Catégories
revues

Gérard Gilles : La révolution a un sexe

Article de Gérard Gilles paru dans Recherches libertaires, n° 9, mars 1972, p. 28-30

A propos de la publication des œuvres complètes de Georges BATAILLE.

Pour tous ceux pour qui écrire n’est pas un acte inoffensif et qui considèrent que faire de la littérature révolutionnaire ne consiste pas à écrire des romans sur la vie dans les grands ensembles, pour ceux qui ne considèrent pas les révolutionnaires comme des anges, Georges Bataille est un type important. On commence à s’en apercevoir et, la mode du porno aidant, combinée avec le relâchement de la censure, les éditions Gallimard ont commencé la publication des œuvres complètes de Georges Bataille (à des prix, hélas, qui ne favorisent pas la lecture dans les bidonvilles – aux illégalistes de faire ce que doivent pour une telle diffusion).

Ami lecteur, n’attends pas ici une critique de ces deux volumes. La seule critique valable est une orgie, ce qui ne saurait se mettre sur du papier. Simplement, donc, quelques réflexions autour du sujet en question.

D’abord une remarque à propos d’un trop significatif silence. Dans le milieu gauchiste, on cause de Reich, on va même jusqu’à le lire et le diffuser. Reich, c’est la révolution sexuelle… Les écrits de Bataille et en général de ceux qui s’étaient groupés autour de lui dans le Collège de sociologie sont infiniment plus radicalement révolutionnaires, gauchistes, par rapport au gentil petit freudo-léniniste qu’était Reich, et tout le monde les ignore. Le fond du problème pourrait bien être philosophique. D’un côté le dernier avatar d’un matérialisme dégénéré qui oublie de plus en plus d’être dialectique, et qui surtout ne fut jamais poétique : quelque chose d’aussi sec que l’esprit d’un étudiant englué dans sa misère. De l’autre côté, une pensée libertaire, radicale, donc révolutionnaire, et au-delà de la fausse antinomie matérialisme-idéalisme.

Les recherches du Collège de sociologie posent des racines dans l’ethnologie (influence de Marcel Mauss, présence de Michel Leiris, d’Alfred Métraux), mais aussi du côté de Hegel et de Nietzsche, et jusque dans la nuit du moyen-âge.

La critique radicale de la société capitaliste, avec pareilles références devait poser quelques problèmes gênants pour les idéologies pseudo-révolutionnaires, et nous voilà au cœur du scandale l’érotisme et le sacré, la question TABOU.

Le cas est rare dans l’histoire, sinon unique, du régime capitaliste. Société de répression absolue, intégralement désexualisée et désacralisée. Pour le puritanisme régnant, le sexe, c’est le mal ; est contaminé tout ce qui y touche. Il ne s’agit pas de tabou : tabou signifie sacré – interdit. Le règne de la valeur marchande n’admet pas le sacré. Et « tout tabou est fait pour être transgressé » (Mauss). Ici pas de transgression, pas de fête. Même la guerre, qui fut la fête féodale et qui resta fête sous l’ancien régime, est devenue rationnelle sous le général technocrate Bonaparte, le mouvement s’achevant avec la stratégie programmée sur ordinateurs. Le dernier refuge de l’érotisme transgressif, le bordel supprimé, la pornographie transformée en publicité, le triomphe du puritanisme est total.

On arrive à cet apparent paradoxe d’une société sans interdit à répression totale. L’aliénation absolue, l’être réduit et scindé en marchandise et spectacle.

Que nous proposent pour en finir nos « révolutionnaires sexuels » reichiens ? La liaison durable entre deux partenaires de sexe opposé et du même âge, l’orgasme considéré comme une fonction physiologique. Quant à ceux qui n’aiment pas ça, horreur, les anormaux, les fous, les névrosés, confions-les au psychanalyste et au camp de rééducation par le travail et le freudo-léninisme. Et surtout formons une génération saine par la masturbation publique à l’école maternelle, le travail par la joie (à moins que ce ne soit la joie par le travail) et le kolkhoze sexuel où la durée des liaisons sera, je présume, décidée par ordinateurs.

Fasse Aphrodite que ne vienne pareille révolution ! De liaison durable en liaison durable, ne craignez-vous pas, messieurs-dames, de vous ennuyer ? Ne vous apercevez-vous pas que ça ressemble fâcheusement au mariage dans la puritaine Amérique où on divorce chaque fois qu’on en a ras-le-bol l’un de l’autre ? Et faire l’amour comme on boit un verre d’eau, vous ne savez donc pas que l’eau on s’en lasse et qu’on a aussi envie de boire du vin ?

La morale victorienne ou Reich, deux attitudes possibles au sein d’un même système. On nie tout aussi bien l’érotisme en supprimant le sexuel qu’en le réduisant à une fonction physiologique. Liaison durable hétérosexuelle à l’intérieur d’un groupe d’âge ou mariage monogamique châtrent l’un et l’autre l’homme et la femme de tout ce qui dans la sexualité est irréductible au « normal ».

L’érotisme, c’est l’apport fondamental du Collège de sociologie, est dans la dimension du sacré, comme la mort, rupture de la quotidienneté, antinomie du travail qui constitue la trame de la quotidienneté. La perte du sacré dans la civilisation capitaliste est liée au totalitarisme de l’économique, à la réduction de l’existence au quotidien, au cycle infernal « métro-boulot-dodo », au triomphe idéologique de la rationalité économique, fondement de tout matérialisme.

Cela renvoie finalement encore à Mai 68 : après deux siècles de travail, quotidienneté, idéologie, puritanisme, la triple réapparition de la révolution, au sacré et de la fête. Et du même coup, la réalisation de ce que préparait la philosophie maudite depuis Nietzsche, l’irruption de la liberté dans le monde. La fête, la révolution, le retour de dieu, l’irruption du sacré, la communication, etc., quantité d’expressions ont été employées pour définir Mai ; elles sont toutes à peu près équivalentes comme approches partielles de l’événement.

Malheur à qui n’a pas vécu cela, malheur aux cons qui ont milité dans un groupuscule au lieu de baiser, parler, vivre… A ces cons, la lecture de Georges Bataille n’apportera rien. Laissons-les à Trotski et autres Lénine. Mais, amis libertaires, n’hésitez pas, lisez-le et mettez en pratique cette philosophie de radicale subversion.

Gérard GILLES

Laisser un commentaire