eux et les lier directement à l’identité algérienne.

En Algérie, il y a un public arabophone qui ne comprend pas le kabyle, mais qu’on est arrivé à attirer vers nous avec une musicalité, avec du travail. Cela veut dire qu’il y a des mains qui se tendent. Le tout maintenant c’est d’organiser les rencontres. Mais des incidents comme il y en a eu ne risquent pas d’arranger les choses. Cela ne risque que d’augmenter les inimitiés qui existent entre les faux concepts arabes, chaouias, kabyles… Cela tend à monter les tensions régionales. Quand ils disent notre unité nationale est à travers l’arabe classique, l’arabe classique n’est pas le reflet des aspirations du peuple. Si on reconnait le berbère comme une composante de la culture d’ensemble algérienne, d’un autre côté on reconnaîtra l’arabe dialectal en tant que tel et les communications se feront. C’est pour cela que personnellement je combats à travers la chanson.

Comme il peut y avoir un problème entre l’arabe et le kabyle, il peut y avoir le problème entre le fils d’immigré qui parle le français le père qui le parle moins. J’ai remarqué qu’il y avait un fossé entre le père qui a une certaine culture et les jeunes qui sortent de la rue et qui écoutent autre chose à la radio. Depuis que cette musique est née, elle met à contribution le vieux et le jeune. Ils se retrouvent en elle. Le texte rappelle des choses au vieux et la musicalité n’est pas étrangère au jeune. Il se crée un moyen de communication qui ne se faisait peut-être pas avant. Les jeunes se font même traduire le texte qu’ils possèdent mal.

Au départ j’étais aussi traditionnel que possible et par la suite j’ai senti ce besoin de dépasser ce cadre et de me rattacher à une cause politique. Parmi les chanteurs kabyles, nous sommes tous d’accord pour une cause commune, une revendication culturelle, mais quand il s’agit de greffer, là-dessus, une idéologie politique, cela devient autre chose.

Propos d’Idir recueillis par Anthéa


Point de vue

Le pouvoir a politisé lui-même le problème

par Ali Sayad

L’Afrique du Nord a été le pays des Berbères et à la suite des hasards de l’histoire, une partie de la population a été arabisée, mais l’arabe algérien, entre autres, est un vocabulaire arabe sur une grammaire berbère. En fait, l’arabe classique est une langue qui nous est étrangère, qui n’est parlée par personne. Les arabisants qui pratiquent, tous les jours, par l’écrit cette langue, ne la pratiquent pas quotidiennement dans leurs rapports avec les gens. Pour acheter du pain, on utilise soit le berbère, soit l’arabe algérien. C’est au nom d’un nationalisme arabe qu’on nous impose cette langue. Or, la nation arabe est un mythe qui n’a jamais existé. On veut reproduire le moyen-âge où l’arabe classique avait effectivement produit ses chirurgiens, ses philosophes… Mais à partir des 13e, me siècle, cet arabe mythique qui était réservé seulement à une certaine caste de clercs, ne s’est jamais reproduit. La masse populaire a toujours été étrangère à cette langue qui appartient encore aujourd’hui aux clercs. L’arabe classique est une séquelle du colonialisme. On a encouragé l’Arabe en Algérie comme moyen d’échange sur le marché ; or, celui-ci n’a jamais utilisé l’arabe classique. Aujourd’hui, le pouvoir, mais déjà à partir de Ben Bella qui disait « Nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes… », a suivi cette séquelle et c’est ainsi qu’il y a eu une marche vers l’arabisation. Si avant, le combat c’était l’ancien colonisateur, aujourd’hui, le combat est pour l’identité nationale où la nation algérienne doit reconnaître ses composantes qui sont l’arabe algérien et le berbère.

LA GOUTTE QUI FAIT DEBORDER LE VASE…

En Algérie, il n’est pas possible de manifester pour des revendications politiques ou sociales. Seul le culturel pouvait l’emporter. Ayant été effectivement écrasée, la population en a eu ras-le-bol, si bien qu’une conférence, « poésies anciennes de Kabylie », qui n’a vraiment aucune signification, mais qui fait partie du patrimoine culturel, ayant été interdite, cela a déclenché une manifestation pacifique des étudiants. Face à cela, le pouvoir a répondu par les armes, par la force. Donc, à partir du moment où le pouvoir a répondu par les armes, par l’agression, par la répression, il a politisé lui-même le problème.

LE PHENOMENE N’EST PAS REGIONAL

Le phénomène n’est pas régional comme une certaine presse l’imagine. Il est national. Le problème ne s’est pas posé seulement à Tizi-Ouzou mais dans l’ensemble du département de la Kabylie : Bougie, Batna, Sétif, Bouira ; suivi à 100% à Alger. La grève n’était pas seulement estudiantine, mais concernait aussi les travailleurs et les paysans. Les usines SONELEC et SONELGAZ, les usines textiles ont suivi le mouvement. Mieux, ils ont formé des comités de défense des droits culturels ainsi que dans d’autres universités régionales comme Bel Abbes, Batna au nom de l’arabe algérien, du berbère, et aussi au nom de la liberté d’expression et de la démocratisation. Deux cents arrestations ont été opérées l’hôpital de Tizi a été fermé, les étudiants d’Alger avancent le chiffre de trente-deux morts … et à Batna, cinquante étudiants ont été arrêtés. A cela, les autorités ont répondu que le mouvement était manipulé par l’étranger. L’information du pouvoir, El Moudjahid, qui donne des informations parfaitement erronées, a limité cela à la Kabylie pour régionaliser le phénomène et prétendre qu’il est manipulé de l’extérieur, par les officines ou encore par des berbéro-marxistes-à-la-solde-de-l’impérialisme-anti-islamique ».

LE MYTHE KABYLE

Il a été créé un mythe kabyle que l’ancien colonisateur a encouragé. Nous, nous le dénonçons ce mythe kabyle créé par les Français à savoir le Kabyle aux yeux bleus, aux cheveux blonds, super-intelligent, on en a ras-le-bol… C’est vrai que le colonisateur a essayé de favoriser la Kabylie par l’institution d’écoles, etc. Mais c’est resté très limité par rapport à la masse d’analphabètes… Mais la Kabylie a été l’élément, entre autres, qui s’est opposé par la force à la colonisation. Le nombre de veuves de guerre en Kabylie est incalculable ainsi que dans les Aurès et le nord-Constantinois. Le pouvoir a entériné le phénomène kabyle afin de régionaliser le phénomène berbérophone.

Au sein du pouvoir en place, les Kabyles sont largement représentés… et s’ils détiennent un pouvoir économique, éducatif, ils ne détiennent pas le pouvoir politique.

L’ISLAM ORIGINEL

L’Islam a été institutionnalisé puisque dans la Constitution, l’Islam est la religion d’Etat. Ce n’est pas une question de conviction personnelle. L’imam, chef religieux, est un fonctionnaire et perçoit un salaire. Tout ça a pour but de caporaliser l’islam ; non pas l’islam tel qu’il est ressenti par les populations mais donner un islam qui est absolument différent de l’islam algérien parce que celui-ci rend compte des croyances populaires. L’islam maghrébin n’est pas l’islam originel. Le ministère des affaires religieuses (ministère des Habous) a été rattaché à la présidence pour lui donner plus de poids et tend à enseigner l’islam originel tel qu’il était enseigné par Ben Badis.

C’EST QUOI L’AUTHENTICITE ?

Un certain nombre d’organisations, dites de bienfaisance en faveur des immigrés, n’ont rien fait pour permettre à l’immigré sa réinsertion au pays. On lui enseigne deux langues qu’il n’est pas appelé à pratiquer au pays, dont l’arabe classique. Quand le jeune immigré part, il est complètement perdu au nom d’une authenticité algérienne. Or, il n’appartient pas à d’autres de nous la donner ; appartient aux Algériens de se la fixer, de la récupérer. Et puis, l’authenticité est un mythe qui ne veut rien dire.

Ali SAYAD
Ethnologue, directeur de la revue d’études berbères Tisuraf (à petits pas) et membre du comité de défense des droits culturels en Algérie.


Tizi-Ouzou : la révolte de l’espoir

Correspondance de Tizi Ouzou

Le canon du PM du motard se balance à 5 cm du nez du conducteur. Ça y est. 4ème barrage de gendarmerie franchi depuis Alger. Tizi-Ouzou est à 10 minutes. C’est lundi 21 avril et il est 5 heures quand nous tournons autour de la place du Rond-Point. Quelques cailloux et du verre brisé çà et là sur la route et une quinzaine de C.N.S. en tenue veillent encore autour de l’immeuble de l’UGTA.

Quelques heures plus tard je suis réveillé par des cris. Des groupes de 5 à 10 jeunes marchent tranquillement au milieu de la rue, quelques vieux s’y mêlent. Je me précipite à la fenêtre, c’est pour voir une première charge rapide qui fait refluer tout le monde vers la mosquée. Il est 9 heures. Un ami arrive et nous raconte les derniers événements. L’avant veille les gendarmes sont intervenus à la faculté occupée (celle-ci se trouve à 5 km à la sortie de la ville) à 4h du matin, tous les occupants endormis ils frappent, visant la tête avec les crosses des kalashnikovs. Il y a 340 blessés dont beaucoup gravement, fractures du crâne yeux arrachés. Voilà d’où vient la nouvelle des 32 morts entendue tout au long de ces 4 jours : il est tout à fait probable qu’il y ait eu des morts vu la gravité des blessures. D’autres nouvelles circulent également : les filles auraient été violées, les chiens auraient été lâchés. Ce matin seuls quelques panneaux routiers sont tordus et aplatis sur la chaussée.

Nous sortons, les groupes se forment et se déforment, pas de hâte apparente ni d’énervement. Les flics n’interviennent qu’aux ordres et les manifestants peuvent les approcher de près. Arrivés aux alentours de la Wilayia vers le midi l’agitation est grande.

Quelques poutrelles métalliques et autres matériels sont en travers des rues formant des mini barricades.

Une femme nous crie avec de grands gestes quelque chose en berbère je me fais traduire : « Allez-y tous ! Tapez fort ». Au détour d’une petite rue les flics qui ont amenés un de leur camion auto-pompe ne semblent pas très à l’aise, les canons à eau balayent rapidement la foule, des jeunes pour la plupart armés de barres de fer de frondes traditionnelles et de quelques mini cocktails molotov fabriqués dans des bouteilles de soda.

Beaucoup de flics en civil traînent un peu partout. A un carrefour derrière la poste gardée par des hommes casqués de blanc PM et Kalashnikovs munis du chargeur. nous nous attardons un peu. Les flics arrivent chargeant de façon dispersée. quelques grenades à main explosent sur notre droite. Des vieux assis accroupis devant leur logis nous font signe de nous éloigner. Nous sommes bien trop voyants. Tout au long de ces journées nous entendrons souvent les vieux nous dire sans aucune animosité : « Rentrez chez vous c’est plus prudent » et les jeunes alors vous venez avec nous vous battre ? ». Les flics sont un peu partout, souvent quelques uns qui chargent entre les baraquements d’une vieille cité. Intermède de couscous aux fèves. Ici c’est la grève générale depuis le « massacre » de la faculté. Toutes les boutiques ont store baissé. J’essaye de savoir comment la population se ravitaille. Cela fait 48h, pour l’instant pas de problème.

Nous nous rendons chez un ami d’où nous pourrons assister aux affrontements de l’après-midi. c’est à une des sorties de la ville. Là jusqu’à 19h les gens se battent autour d’une maison en construction. Les flics ont l’avantage du terrain, ils sont en haut d’une pente ils peuvent jeter leurs grenades à main plus loin. Les manifestants ripostent avec des projectiles divers et les frondes visent juste. Certains s’approchent à 10m des CNS. Un camion autopompe arrive en haut de la pente mais ne peut avancer il serait trop vulnérable dans ce petit chemin de terre. Plusieurs jeunes me racontent qu’un groupe d’officiers commandant les opérations du secteur a été encerclé quelques instants plus tôt par des manifestants qui les ont finalement laissés passer.

Tout à coup des discussions s’engagent entre forces de l’ordre et manifestants ; quelques flics jettent leur matraque en direction des manifestants et leur demandent de venir s’approcher. Quelques flottements et un des plus actifs s’avance. Nous pensons à un piège.

Juste derrière c’est la campagne : quelques groupes se reposent à l’ombre des figuiers et des oliviers. La situation évolue, les flics laissent passer les gens et les affrontements cessent. Nous en profitons pour regagner le centre. Les barricades ont grandies et se sont multipliées elles atteignent toutes 1m50, et les arbres coupés à la scie s’emmêlent avec les poteaux électriques.

Beaucoup de débris jonchent les rues. Les affrontements se sont déroulés partout dans la ville avec comme limite l’avenue principale : au nord les quartiers populaires autodéfendus et barricadés au sud la caserne, le tribunal.

L’unité nationale

Survient un groupe de manifestants avec en tête une seule banderole (la seule que je verrais durant tous les événements) y est inscrit en français et en arabe au-dessous : « Vive l’unité nationale ! ». Ils avancent vite dans l’avenue principal et sont bientôt 2 000. A la gendarmerie devant laquelle ils passent, c’est la prise d’arme et la levée du drapeau. Voilà quelques heures, ce même drapeau a été brûlé par les manifestants. Les forces de l’ordre n’interviennent pas et les jeunes et souvent très jeunes qui sont là crient libérez les étudiants. Rencontre d’un enseignent français qui parle du malaise dans les lycées. Certains élèves ont en effet déjà « disparus » et lui-même semble très affecté de ces faits. Nous nous séparons, deux gros flics en civil tournaient autour de nous cherchant à écouter les nouvelles que nous échangions. Reconfirmation du nombre de blessés, il dit 440 à 500, et dont la gravité de certains, parlent de plaies faites par baïonnettes aux membres et au ventre qui lui auraient été décrites par un collègue français travaillant à l’hôpital. Rien de plus à propos des morts sinon que tout le monde indique le nombre de 32.

La manif revient, il est à peu près 19h. Depuis déjà un quart d’heure beaucoup de cars et de Landrover sont partis derrières eux et les contournent mais pas d’interventions. Les jeunes continuent de demander la libération de leurs camarades. Un car de police qui arrive droit sur la manif est encerclé mais les manifestants le contournent et donnent à peine quelques coups dans la tôle. Cela ressemble vraiment à de la provocation. Des groupes de jeunes discutent avec les « darakis » en armes autour de la gendarmerie. J’en vois même un qui seul s’explique avec beaucoup de gestes entouré d’une vingtaine de flics et de gendarmes. Encore des cars qui foncent sur la manif et remontent vers la caserne. Des jeunes sautent et s’accrochent aux grilles quelques secondes d’où ils essaient de briser les vitres, et resautent vite : quelques dizaines de mètres plus loin c’est la caserne…

Parti en quête d’information si possible plus sûr, nous revenons à la nuit. Les rues sont calmes, seuls les convois de gendarmes-flics n’arrêtent pas de circuler. L’ambiance est tendue. Ce silence… Lorsque nous rentrons chez nous, nous sommes seuls dans les rues, il est minuit passé. Nous croisons les Galeries Algériennes dont les vitres ont été cassées et « aveuglées » par des cartons mais en se penchant à l’intérieur je vois quelques matous berbères se faufiler entre les piles de shampoings jaunes et pisser d’aise sur le boîtes de conserves.

Des marquages sur la chaussée « berbères vivront » au tube d’encre de ronéo. Nous arrivons au rond-point. Quelques CNS nous dévisagent vraiment surpris. Beaucoup de débris partout sur la voie publique. Quelques vitres cassées à l’immeuble du FLN. Nous rentrons nous coucher. Réveillés mardi dès 9h par les cris dans la rue. Même scène qu’hier.

Nous parcourons la ville, les barricades sont toutes conséquentes, le feu est mis à de vieux pneus. Des rouleaux de grillage de fer à béton sont étendus verticalement barrant sur 2,50 m les rues. Seul un petit passage sur un côté permet de circuler.

La population déjà très nombreuse continue à occuper les rues, ils commentent la journée d’hier. Nous arrivons chez notre ami. Ils nous faut chercher de l’essence et un véhicule pour circuler. Là, un de ses amis qui vient de faire 30 km à pieds à travers les montagnes pour lui apporter… du pain. C’est tout naturel explique-t-il. Il fait presque ça tous les jours. Mais aujourd’hui c’est particulier, une grande manif est prévue à Tizi en début d’après-midi, et il nous montre des colonnes d’hommes descendants des collines environnantes. 6 000 montagnards nous dira-t-on plus tard. Nous prenons la direction des Montagnes du Djudjura qui se détachent maintenant sur un fond de ciel bleu. La journée sera belle le soleil est là. Nous croisons des groupes de jeunes hommes certains sont partis depuis la veille.

Un guide curieux

L’un nous raconte qu’il y a un mois aux Beni Yenni (petit village au flanc du Djudjura) les cars de la SNTV ont été attaqués par les habitants et cassés. Alger, a depuis cessé de faire parvenir ceux-ci.

Aux portes de la ville plusieurs pierres et boulons sifflent à mes oreilles ; mais je ne vois pas les lanceurs. Un homme pantalon et blouson de jean environ la quarantaine, la moustache noire, arrive vers nous et nous demande qui nous sommes. Après lui avoir expliqué, ils nous proposent de nous escorter. Il fait un signe à des collègues. Je vois une fronde se déplier (une simple bande de cuir souple) derrière un mur au bout d’un bras. Au moins cinquante mètres. De temps à autre, notre « guide » ramasse une pierre et la lance dans les fourrés. Nous n’apercevons rien. Il nous explique que des hommes sont là munis de frondes, de projectiles et de barres. Cela va durer jusqu’à la grande caserne de pompiers à l’extérieur de la ville… Ceux-ci sont en grève également avec occupation et auto-défense. Ils nous expliquent que toute la population est contre les violences.

Les ouvriers occupent avec piquets de grève. Un tas de pierres et de barres à la porte de l’usine.

Il nous quitte là et nous remet une signature sur une feuille de carnet. C’est un laissez-passer. Nous allons à 10km et pouvons rencontrer des obstacles… Un vieux maquisard attend les arrivants et leur donne les premières consignes : visez ceux qui portent des mitraillettes avec des pierres. Quelques explosions retentissent les premières grenades. Des fumées noires s’élèvent, les vieux pneus qui brûlent. Une deux trois colonnes au-dessus de la ville. Les cigognes qui avaient fait leurs nids sur les pylônes électriques autour du FLN s’écartent de Tizi et planent boudeuses au-dessus des champs humides. Aux alentours les femmes vont laver le linge d’un pas tranquille, les troupeaux paissent, des gosses nous font un brin de conduite, et nous montrent de derrière l’université Oued Aissi. De nombreux cars et camions kakis forment un barrage derrière les grilles. Sur la route qui relient les montagnes de nombreuses 404 et 504 bâchés bondées de montagnards se dirigent vers la ville. Sur l’autre route un important convoi de gendarmerie avance lentement.

En début d’après-midi, les véhicules devant nous font précipitamment demi-tour à l’entrée de la ville. Un convoi de darakis, une vingtaine de cars et landrovers, deux autopompes s’avancent et stoppent tout autour des hommes courent dans la campagne. Les gendarmes descendent avec d’abord des chiens bergers allemands tenus en laisse. Une trentaine. Tout ce qui se trouvait là a été mis en travers de la route pour stopper les forces de l’ordre. Nous continuons sans nous occuper des flics.

La bagnole force pour passer un arbre. On gêne au maximum la progression des gendarmes qui nous oblige à aller sur la droite : une route qui monte en direction du chantier de la nouvelle mosquée. Tout autour ce sont les champs et les gendarmes ne poursuivent qu’eux-mêmes.

Ils sont attaqués sur leurs côtés depuis les champs. Je remarque l’air crispé des meneurs de chiens en casquette. Nous continuons vers la ville mais stop là on ne passe plus, une barricade de terre de 1,80m sur toute la largeur de la route. La pelle mécanique qui a servi à cet usage est en travers.

Tout ce qui est cassable…

Les hommes nous proposent de soulever la bagnole pour la lui faire franchir. Mais ils renoncent bien vite, il faudrait d’abord déblayer. Par derrière, les gendarmes se sont encore avancés sur la route. Ils sont bien vulnérables au jeu de pierres. Dans les mains des hommes des faucilles, des pelles et des fers à béton. Les vieux qui sont descendus avec leurs pétoires ont été priés de retourner…

Demi-tour nous prenons à droite au carrefour et continuons ainsi jusqu’au prochain barrage de Darakis qui nous obligent à prendre un chemin de traverse. Nous allons traverser comme ça tout le quartier nord les gens soulevant à chacune des vingt barricades franchis la voiture que nous laissons à la sortie Opposée. Toute la population masculine est dehors. Quelques filles également. Mais ce sont des étudiantes. Sur les barricades, de vieux pneus flambent un peu partout. La casse est énorme. En quelques heures, tout ce qui est officiel a été systématiquement cassé, pillé, brûlé. La gare routière est dévasté sur les deux étages : toutes les vitres cassés, bureaux, classeurs et paperasses évacués par les fenêtres. Autour un feu allumé s’est éteint. La villa de l’ancien wali, actuel ministre de l’enseignement a été attaquée et brûlée. Les écoles ont leurs vitres cassées. Tout ce qui est cassable l’a été. Des tonnes de papiers officiels sont répandus sur la chaussée. Des gosses ramassent quelques classeurs et partent fiers de leur butin. Un homme sort de la nouvelle bibliothèque avec un bureau en bois sur son dos. Les CNS sont à 100m occupés sur leur droite. Ils nous empêchent de passer et nous faisons le détour par la place du rond-point. Là le spectacle est tout à fait digne des meilleures journées parisiennes 8 R16 retournées entièrement brûlées devant le FLN. Un camion auto-pompe finit de se consumer entièrement détruit Les rues sont couvertes de pierres, briques, verres brisés sur une épaisseur de 10cm. Les flics certains assis par terre à l’abri semblent avoir dégusté. Le cinéma a été dévasté les deux hôtels également. Du siège du FLN, il ne reste que les murs et le toit. Tout l’intérieur a été sorti les dossiers déchirés. Les affrontements vont durer encore tard jusque dans la soirée. Des gendarmes viennent relayer les CNS derrières le siège du FLN. Deux sont équipés d’une sorte de fusil d’assault avec lance grenade anti-personnelle, un troisième, porte deux petits caisses grises. D’autres ont la baïonnette au canon du Kalashnikov.

Rentrés dans la maison, les flics nous ordonnent de fermer volets et fenêtres. J’observe accroupi depuis un balcon : les gens qui sont abrités dans des chantiers voisins d’où ils dirigent leurs attaques. Cela durera ainsi jusqu’à 23h. Nous ressortons à cette heure là : dans notre dos à 15 m les paroles échangées dans les talkies-walkies par les gendarmes. On passe seuls au milieu de la rue. Devant la mosquée un vieil homme allongé sur le dos au milieu de la chaussée s’est assoupi les pieds nus réchauffés par la lueur orangée d’un pneu qui finit de briller. Il est à 200m des flics protégé par un de ces grillages en travers qui ne se voit plus la nuit qu’en arrivant dessus. Nous faisons un rapide tour et voyons dans la cité autour de la poste toujours gardée, les gens s’agglutiner les uns chez les autres, pour se nourrir et échanger les informations. Lorsque nous remontons je vois la 505 blanche du tribunal (Break aménagée en cellule à l’arrière) remonter vers les quartiers nord escortée par deux Landrovers. Puis deux coups de feux nets: et la 504 redescend à toute allure précédé des deux Landrovers bombardées de pierres et roulant sur le tapis de projectiles. Quelques instants plus tard je vois dans l’immeuble en face des gens qui observent de derrière les volets, allument et éteignent rapidement la lumière dès qu’il y a du passage dans la rue. Il semble que la peur s’est installée. Nous pensons à une ratonnade systématique des îlots aux alentours. De fait, au cours de la nuit je verrai plusieurs scènes de ce type. Quelques civils accompagnés de darakis se précipitent dans un immeuble qui est devant et où il y a un passage marchand et en ressort à chaque fois avec un prisonnier. Très rapidement. Aucun bruit. Aucun cri. Ce silence est horrible. Pas précipités sous la fenêtre, 4 gendarmes courent vers l’immeuble de l’UGTA. Il est trois heures du matin. Le lendemain la situation reste inchangée barricades, partout les gens contemplent l’importance des combats et de la casse. Les affrontements continuent encore mais le plus gros est passé. Maintenant les montagnards repartent, les gens parlent. La bannière « Vive l’Unité nationale » reste accrochée à la barricade devant la wilaya. On me parle de plantes de pieds brûlées. Nous quittons Tizi en fin de matinée, à Bordj Menael, tous les panneaux routiers cassés ont été évacués sur les bords de la chaussée. La caserne de gendarmerie a son enseigne cassée. Toute la population est dehors. Nous avons croisé plusieurs convois de flics qui se dirigent vers Tizi Ouzou. Six barrages de gendarmes contrôlent les véhicules dans cette direction mais nous laissent passer vers Alger.

Mercredi soir à Alger, plusieurs groupes courent dans les rues presque désertes criant « Berbères vivront ».

Le lendemain je sens les regards souvent agressifs peser sur moi. Je surprendrai le patron de l’hôtel visitant ma chambre. Pas gêné, il ne s’explique même pas.

LOUIS PAGES

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