Article de Georges Lamizet paru dans La Révolution prolétarienne, n° 137, avril 1959, p. 17-18
« Car l’esprit ouvrier, à peine ses yeux sont-ils ouverts, revient à son « Je pense », tout comme Descartes. Il tient bon là ; il se forme une idée juste de ce que c’est qu’une vie humaine ; et cette idée est qu’il ne faut pas attendre de tout comprendre pour vivre en homme. Cette idée est en marche, et le moindre progrès de la connaissance l’éclaire un peu plus. Et c’est pourquoi l’idée de rationalisation, qui porte la marque des brevetés, a trouvé, contre l’attente des rois de ce monde-là, une résistance. Le citoyen riveur et le citoyen ajusteur ont dit : « Produire n’est pas le tout ; et aussi bien votre édifice industriel s’écroule par le haut, ce qui prouve que vous êtes bien loin de connaître assez pour légiférer. Humanité et justice valent mieux que puissance : et puisque vous nous consultez, nous allons dire, non ce que nous savons, mais ce que nous voulons. C’est à vous, les rois, de vous en arranger. »
ALAIN (1931)
Ce journal de deux années, 1956-1958, est paru aux Editions de Minuit. Un mot d’abord sur l’auteur, Daniel Mothé, un métallo. Il y a parmi les métallos des manœuvres, des ouvriers spécialisés, O.S., et des ouvriers professionnels. Daniel Mothé est un de ceux-ci ; il est P.2. c’est-à-dire professionnel de la catégorie moyenne, dans un atelier d’outillage, chez Renault. Il est d’autre part un des animateurs du petit groupe marxiste « Socialisme ou barbarie ». C’est dire que, par les livres et les discussions, cet ouvrier, qu’il le veuille ou non, est aussi un intellectuel. Il sait mettre par écrit ce qu’il pense et ce que pensent ses camarades.
Racontant la grève du 25 octobre 1957, dont on retrouve dans ce livre un récit malheureusement abrégé, il disait :
« Qu’est-ce que je suis dans tout cela ? Celui à qui on demande de faire marcher sa tête ou sa plume pour dépatouiller la situation. Je fais marcher ma tête et l’on me dit : « ça va », ou bien : « ce n’est pas ça qu’il faut dire, c’est ça ». Et je refais marcher ma tête et ma plume. »
Intellectuel — et il sera bon de le rappeler aux intellectuels de la « petite gauche » qui reconnaîtront sous cette plume leurs mots, leurs problèmes, et pourront être entretenus dans l’illusion qu’ils se donnent, salariés, d’appartenir à la classe ouvrière. Ils n’en sont pas sûrs, ils aiment se le dire, et c’est faux.
LA CONDITION OUVRIÈRE
Mais il y a aussi dans ce livre tout ce qu’il faut pour détruire une telle illusion. Mettons que Daniel Mothé est un intellectuel qui sait de quoi il parle — espèce rare — ou qu’il est devenu un intellectuel sans cesser d’être un ouvrier. La condition ouvrière, son « Journal » la définit avec la plus grande netteté. Elle ne peut pas être définie seulement par le niveau des salaires. Et elle n’est nullement mise en question, aux yeux de Mothé, par les revendications syndicales :
« L’ouvrier, comme consommateur, est maintenu à un rang de machine ; il a les mêmes besoins qu’elle : alimentation, entretien, repos. C’est sur cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. On discute interminablement pour savoir si le repos et l’alimentation de l’ouvrier sont suffisants et on mettra pour cela à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc. Des syndicats polémiquèrent pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gouvernement que l’on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de football dans les 213 articles du minimum vital. Mais l’ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère. »
Voilà ce qu’on lit au début du « Journal d’un ouvrier ». Et vers la fin, à propos du balayeur :
« Il n’est pas politisé et, peut-être parce qu’il est en plus un Africain, il ne perd pas de vue les aspirations humaines les plus élémentaires. Il est plus révolté que les autres d’être considéré comme un robot. Il dit que ses cheveux blanchissent et qu’il voudrait partir de là avant qu’ils ne soient complètement blancs. C’est le système de vie qu’on lui impose qu’il refuse. Gagner un peu plus ou un peu moins, ce n’est pas le grand problème pour lui. « On se fout de moi, dit-il, parce que je suis manœuvre, mais ceux qui se moquent sont aussi idiots que moi. Quand j’arrive le matin, ils sont là aussi, à pointer leur carton, comme moi. Quand j’ai sommeil, et que je me frotte les yeux, eux aussi ils ont sommeil. Ils restent ici autant de temps que moi jusqu’au soir. Alors ? Ils gagnent un peu plus que moi parce qu’ils sont professionnels, mais ils ne peuvent rien faire d’autre que venir tous les jours, comme moi, et faire la mente chose comme des idiots, sans savoir pourquoi ». Il répète : « Ils se croient plus malins, mais ils sont comme moi ». Et, pour se consoler : « Ils en bavent tous, comme moi. »
De ce point de vue, si aujourd’hui comme hier quelque chose peut dans une certaine mesure arracher l’ouvrier à sa condition, c’est une diminution de la durée du travail. Autrefois cela sautait aux yeux : lutte pour la journée de 8 heures, lutte pour la semaine de 40 heures. Mais depuis la guerre on a pris les ouvriers au piège des heures supplémentaires. Dangereux obscurcissement de la conscience de classe, pour ne pas dire de la conscience tout court.
RATIONALISATION ET DÉBROUILLAGE
Le qui fait qu’aujourd’hui plus que jamais l’ouvrier sent sa vie lui échapper, du moins dans cette trop durable part qu’en prend son gagne-pain, c’est la rationalisation. On le sait pour l’O.S. On peut apprendre par le « Journal » de Mothé comment cela devient vrai, dans des usines comme l’usine Renault, pour l’ouvrier qualifié lui-même. La part d’initiative qu’on lui laisse dans son travail est de plus en plus réduite. Mais Mothé montre en même temps que cette rationalisation est une mystification :
« Quand la Direction présente un schéma rationnel de l’usine, n’importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Notre atelier figure en bonne place dans ces schémas. Pourtant, à notre niveau il nous est difficile de parler de rationalité. Ce que nous percevons est même la négation de tout plan organisé ; en d’autres termes, c’est ce que nous appelons le bordel. »
Ce n’est qu’en apparence que tout est réglé d’en haut, pour le mieux, jusque dans le plus extrême détail, que rien n’est laissé au hasard. Rien n’est possible que parce que les ouvriers, dans chaque atelier, « se débrouillent ». En voici un exemple parmi d’autres :
« …la multiplication des intermédiaires qui nous séparent du stock d’outillage et des affûteurs est pour nous un obstacle permanent. Nous le surmontons en créant nous-mentes une espèce des magasins plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos camarades les outils adéquats que nous nous sommes procurés. Encore une fois nous avons, le faisant, court-circuité l’organisation de l’usine : encore une fois nous sommes en faute ; mais ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons travailler. »
La manière même dont l’industrie est illusoirement organisée, planifiée, rationalisée par les « managers » finit par conduire les ouvriers, pour la production mais contre la Direction, à reprendre une petite part de l’initiative qu’on leur a ôtée et dans une petite mesure à organiser eux-mêmes leur travail. La guerre des classes éclate jusque dans les opérations du travail d’usine. Et Mothé ne nous laisse pas prendre les vessies de la bureaucratie pour les lanternes de la rationalisation.
GUERRE AUX SYNDICATS
De même qu’il y a une mystification de l’organisation industrielle, il y a aux yeux de Mothé une mystification de l’action syndicale. La bureaucratisation des syndicats est allée de pair avec la bureaucratisation des entreprises. Croissance. Sclérose. Chez Renault les rapports de l’ouvrier avec la direction de son syndicat sont du même genre que ses rapports avec la direction de l’usine :
» …l’ouvrier, s’il ne sait pas ce qu’il fabrique, s’il ignore comment on préserve son corps des accidents, doit aussi ignorer comment on détend ses propres intérêts auprès de la Direction. »
Aujourd’hui le délégué est moins le représentant des ouvriers que le représentant du syndicat. Une sorte de contremaître. On objectera qu’il n’en va pas ainsi dans les petites entreprises, que les sections syndicales peuvent y être vivantes. Mais peut-il en être autrement au niveau fédéral et confédéral ? Dans une société en proie à la bureaucratie, la défense de leurs intérêts échappe autant aux ouvriers que l’organisation de leur travail. Et la concurrence des syndicats (chez Renault : le syndicat C.G.T., le syndicat F.O., le syndicat C.F.T.C., le syndicat indépendant, d’inspiration gaulliste) accentue cette situation. On n’est pas mieux servi, ouvrier, par les syndicats que, citoyen, par les partis à l’égard desquels la « R.P. » nourrit une si juste méfiance. Le syndicat, qu’il soit ou non l’annexe d’un parti, doit-il être mis dans le même sac ? C’est ce que pensent Daniel Mothé et ses camarades du groupe « Socialisme ou barbarie ». La part faite de l’esprit de système, il faut comprendre que ce n’est pas sans sérieuses raisons. Je ne dis pas que ces raisons soient sans réplique. Je dis qu’elles méritent examen et qu’il ne faut pas répondre à côté.
LA DEMOCRATIE OUVRIERE
Que faire ? Il est une formule de Pelloutier que tout le monde sait par cœur à la « R.P. » et à la-quelle Mothé souscrirait :
« poursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais l’oeuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes fiers et libres ».
S’il faut en croire Mothé, ce que sont devenus les syndicats les rend incapables d’accomplir ce que le syndicalisme révolutionnaire se proposait le 1er mai 1895. On en peut discuter. Mais telle est bien l’oeuvre à laquelle il faut se remettre.
La démocratie ouvrière ne peut être la fin si elle n’est le moyen. Il importe que dans la marge d’action qui leur reste les travailleurs ne laissent rien soustraire à leur propre Jugement et à leur propre volonté, qu’ils ne laissent personne se substituer à eux. Il importe que tous pensent, que tous s’expriment, que tous décident :
« Certains d’entre nous s’étaient ingéniés à réveiller l’esprit critique et à redonner à nos camarades le sens de leur responsabilité. L’arme redoutable que nous avions tenté d’introduire partout, c’était la discussion. la critique des ordres des organisations syndicales. Et cela n’avait pas créé la division entre les ouvriers, mais bien au contraire ressoudé leur unité. Nous étions donc arrivés à une conclusion qui peut paraître paradoxale à tous ceux qui portent aux nues le crétinisme bureaucratique. Cette conclusion peut s’exprimer ainsi : pour qu’un ordre puisse avoir la chance d’être exécuté, il doit passer par le crible de la critique des ouvriers ».
Conclusion réconfortante, mais qu’il ne faudrait peut-être pas tirer trop vite. On ne doit pas remettre à plus tard de s’engager dans ce chemin, mais il ne faut pas laisser croire qu’il soit aisé, ni court. Il est certain qu’à la longue l’efficacité ne peut que gagner à la critique. Mais cela n’apparaîtra pas toujours dans l’immédiat. C’est sans crainte de renoncer à l’efficacité immédiate, et par un effort de longue haleine, que doit être réveillée la critique ouvrière.
Mothé écrivait, au moment de la grève du 25 octobre 1957 aux usines Renault : « La démocratie ouvrière, ce n’est pas une morale, c’est une méthode, — et la seule méthode efficace ». Si elle est la seule méthode efficace, tant mieux, mais elle est aussi une morale, et c’est en étant d’abord une morale qu’elle peut être une méthode.
Cet esprit critique inséparable du sens de la responsabilité, son « Journal » nous en montre les assoupissements et les réveils. On y voit ses camarades, ceux de son atelier et ceux des chaines, au moment d’une grève ou d’une autre, du rappel des disponibles, de l’insurrection hongroise, des événements du 13 mai. On les voit travailler, aller pisser ou se laver les mains, débrayer, s’engueuler, rire, se résigner ou se ressaisir — vivre.
Georges LAMIZET.