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Fernand Doukhan : La faune colonialiste de l’Assemblée algérienne

Article de Fernand Doukhan paru dans Le Libertaire, n° 412, 6 janvier 1955


Des « ultras » partisans du massacre au représentant du P.C.A. qui s’est contenté de s’abstenir dans le vote de confiance au Gouvernement

LES débats à l’Assemblée algérienne sur les derniers événements nous permettent de faire une incursion édifiante parmi la faune parlementaire colonialiste, porte-parole des « saigneurs » de la terre ou « saigneurs » en personne, avec leur cortège des « préfabriqués » musulmans, de ceux à la figure de qui le peuple et les travailleurs algériens crachent leur suprême répulsion.

On a toléré, au milieu de cette engeance malsaine, quelques membres de l’U.D.M.A. (1) organisation d’un réformisme inoffensif, dont la présence pouvait constituer un alibi contre ceux qui dénoncent l’imposture des élections « à l’algérienne ».

Un seul et unique représentant du P.C.A. du Collège lui permet de développer à la tribune les thèmes relatifs aux intérêts de l’Impérialisme soviétique.

Commençons par les ultras : ils se manifestent pour une répression généralisée et plus violente; ils attaquent ouvertement et avec violence la politique du Gouvernement en Tunisie et au Maroc, ses promesses de réformes en Algérie « responsables des événements actuels », et ils laissent sans solution le problème politique posé par les réformistes. Parmi eux, on trouve de Celan, Raoux, Monréal, Dromigny, le président Laguière lui-même, ainsi que de Sérigny, Berger, Vachon, Solacroup.

De Calan réclame le départ du gouverneur général, ce qui provoque celui des commissaires du Gouvernement, suivis de presque tous les béni-oui-oui du 2e Collège, autrefois créatures des ultras et sur lesquels la crainte des représailles terroristes a exercé une influence salutaire.

Un « ultra » demande l’envoi de navires de guerre au Caire.

Benquet Crevaux attaque hystériquement le P.C.A. (2).

Baretaud acceptera de traiter du problème politique algérien lorsque « l’Ordre » sera rétabli. Il ne sera pas poursuivi en application de l’article 80. C’est bon pour le M.T.L.D. ou autres anticolonialistes.

Le porte-parole du Gouvernement, M. Citant fait valoir que tout est pour le mieux dans les « trois départements français » : la suppression des territoires du Sud et l’application du statut de l’Algérie ? Les habitants n’en veulent pas. (Ce qui témoigne que même les représentants du Gouvernement subissent la pression des ultras. Le gouverneur général n’a-t-il pas décidé, en effet, l’utilisation de la juridiction d’exception s’appliquant aux « rebelles » pris les armes à la main, sur la pression des maires ?) Les femmes, pour lui, ne sont pas pressées de voter, les communes mixtes sont progressivement supprimées, l’Administration respecte la liberté du culte et une solution reste à découvrir pour ce dernier ; le cas des ouvriers agricoles sans allocations ni retraites est un cas « particulier » ; le sort des ouvriers est lié à celui des patrons et ces derniers ne peuvent les payer parce qu’ils sont « ennuyés ».

Quelle solution propose l’Administration ? C’est M. Vaujour, directeur de la Sécurité générale, qui répond : après avoir fait un rapport sur l’action des polices à propos des événements, et avoir donné les preuves de son flair d’honnête agent de « l’Ordre colonialiste » et du bon fonctionnement des services renseignés depuis octobre (3), il la présente, la solution : augmenter les effectifs de la police, qui sont misérablement insuffisants (10.500 hommes, il y a huit mois), alors que, dans la Métropole, les Pouvoirs publics sont plus clairvoyants et réalistes, avec 116.000 hommes. Et toute l’Assemblée d’applaudir, sauf les élus U.D.M.A. et P.C.A. Après les « ultras » et les commissaires du Gouvernement, passons aux béni-oui-oui : M. Lakhdri, dans un grand élan de sincérité, demande à ses collègues : « … Pourquoi a-t-on essayé d’arrêter l’élan du Gouvernement vers le progrès ? » Il est pour l’intégration (qui est une belle occasion d’enterrer définitivement les dispositions progressistes éventuelles du statut de l’Algérie).

M. Bentaïeb, autre « indépendant », se réfère aux liens filiaux qui unissent tous les Algériens à « la mère-patrie », pour proposer l’intégration, également.

Un membre du Collège musulman, au nom du groupe socialiste, fait confiance au Gouvernement et à l’Administration pour rétablir « le calme ». Les consignes de la Métropole de soutien de Mendès-France sont ainsi suivies.

M. Ferhat Abbas veut développer le programme politique de l’U.D.M.A. Le président Laquière lui interdit de faire de « la politique », alors que tous ceux qui étaient intervenus avant lui ne s’en étalent pas privés

Le numéro du 3 décembre de la « République Algérienne » développe la position de ce leader : Ferhat Abbas démontre aisément la stupidité constitutionnelle et juridique qui consiste à soutenir l’affirmation de « l’Algérie, trois départements français », et le statut de l’Algérie, avec ses deux Collèges de « citoyens » « violerait » ainsi l’article 82 de la Constitution française. Et il ajoute : « … Il est vrai que nous ne sommes pas à une violation près, en Algérie. » Il appuie sa position d’une république algérienne sur… Soustelle, le général Béthouart et M. Morard, ancien délégué financier qui faisait valoir l’existence d’un Etat algérien, confié à la gestion de la colonisation, avec son budget, sa banque, sa monnaie, son Trésor, ses tarifs douaniers, son Gouvernement général qui pourra évoluer sans heurt vers un Gouvernement algérien, au sein duquel les responsabilités seront réparties entre Algériens d’origine française et musulmane, son A.A. qui constitue l’embryon d’un parlement algérien. Il demande aux délégués de l’Assemblée d’ « accorder un préjugé favorable à la solution du Manifeste et de consacrer par des textes l’existence de cet Etat algérien, qu’ils dirigeraient en commun ».

(Il se déclare ainsi pour l’Etat, pour l’Autorité et pour prendre sa place parmi la nouvelle bourgeoisie qui participera à l’exploitation des travailleurs et écrasera leurs révoltes.)

Et, afin qu’on sache en haut lieu qu’on n’a pas affaire à un « hors la loi », et de donner des gages de son attachement à la « France républicaine », il précise :

« Ai-je besoin d’ajouter que notre action se maintient sur le plan légal. C’est dire que la présence de la France n’est pas en cause… Je pourrai même aller plus loin et dire que la France républicaine et démocratique, restant avec nous, au milieu de nous, c’est la paix et la sécurité garanties à tous et, pour notre pays, les conditions de sa prospérité assurées. »

(Celle de la nouvelle bourgeoisie, naturellement.)

Quant à Justrabo, délégué du P.C.A., il se réfère… à des paroles de Clemenceau, pour qui « … le véritable patriotisme consiste à dire : nous voulons la vérité, on nous la cache; nous voulons que le pays sache la vérité. » Les communistes aussi sont des légalistes, car « ils ne conspirent pas… », leur force n’est jamais faite que de l’adhésion populaire, que de la cohésion… » (celle du PC, avec les bons bourgeois impérialistes français, comme à Genève, consacrant la trahison des travailleurs français et coloniaux ; comme en Tunisie, au Maroc et en Algérie (4), où « certains, continue-t-il, farouchement attachés à leurs privilèges, essaient de rendre les négociations impossibles ».

Les « ultras », partisans de la répression accrue, se sont trouvés en minorité. Leur attachement à leurs privilèges exorbitants et leur haine du « bicot » les aveuglent à tel point qu’ils font taire chez eux la voix de la « raison », laquelle s’exprime chez les « néos » qui, après l’extension menaçante et dangereuse du terrorisme, se rabattent sur le moindre mal : l’application Mendès du statut. (D’autant plus qu’elle permettra de gagner un temps précieux jusqu’à l’échéance fatale : le départ des colonialistes français et de leurs séquelles.)

Quant aux anticolonialistes type U.D.M.A., ils représentent la position de repli, lorsque le terrorisme fera aux néo-colonialistes une obligation urgente de s’assurer la collaboration d’une bourgeoisie autochtone, quitte à sacrifier les intérêts de quelques gros colons La position impérialiste sauvegardée, permettant à la France de conserver sa place de « Grand » dans l’O.T.A.N. avec tous les avantages en espèces et en nature que cela comporte.

Ce n’est que par la Révolution sociale, en solidarité avec les travailleurs de tous les pays, que les travailleurs coloniaux arracheront l’égalité économique dans la liberté, avec des administrateurs responsables, contrôlés par eux, émanant directement de leurs organismes économiques et sociaux, l’Autorité, l’Etat ayant disparu, remplacés par le Fédéralisme. Cette Révolution, pour eux, passe obligatoirement par le stade de la libération nationale des peuples, les communistes libertaires constituant leur avant-garde, les amenant à la prise de conscience révolutionnaire, opérant la mise en garde à l’occasion de chaque événement politique, économique ou social, contre la formation d’un nouvel Etat répressif au service d’une nouvelle bourgeoisie exploiteuse.

FERNAND (M.L.N.A.)



(1) Union Démocratique du Manifeste Algérien.

(2) L’assemblée générale des maires algériens devait réclamer sa dissolution, avec invitation aux parlementaires algériens à l’A.N. de ne pas voter pour le Gouvernement en cas de refus par celui-ci. Ils appuyaient leur invitation par leur démission collective éventuelle.

(3) 602 arrestations (au 1er novembre), 35 tués, 20 blessés… 477 bombes et 344 armes saisies.

(4) Il s’est abstenu avec quatre autres délégués pour le vote de confiance au Gouvernement Mendès, vote qui a obtenu 56 mandats contre 22. Et, à ce sujet, il faut se rappeler l’abstention du P.C. français, lors du vote des pleins pouvoirs à Mendès.

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