Article de Larbi Hamdane paru dans La Quatrième Internationale, n° 24, décembre 1967, p. 4
Bilan de son gouvernement, et surtout promesse pour l’avenir, c’est l’essentiel du discours de Boumedienne, le 1er novembre, anniversaire de l’insurrection. Le bilan étant très maigre, c’est sur l’avenir que le président algérien s’est surtout appesanti : planification, industrialisation, réforme agraire, réforme départementale, diminution de l’écart de développement entre les régions, résorption de l’analphabétisme, développement et démocratisation de l’éducation, renforcement de l’autogestion… plus la service militaire obligatoire, le tout « dans l’ordre et la discipline », telles sont les perspectives tracées par un discours qui ne fait pas appel aux masses pour réaliser ce programme, mais qui leur demande de faire confiance au gouvernement « avec esprit de sacrifice ».
La situation réelle du pays n’invite pas tellement à cet optimisme que les satisfecits officiels voudraient nous faire partager.
En effet, depuis la crise du Moyen-Orient, dont les répercussions n’ont pas fini de secouer tous les pays arabes, on constate un malaise qui va grandissant : toutes sortes de rumeurs circulant au sujet de démissions, voire de fuites de différents ministres, tandis que le ton de la presse syndicale, les résolutions des assemblées d’ouvriers se font plus fermes et plus claires dans leur dénonciation de la bourgeoisie et de la bureaucratie.
Tournant sur le Moyen-Orient
Un clivage s’est opéré dans la société. En se plaçant à la gauche des pays arabes, et en particulier de l’Egypte pendant toute une période, et spécialement au moment le plus chaud de la crise, Boumedienne a assurément accentué les inquiétudes de la droite en même temps que, procédant à une mobilisation partielle des masses, et leur demandant certains sacrifices, il provoquait une résistance plus grande de celles-ci aux tentatives bourgeoises et de la bureaucratie d’exclure totalement les travailleurs de la gestion économique et politique du pays. Ainsi, alors que la presse et les discours officiels étaient pleins de la nécessité de l’ordre, de la discipline et de l’unité nationale, et entièrement tournés vers les ennemis extérieurs, Révolution et Travail, organe de l’UGTA, titrait : « Unité et vigilance face à la réaction ».
De plus, depuis la conférence de Khartoum, la politique algérienne est apparue beaucoup moins claire qu’auparavant, se tenant de plus en plus à l’écart du conflit du Moyen-Orient, laissant à la Syrie le rôle d’avant-garde des pays arabes, comme si un compromis avait été passé entre des tendances assez divergentes au sein de la direction algérienne.
La conférence des « 77 »
Par contre, l’accent a été mis ces derniers temps sur la conférence dite des « 77 » qui s’est tenue à Alger du 10 au 25 octobre. Cette conférence économique, regroupant les pays du « tiers monde » avait pour but de préparer la conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement qui se tiendra à la Nouvelle-Delhi en février 68, et qui réunira tous les pays de l’ONU. Or, 80 % des gouvernements présents à Alger étaient de simples valets de l’impérialisme : la Thaïlande et la Colombie étaient les porte-parole de l’Asie et de l’Amérique latine, des délégués du Sud-Vietnam et de la Corée du Sud étaient présents, tandis que Cuba, la Chine et le Nord-Vietnam étaient absents, le seul pays socialiste représenté était la Yougoslavie. La résolution finale, sans préambule politique, n’est qu’une suite de vœux présentés aux pays impérialistes, et ayant pour but d’améliorer les termes de l’échange dans le commerce mondial, ainsi que d’obtenir une « aide » supplémentaire de ces pays.
Cette conférence se place dans le contexte de la révolution coloniale, de la pression des masses d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les classes exploiteuses du « tiers monde » utilisent cette menace comme élément de marchandage pour obtenir quelques gains supplémentaires — « c’est ça ou la révolution » — et font miroiter aux yeux de leurs peuples des perspectives de développement fondées non pas sur leur lutte autonome, mais sur une négociation globale avec l’impérialisme, en masquant bien entendu leur propre rôle parasitaire dans l’économie.
Quel rôle aurait dû tenir un gouvernement révolutionnaire dans une telle conférence ? D’abord il aurait dû démystifier, expliquer la portée très limitée d’une telle réunion : il aurait dû dire qu’il n’acceptait pas pour fin les lois du marché capitaliste mondial, même aménagé. Il aurait dû dénoncer le rôle des classes exploiteuses, alliées de l’impérialisme dans les pays du « tiers monde », démystifiant cette notion de « tiers monde » elle-même, et proclamer que le développement économique de ces pays passait par la révolution socialiste ; il aurait dû également affirmer que la libération économique passait d’abord par la mobilisation des énergies et des ressources à l’intérieur, avant de mendier quelques avantages à l’impérialisme ; il aurait dû enfin dénoncer la vanité de la volonté exprimée d’obtenir de l’impérialisme une refonte complète des mécanismes du marché mondial, et par conséquent dire que la justice dans les échanges ne pourrait être réalisée que par la liquidation du capitalisme et de l’impérialisme à l’échelle mondiale, et donc appeler à la révolution socialiste dans les pays capitalistes industrialisés.
Or, quelle a été l’attitude de l’Algérie, tant au sein de la conférence que dans les commentaires de la radio et de la presse ? Si l’on excepte le discours inaugural de Boumedienne, qui, attaquant le néo-colonialisme et la coexistence pacifique, avait provoqué quelques remous au sein des délégations, la position de la délégation algérienne a été : éviter les affrontements de caractère politique, obtenir à tout prix la « réussite » de la conférence, c’est-à-dire l’accord unanime pour un texte de vœux sans portée politique, le discours final de Bouteflika étant très en retrait de celui de Boumedienne 15 jours plus tôt. De plus, tous les moyens de diffusion ont été utilisés pour convaincre le peuple algérien de l’importance « historique » de la conférence ; et s’il était beaucoup question de l’écart grandissant entre les « nantis du Nord et les déshérités du Sud », aucun commentaire ne fit allusion aux contradictions de classes dans chaque pays et à l’échelle mondiale. Il est certain que les dirigeants algériens, dont la venue au pouvoir avait contribué à l’échec du « second Bandoeng » d’Alger en 1965, tentaient de redorer leur blason international à travers cette conférence qualifiée pompeusement de « Bandoeng économique ». Aussi firent-ils tous les compromis indispensables au « succès » de la réunion. Et, quoi qu’il en soit, ligne politique pour les uns, compromis pour les autres, la position adoptée montre clairement les limites des dirigeants algériens, qui ont fourni un appui au néo-colonialisme ; les louanges de la presse bourgeoise française sont là pour nous le confirmer.
Envoyer d’une main un message à Fidel Castro au sujet de la mort de Che Guevara qui a largement contribué au réveil des peuples du tiers monde, et signer de l’autre main, aux côtés du gouvernement bolivien, un texte demandant à l’impérialisme de travailler au développement du même « tiers monde », telles sont les incohérences d’une direction petite-bourgeoise coincée entre l’anti-impérialisme des masses et la présence de plus en plus grande des forces réactionnaires au sein de l’appareil d’Etat.
Le marasme intérieur
En effet, sur le plan intérieur, nous constatons un grignotage des acquis révolutionnaires, et la stagnation sur le plan économique. La réforme agraire, la planification, font partie de tous les discours officiels depuis de nombreuses années sans qu’un commencement de réalisation apparaisse ; la réforme départementale annoncée n’aura sûrement pas plus d’effet que la réforme communale. Après 5 ans d’indépendance, 50 % des enfants d’âge scolaire ne sont pas scolarisés ; l’autogestion agricole stagne tandis que l’autogestion industrielle recule, le gouvernement créant des « sociétés nationales » à capitaux d’Etat, ou bien résultant de l’association de capitaux d’Etat et de capitaux privée, et dont la caractéristique fondamentale est d’exclure totalement les travailleurs de le paillon et de renforcer les liens entre la bureaucratie et la bourgeoisie. Cette évolution vers un « capitalisme d’État » constitue donc un recul très net par rapport à l’autogestion. Quant au développement industriel, il sa résume pratiquement dans l’édification des complexes sidérurgique d’Annaba, et pétrochimique d’Arzew jusqu’en 1970, et sera très loin de fournir le nombre d’emplois nécessaires à une diminution sensible du chômage. Quant à l’institution du service militaire obligatoire, on ne peut qu’en approuver le principe mais quelles en seront les modalités d’application ? La seule garantie pour la révolution serait l’armement des ouvriers et des paysans.
Aussi, face au scepticisme ou à l’hostilité des masses, le pouvoir tente d’élargit sa baie en renforçant le parti FLN ; c’est pourquoi un Congrès du FLN a été annoncé. Mais la direction ne voulant pas subir l’influence des masses au travers du parti, ce renforcement ne sera rien d’autre qu’un élargissement de l’appareil.
L’instrument des masses : l’U.G.T.A.
Le seul instrument que peuvent utiliser les masses pour s’exprimer, bien que très imparfait, est l’UGTA et son organe Révolution et Travail qui reparaît plus ou moins régulièrement depuis le 1er mai dernier. La direction actuelle, élue lors du 2e congres en mars 65, malgré ses limites, ne s’est jamais intégrée au régime, et aujourd’hui se trouve en conflit ouvert avec la politique des « sociétés nationales » développée par le ministère de l’Industrie. Le dernier numéro de Révolution et Travail est rempli de résolutions d’assemblées de délégués et de cadres syndicaux dénonçant les atteintes à l’autogestion, le renforcement de la bureaucratie et de la bourgeoisie. Aussi le 3e congrès de l’UGTA, annoncé dès maintenant pour la fin du mois de février prochain, revêt-il une très grande importance. Le syndicat est actuellement très faible, tant quantitativement que qualitativement. Pour lutter efficacement contre la réaction montante, il est indispensable de renforcer l’organisation syndicale, de lui redonner vie. Pour cela, il faut organiser des assemblées d’ouvriers, il faut que ce congrès soit celui de la base, et donc que la représentation au congrès ne soit pas calculée en fonction des cotisations souvent impayées depuis longtemps, mais en fonction de la participation aux assemblées de base : il faut que ce congrès soit celui des décisions concrètes ; il faut que ce congrès décide des mesures indispensables pour mener à bien l’information et l’éducation des masses : il faut que le syndicat sorte lui aussi des ornières bureaucratiques, faute de quoi la résolution de défendre l’autogestion et le socialisme restera lettre morte. La préparation de ce congrès de l’UGTA doit être considérée par tous les militants révolutionnaires comme la tâche prioritaire de ces prochains mois : ou bien ce congrès sera celui de l’ensemble des travailleurs qui reprendront confiance dans leur organisation syndicale et seront capables d’affronter la bourgeoisie et le pouvoir bureaucratique, ou bien l’UGTA ne sera pas redressée et la détérioration des acquis révolutionnaires ira grandissant. Beaucoup plus que la conférence des « 77 », c’est ce congrès qui sera « historique » pour les travailleurs algériens et pour la révolution socialiste en Algérie.
LARBI HAMDANE.