Article de Pierre Saint-Germain et de Patrice Vermeren paru dans Les révoltes logiques, n° 2, printemps-été 1976, p. 121-128
« La réputation d’héroïsme que fit (à Dimitrov) la presse de l’univers entier (…) ne fut à vrai dire que le résultat d’une mise en scène habile et méthodique (…). Des mois avant que le célèbre procès ne commençât, des négociations secrètes étaient déjà en cours entre Moscou et Berlin pour échanger Dimitrov et ses deux complices bulgares contre trois officiers allemands arrêtés pour espionnage en territoire soviétique. Il importait d’épargner à Dimitrov l’épreuve des tortures de la Gestapo, non pas pour le sauver, mais pour sauvegarder le fonctionnement du service secret soviétique et préserver le Komintern dont il connaissait trop bien les rouages intimes.
Devant le danger, Dimitrov s’était montré moins ferme que beaucoup de ses subordonnés. Il donna notamment à la Gestapo l’adresse du couple qui le cachait. Dimitrov livra également à la Gestapo le nom et l’adresse de sa maîtresse (…). Le marché conclu entre Moscou et Berlin le fut le soir qui précéda le procès. Mais pour sauvegarder les apparences Dimitrov fut retenu en Allemagne jusqu’à la fin de la grande comédie de Leipzig. Cet homme (…) bénéficie de privilèges que ne connurent jamais la masse des détenus anonymes (…). Les « petits » camarades, pendant ce temps, ne recevaient eux, que des coups – voire une balle dans la tête. » (1).
Qui s’applique ainsi à détruire la légende du héros le plus glorieux de la IIIe Internationale, le militant assez courageux pour revendiquer devant ses juges, sous le pouvoir nazi, son action de communiste, assez intelligent pour confondre ses accusateurs – assez lucide plus tard pour conduire l’Internationale à changer sa tactique en face du péril fasciste ? Un anti-communiste « frénétique » ? un désenchanté de l’appareil communiste international ? un qui ne vise – vieille recette de la littérature journalistico-politique – qu’à rendre visible l’envers du décor : les petites combines derrière les grands héroïsmes ?
Non. Celui qui écrit, c’est un marin allemand qui raconte son aventure, une aventure qui est une éducation.
Un marin allemand : il y a là de l’histoire et du légendaire ; Dans les années 20 la figure du marin on la voit à travers le Potemkine ou le cuirassé Aurore ou encore du côté des révoltes de la Mer Noire. Quelques-uns moins nombreux la voient aussi du côté de Kronstadt.
Un marin allemand, c’est aussi la figure de ceux de Hambourg, marins et dockers, formés par ces pratiques de boycott dont on ne sait plus aujourd’hui si elles sont rêvées ou si elles sont vraies, révoltés de Novembre 1918, cœur de la révolution que tous attendent dans les années 20, cette révolution allemande qui avorte en 1921 et 1923. C’est enfin la référence au parti communiste modèle, le P.C.A.
A la fois donc une pratique et une pensée du combat et un parti modèle. Plus que l’irruption d’une vérité cachée, plus qu’un témoignage sur l’appareil communiste – du P.C.A. au Komintern – « Sans patrie ni frontières » nous dit en effet les contradictions entre la stratégie du Komintern et les pratiques et les idéaux d’une tradition de métier et d’une tradition politique, celles des dockers et des marins.
Histoire d’un marin devenu fonctionnaire de la révolution internationale : la contradiction n’est pas là où la situent ceux pour qui la constitution d’un appareil et d’une bureaucratie suggèrent un monde de paperasserie poussiéreuse et de mesquinerie administrative où viendrait s’éteindre la flamme révolutionnaire. L’air du large et l’odeur du danger ne manquent pas au fonctionnaire Valtin : tantôt c’est une grève à fomenter en Suède, tantôt du matériel de propagande à acheminer en Extrême-Orient, tantôt un traître à liquider à San Francisco. La contradiction elle est bien ailleurs : en ce que les desseins stratégiques de la révolution imposent de donner à chaque action de lutte d’en-bas une signification – et du même coup une issue décalées, voire directement opposées par rapport à la pensée et à la volonté des masses qui y participent. Ce décalage oblige à faire fonctionner un système de la double vérité. Ce que l’on explique aux masses n’est pas ce qui se dit dans les états-majors ou entre militants.
Il faut savoir terminer une grève.
Exemple exemplaire : les grèves. Dans l’immédiat après-guerre, alors que l’Allemagne connut une effervescence révolutionnaire sans précédent, elles sont commandées par le schéma léniniste grèves partielles/grève générale/insurrection (2). Ce n’est pas la grève en elle-même qui importe, mais ce qui constitue son au-delà : l’avenir qu’elle prépare. Il faut donc différencier réussite stratégique et réussite tactique : l’échec apparent peut se révéler bénéfique pour la révolution, s’il permet d atteindre des objectifs plus décisifs que l’immédiate satisfaction des revendications. L’appréciation de la signification et de la portée d’un mouvement de masse renvoie à la duplicité consciente des responsables communistes nationaux et internationaux (ce sont souvent les mêmes…) (3). L’objectif d’une grève n’est pas toujours le motif avoué de son déclenchement. La vision stratégique (imposée par le Komintern) de « la situation et des tâches actuelles », propriété privée des états-majors, les autorise à tenir secrets les mobiles réels qui déterminent la bataille à laquelle ils mènent leurs troupes, aux yeux de celles-ci mêmes.
Bien souvent, ce n’est qu’en fin de conflit qu’est expliqué aux grévistes le sens de leur combat ; et l’un des aspects les plus intéressants du témoignage de Valtin, responsable important mais justement ancien marin et proche de la base, c’est qu’il nous donne la confrontation de ces deux vérités, aussi bien pour des grèves (masses/militants) que pour des affaires internes au mouvement communiste lui-même (dirigeant/base, appareil secret/appareil officiel). Et si l’on peut repérer que c’est dans les années trente, lors de la bataille entre clans des couches dirigeantes du parti communiste allemand et du Komintern lors de la bataille de l’orthodoxie stalinienne que se systématise cet emploi de la double vérité, Valtin nous montre que sa mise en œuvre date des premiers pas de l’Internationale.
A Hambourg, l’organisation déclenche une grève parmi les marins et dockers. La spontanéité doit être quelque peu suscitée, la force contraint les hésitants à rejoindre le mouvement par la force (« à midi, le port offrait le spectacle d’un champ de bataille »). Intervention de la police et mise à l’arrêt de nombreux marins. Du coup, les dirigeants du parti réunissent en secret les militants les plus sûrs et leur ordonnent « d’informer les armateurs qu’ils étaient prêts à naviguer à bord des bateaux désarmés par la grève. » La base proteste. Les stratèges expliquent que le jaune en apparence est du rouge en réalité :
« Camarades, le Parti attend beaucoup de vous. Il veut votre coopération dans une manœuvre tactique qui doit faire pénétrer le bolchévisme plus avant dans la marine marchande. La grève ne peut durer toujours. Devons-nous laisser à ces requins d’armateurs la possibilité de se venger de nous en excluant désormais les communistes des équipages de leurs bateaux ? Devons-nous laisser partir leurs bateaux sans essayer de faire de chacun d’eux une citadelle du parti communiste ? Non ! Nous devons tirer avantage de notre force présente pour l’augmenter afin de nous trouver prêts quand demain les grandes batailles auront lieu. Nous ne sommes pas des sourds-muets. Nous sommes des communistes. La discipline du parti exige que vous nous suiviez, que vous obéissiez à ces ordres » (p. 51).
Vérité pour les masses : faire la grève ; vérité pour les militants : la briser, aux fins tactiques d’assurer la présence communiste dans les ports et sur les navires. Car la stratégie de l’Internationale est toute entière axée à cette époque sur la nécessité de pouvoir paralyser, au moment propice, les ports par lesquels passe l’essentiel du commerce international : la mobilisation des dockers dans une grève générale, et le déclenchement de révoltes au sein des équipages, doivent advenir au moment décisif pour provoquer l’asphyxie de l’économie allemande et précipiter une crise révolutionnaire – prélude à la prise du pouvoir par les soviets (p. 57).
Dix ans plus tard, en 1933, à l’occasion d’une grève des marins suédois menée et contrôlée par les socialistes, Valtin est envoyé en mission en Suède par le Komintern. Il s’agit pour les communistes de prendre la direction du mouvement et de déconsidérer les socialistes aux yeux des marins ; l’affaire est sur le point d’être menée à bien, mais l’envoyé de l’Internationale est informé que des pourparlers secrets entre dirigeants du syndicat non-communiste et armateurs sont en cours, lesquels doivent amener la reprise du travail ; il donne sans plus attendre l’ordre de cesser la lutte :
»La discipline de fer se fait sentir aussitôt. D’importantes réunions eurent lieu dans tous les ports, et les militants communistes, non sans quelque recours à la bastonnade, firent comprendre aux marins qu’ils devaient accepter la réduction des salaires. Ainsi, pour les marins suédois, la grève fut une défaite ; mais le parti communiste reprit sa place à bord de chaque bâtiment, plus solide que jamais » (p. 432).
De 1920 à 1940, c’est toujours cette même distorsion entre deux niveaux de vérité qui fonctionne ; mais si les pratiques militantes perdurent, l’idéal militant change insensiblement : on passe peu à peu de la « raison de parti » à la « raison d’état », celle de l’Union Soviétique, alors que l’hégémonie de Staline se fait plus prégnante sur le mouvement ouvrier international. Ainsi en 1931 Valtin a mission de mener en URSS deux navires achetés en Allemagne, et de charger une cargaison de pâte de bois en Norvège. Il faut faire effectuer le travail par des jaunes, parce que la côte est paralysée par une grève des dockers. Valtin rapporte qu’il dût parler à ses marins communistes « pendant des heures avant de les convaincre que les grèves étaient faites contre les capitalistes et non contre la patrie du socialisme » (p. 266). En 1931 toujours, les ports de Hambourg et de Brême sont paralysés par une grève des travailleurs maritimes, et les navires soviétiques perdent leurs plus importantes escales. Le Komintern intervient et les comités de grève constituent des équipes spéciales pour charger et décharger les bâtiments russes – alors que la paralysie est totale. Les critiques sont étouffées, toute velléité de protestation violemment réprimée :
« Les ouvriers qui s’opposaient ouvertement à cette proclamation (saboteurs, traîtres à la patrie du socialisme, disait-on à ceux qui discutaient) étaient matraqués aux réunions, chassés du port par les équipes du Front Rouge et souvent conduits en droite ligne dans les bras grands ouverts des nazis » (p. 248).
Et quelques années plus tard, alors que le Komintern a lancé une campagne internationale pour empêcher les bateaux allemands d’arborer le drapeau nazi dans les ports, la croix gammée flotte tranquillement au vent dans la patrie du socialisme, car « boycotter les bateaux allemands dans les ports russes équivaudrait à boycotter le plan quinquennal… » (pp. 451-452).
La stratégie et les masses
Ce double langage de la révolution, à usage interne et à usage externe, héritage léniniste revendiqué comme tel, repose à la fois sur le principe internationaliste de la défense de l’URSS patrie du socialisme, et sur le principe bolchevique de la combinaison du travail légal et du travail illégal : condition de possibilité et mode de justification du système de la double vérité. Pour simplifier : si l’on ne peut dire la vérité aux masses, c’est parce que la prise du pouvoir est subordonnée la stratégie de l’insurrection. Un putsch ne peut être victorieux que si joue un effet de surprise pour l’ennemi, mais les masses doivent être suffisamment préparées pour suivre l’avant-garde.
« Le véritable bolchevisme (…) consiste dans l’exact dosage de méthodes légales et illégales de travail. Les manœuvres stratégiques tiennent une place considérable dans notre façon d’agir. Or, qu’est-ce qu’une manœuvre stratégique, sinon lancer une offensive foudroyante en prétendant n’observer qu’une stricte défensive. C’est feindre une grande amitié à l’égard d’un ennemi implacable afin d’avoir une occasion meilleure de le supprimer à l’heure que l’on saura choisir (…). Il faut davantage de cette souplesse bolchevique : le camarade Lénine lui-même nous a enseigné que la souplesse bolchévique réside dans son habileté à varier ses tactiques, à employer les méthodes les plus différentes en conservant toujours en tête un seul objectif : faire triompher le but final » (pp. 112-113).
Combiner le travail légal et le travail illégal, c’est préserver la possibilité de la violence et de son utilisation maîtrisée. La grève est pensée comme un acte de guerre civile et menée comme telle par référence à l’histoire immédiate de l’Allemagne : des soulèvements armés de Berlin à l’occupation de la Ruhr ; mais aussi en application de la stratégie de l’insurrection armée (4) cadre obligé de référence des luttes communistes en Allemagne bien après Hambourg, et même au-delà de l’effondrement de 1933 (5). Tout acte militant ne peut dès lors avoir d’autre statut que celui de nouveau pas en avant vers l’échéance révolutionnaire, tout mouvement de masse est vécu comme passage à la limite de l’insurrection : et c’est pourquoi il doit conduire si possible à l’affrontement avec la police et avec tous ceux qui freinent la dynamique du processus de radicalisation des luttes : syndicalistes non-communistes, socialistes et même simples ouvriers en désaccord avec la tactique. C’est que la révolution, pense-t-on, ne dépend que de l’audace et de l’énergie de l’avant-garde ; montrons l’exemple et les masses suivront : « Une fois que nous irons de l’avant, la masse suivra. C’est elle qui fera la révolution, mais c’est à nous de la conduire » (p. 48). Cette déclaration prélude à l’insurrection de Hambourg en 1923. Ce putschisme commandera aussi de 1930 à 1933 le règlement du problème nazi : le jour J où nous nous en occuperons, il suffira d’appeler les masses à nous rejoindre dans la rue, – ce jour J, nous l’avons vu, coïncidant avec la révolution. Il y a une permanence de la pensée militaire, propre au PCA plus sans doute qu’à toute autre section de l’Internationale, l’Allemagne étant couverte de formations paramilitaires (des groupes d’extrême-droite aux troupes nazies, en passant par le Reichsbanner, le Front de fer, le Front rouge, etc…).
Ainsi se trouve légitimée la constitution et l’extension d’un appareil secret (P.C.A., Komintern, Guépéou) chargé des besognes les plus délicates et qui devient rapidement le centre de gravité du mouvement communiste. Membre de l’appareil clandestin, Valtin a bien entendu tendance à surestimer dans son récit le rôle de ces stratégies occultes. Mais c’est cette cécité même du militant de l’Internationale face à ce que Korsch nomme l’histoire politique de la révolution (6) qui fait témoignage : elle est une indication précieuse pour comprendre la surprise des communistes devant la montée du nazisme et leur impuissance à le combattre efficacement. L’hypertrophie de l’appareil clandestin et l’inféodation du mouvement communiste aux intérêts exclusifs de l’URSS sont en quelque sorte inversement proportionnelles à leur perception de l’état réel des masses laborieuses allemandes et à leur capacité de mobiliser le prolétariat contre la montée au pouvoir de Hitler.
La discipline jusqu’au bout
Ce qui définit le militant, c’est la fidélité : à la révolution, au parti, à l’URSS (c’est la même chose). « Nous sommes fidèles comme des disques de phonographe » (p. 345). Donc pas question de changer de musique. L’autoritarisme dans le parti culminera dans le « Parteibefehl » auquel tout militant doit se soumettre :
« Dans la conscience de chaque communiste, le mot Parteibefehl – ordre du parti – représentait le summum et l’inexorable. Toute velléité d’indépendance, d’initiative était considérée comme un caprice, une manifestation à caractère d’héritage bourgeois. Du courage, de la ténacité étaient exigés et au-dessus de tout, une foi aveugle dans l’idéalisme et l’infaillibilité du Polit bureau de Moscou » (p. 182).
Ordre du parti : il faut s’y soumettre, quelque doute qu’on puisse avoir sur le bien-fondé. Après tout, le Parti sait, lui ; plus que le militant, qui n’est pas forcément familier du double langage, et ne maîtrise pas le jeu subtil des deux appareils. Sans doute quelque raison supérieure le motive-t-il, – et la règle élémentaire de la clandestinité consiste à ne pas poser de questions. Il faut faire confiance à la « direction prolétarienne », celle du parti ou celle de la patrie du socialisme. Et si les dirigeants, divisés par des querelles personnelles, s’espionnent mutuellement, c’est le « contrôle mutuel bolchevique » (p. 219) qui s’exerce, tout simplement. L’idéal militant du révolutionnaire professionnel (cf. profession de foi de Valtin citée p. 4) suppose discipline et auto-discipline (7). La « discipline personnelle » assure le bon fonctionnement de l’organisation révolutionnaire : « Nous qui appartenions aux couches dirigeantes du Parti nous ne nous faisions aucune illusion sur la terreur que le mouvement hitlérien allait bientôt laisser fondre sur nous. (…) Un assaut de front ne pouvait être qu’un suicide en masse – nous le savions tous » ; pourtant un seul responsable ose protester contre le mot d’ordre de grève générale pour abattre le nazisme ; et celui-là est exclu du parti comme « conciliateur » et « agent de la classe ennemie ». Personne d’autre n’élèvera la voix contre le délégué du Komintern (pp. 374-375). Car le Komintern, c’est l’autorité de la révolution (et la menace du Goulag déjà). L’analyse de la montée du nazisme est à cet égard révélatrice ; jusqu’à l’incendie du Reichstag, la question du nazisme est considérée sous un angle purement militaire.
« Le mouvement d’Hitler n’a pas de sympathisants parmi les travailleurs, réplique Dimitrov. Hitler promet tout à tout le monde. Il vole ses idées à chaque parti. Personne ne le prend au sérieux. Il n’a ni tradition, ni passé, pas même un programme. Ne vous laissez pas influencer. Le plus grand obstacle sur la route de la révolution prolétarienne est le Parti social-démocrate. Notre unique tâche est de détruire son influence – après quoi nous balancerons Hitler et ses « Lumpen-gesindel » dans la poubelle de l’Histoire » (pp. 198-199).
De 1930 à 1933, les dirigeants du PCA et du Komintern continueront de penser que le mouvement national-socialiste n’a pas d’avenir et étoufferont les rares critiques (8). Seule la social-démocratie, poste avancé de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier retarde l’échéance révolutionnaire. Cette élimination complète de la question du rapport du nazisme aux masses commande une double attitude à son égard. D’une part on s’alliera avec lui pour combattre les « sociaux-fascistes ». Ainsi en janvier 1931 Dimitrov publie un mémorandum dont les instructions visent à « une action unique du Parti communiste et du mouvement hitlérien pour accélérer la désintégration du bloc démocratique croulant qui gouvernait l’Allemagne » (p. 244). D’où des ententes sur le terrain pour perturber les réunions publiques d’adversaires : syndicalistes, libéraux, etc…, qui se prolongent sur le plan électoral (printemps 1931). D’autre part la lutte ne cesse pas contre les nazis, mais d’un point de vue strictement militaire : les règlements de compte se succèdent entre Front rouge et Sections d’Assaut car la « peste brune » est de plus en plus agressive et il n’est pas possible d’attendre la « lutte finale » (9).
En 1930 apparaît le mot d’ordre : « Frappez le nazi partout où vous le rencontrez » puis « Tuez 5 nazis pour un communiste assassiné » (Edgard Andree). De plus en plus une lutte secrète oppose les appareils clandestins des deux formations : infiltration réciproque, élimination des agents ennemis, traque des responsables, terrorisme et contre-terrorisme. Ces processus évidemment renforce le « point de vue militaire » sur le nazisme : jusqu’au bout la social-démocratie sera le « Hauptfeind », le national-socialisme, l’obstacle à balayer du revers de la main. Sauf peut-être vers le milieu de 1932 où des désaccords se manifestèrent au sein du Comité Central lui-même :
« C’était une réunion extraordinaire. Le Comité Central du Parti y était assemblé ainsi que les chefs de toutes les organisations auxiliaires et les membres du corps volant. Cette séance orageuse dura de huit heures du soir à cinq heures du matin. Une douzaine de fractions étaient à couteaux tirés. Des hurlements et des cris ponctuaient les débats et j’eus l’impression plusieurs fois que l’élite du bolchevisme allemand allait en venir aux coups. Quelques-uns proposèrent que l’on dirigeât l’entière fureur du Parti contre Hitler. Certains parlèrent d’une alliance de la dernière heure avec les sociaux-démocrates. D’autres prétendirent qu’un coup d’état des nazis jetterait les ouvriers socialistes dans le camp communiste. Cependant il prévalut une fois de plus que le socialiste demeurait l’ennemi principal des Soviets » (pp. 347-348).
La ligne sera maintenue contre vents et marées, le Komintern, après Février 1933, pensera qu’il suffit de saboter l’industrie et les transports allemands pour que le régime nazi s’effondre… (p. 456).
La dernière partie du livre est significative quant au rapport entre la solidité de l’appareil et sa capacité de mobiliser les masses : dans la prison où Valtin et ses camarades ont été jetés par les nazis, l’appareil continue à tout contrôler et à donner ses instructions. Et c’est sur un plan arrêté par lui que Valtin feindra d’avoir été touché par la grâce nazie et deviendra agent de la Gestapo pour le compte du Komintern : achèvement du système de la double vérité et déroute d’une politique de la révolution (10).
(1) Sans patrie ni frontières de Jan Valtin (Richard Krebs), réédition J.C. Lattès. Préface de Jacques Baynac, 1975, p. 478-9.
(2) « Rappelle-toi bien : une campagne, ce ne sont pas des brochures de propagande et des meetings ! C’est de l’action, de l’action encore et de l’action toujours. Agir, cela veut dire grève. Une grande grève constitue le prélude à toute insurrection armée. C’est à nous de conduire les événements jusqu’au point culminant qui rend la révolution inévitable et cela, par tous les moyens qui sont à notre disposition ». (p. 45).
(3) (A propos de la lutte contre l’influence d’un militant révolutionnaire indépendant)
« _ Moi, j’aime les situations nettes. Si nous combattons quelqu’un, pourquoi ne pas l’avouer clairement ? Les ouvriers ne comprendront jamais les manœuvres à double sens. Pourquoi ergoter ? Le congrès du Komintern nous a tracé la voie. Opérer la conquête des masses pour obtenir le pouvoir.
_ Correct, interrompit Ryatt de sa voix hachée et métallique. Nous devons demeurer en elles, nous lier avec elles, ne jamais nous en séparer – sauf en cas de conspiration » (p. 112).
(4) Cf. Neuberg, L’insurrection armée, réédition Maspero 1970 : « L’insurrection armée est la forme la plus haute de la lutte politique du prolétariat », et plus loin : « Tout communiste pendant la révolution est un soldat de la guerre civile et un dirigeant de la lutte armée des masses. En préparant chaque jour intensivement et minutieusement la mobilisation révolutionnaire des travailleurs, en les éduquant pour renverser la domination de l’impérialisme, les communistes de tous les pays doivent, dès aujourd’hui, dans une situation qui n’est pas immédiatement révolutionnaire, se préparer à leur rôle de directeurs de l’insurrection future du prolétariat ».
(5) « Nous étions persuadés (en 1933) qu’Hitler ne tiendrait pas plus d’un an. D’ici là, tout serait fini et l’Allemagne se trouverait devant un nouveau choix qui ne pouvait être, à notre avis, que celui d’une république socialiste ». A. London, L’Aveu, p. 274 (Folio).
(6) Karl Korsch: Revolution for what? A critical comment on Jan Valtin’s « Out of the Night », Living Marxism, spring 1941- V. 4.
(7) « Nous suivions les instructions données avec une fermeté d’autant plus grande que nous avions été entraînés à nous astreindre à un contrôle de tous les instants et à des disciplines personnelles qui relevaient sans doute davantage des théories de Bismarck que de celles sacrées à nos yeux de Karl Marx » (p. 345).
(8) Par exemple, A. Ewert, un des dirigeants du PCa, partisan d’une alliance avec la SD, dut rédiger son autocritique, publiée dans Imprecor, Fev. 1923.
(9) « Après la destruction des socialistes, la lutte finale en Allemagne se livrera entre le bolchevisme et le fascisme ». E. Tählmann 1930, p. 220.
(10) Que le témoignage de Valtin soit celui d’un ancien agent de la Gestapo permettrait évidemment de le discréditer à bon compte, en omettant de dire pour qui il jouait ce jeu. Pourtant, toutes les recherches entreprises confirment l’authenticité des faits rapportés, – mise à part l’erreur d’identification de la prostituée du Komintern au Havre, dont Valtin lui-même avait donné acte dans une lettre du 28 septembre 1948. Au cours d’un long entretien, Jacques Baynac nous a présenté les résultats de la minutieuse enquête qu’il a menée, laquelle permet d’affirmer que les informations données sont, pour chaque cas vérifiable, parfaitement exactes ; tout au plus peut-on considérer que quelques-uns des faits que Valtin s’attribue en propre sont en réalité survenus à certains de ses camarades, et d’autre part que ses souvenirs ont dû être étayés par des archives dont il ne mentionne pas la source. Mais parmi les témoignages publiés et les études sur l’Internationale, d’après Bela Elek, les ouvrages les plus « sérieux » donnent tous leur caution explicite à SPNF. Le dernier travail de Eric Norgard : « Revolutionen des Udeblev, Korninterns virksomhed med Ernst Wollweber og Richard Jensen i forgrunden », éd. Fremad, Copenhague, 1975, confirme lui aussi l’authenticité du récit.