Article signé F.C. paru dans Le Monde libertaire, n° 98, février 1964
De Lourmarin, où s’écoula la dernière étape de la vie de Camus, nous parvient ce témoignage sincère et émouvant.
Sous les initiales modestes, presque anonymes de C.F., un habitant du petit village, nous trace le portrait véridique dans sa simplicité de celui qui fut son ami, comme il était le nôtre.
La Rédaction.
Lourmarin, décembre 83.
Son souvenir demeure au village sans effacement, tant il avait conquis chacun par son abord de simplicité directe et de gentillesse naturelle. Reconnu sans aucun doute possible comme un homme désireux d’échapper au tapage qui poursuit un « Nobel », il était satisfait d’avoir trouvé ici la paix nécessaire à la méditation et à son travail, séduit également par l’ambiance méditerranéenne et ce climat de lumière.
La maison, adossée à la rue, fait corps avec avec la présence humaine du village et, par ses terrasses, s’ouvre sur les horizons de ciel et de nature — deux besoins de l’harmonie de vie pour Camus — retrouvés avec le soleil. Il retrouve aussi des hommes demeurés dans un rythme sain d’existence, attachés à l’activité d’un métier individuel en général… aimant leur terroir.
Aussi bien voilà les lignes tracées de reconnaissance qu’il écrivait en mai 1959 sur le livre d’or du château (Musée du pays) :
« Savoir qu’on peut, jour après jour, courir au rendez-vous avec un fragment de terre battu, comme si c’était un être vivant » (Boris Pasternak)… « Reconnaissance donc à ces lieux tranquilles », ajoutait-il en signant.
Il aimait les rencontres des rues et s’attardait de l’un à l’autre en allant poster, acheter le journal ; c’est aussi à la forge, au café, au garage, où se retrouvent de fidèles habitués, qu’entre eux il prenait intérêt à partager cette ambiance où l’on discute du travail et d’affaires locales.
Il arrivait que quelque estranger (comme on dit en provençal, d’un inconnu) s’efforce d’aborder Camus qui devisait en compagnie de ses amis forgerons.
Guetté par leur impatiente attente, il les éconduisait en ces termes : « Excusez-moi, monsieur, voyez-vous je suis très occupé avec des personnalités »… en bleus à la sortie du boulot ! ! !
L’un d’eux, Raoul Reynaud mort depuis lui aussi, évoquait son ami et sa peine lors du premier anniversaire dans la séquence lourmarinoise télévisée de J.-M. Drot « A la recherche de Camus. »
Qui n’a été foncièrement ému de tant de force de sincérité et d’émotion simple et profonde après le passage de nombre de « personnalités » intellectuelles se répétant l’une, l’autre.
Le non-conformisme social, contenu dans le trait d’humour rapporté plus haut situe bien Camus et son petit soutire en coin, fait d’amusement et de scepticisme, face à bien des points de valeurs établies.
Au sujet de cette séquence lourmarinoise : « A la recherche de Camus » il est regrettable que le pasteur Jequier (que l’auteur de la « Peste » appréciait en raison de son caractère franc et dégagé et de son franc-parler) ait été limité dans son témoignage.
Dans son souci d’objectivité, il aurait rapporté ce dialogue engagé par Camus :
— « Vous les croyants, vous êtes des élus, c’est pourquoi je serai toujours du côté des autres. »
La jeune femme du pasteur, toute faite de spontanéité, s’écria :
— « Les hommes, bien souvent, sont décevants, seul Dieu ne l’est pas. »
Et Camus après un silence de pensée :
— « En êtes-vous bien certaine ? »
C’est sur notre commun attachement à l’action directe de défense des objecteurs emprisonnés que fut établie, dès le premier jour de notre rencontre, une suite ininterrompue d’échanges approfondies sur ce plan.
J’ai pu dire deux mots sur ce sujet tabou à la radiodiffusion, grâce à J.-M. Drot, rappeler cette rencontre première où j’allais chez mon nouveau voisin le remercier de tout ce que je savais par Lecoin, de son inlassable dévouement à la cause.
Il l’avait tant à cœur que, m’ayant reconnu, comme lui, résolument attaché à lutter pour le statut d’un service civil, il m’en assura par ces mots :
« Venez quand il vous plaira, ici c’est la maison d’un camarade. »
Nos contacts de voisinage se succédèrent alors, dans notre rue le plus souvent… C’est Camus se dirigeant vers moi un télégramme en main pour Lecoin, ou une lettre de mise au point tactique qu’il me commente. Il arrive qu’il marque de critique sévère un passage d’appel collectif, dont le souci d’efficacité pourrait prêter à équivoque.
Le concernant il me précisa :
« Je ne suis pas personnellement un objecteur puisque j’ai combattu dans la résistance. Pas d’équivoques, ce sont des hommes admirablement courageux, qu’en conscience il m’est intolérable d’abandonner en prison et de ne pas reconnaître avec le respect qu’on doit a leur propre conscience. »
… Il il y a quatre ans, le 6 janvier, toute la population, sans distinction de clans, d’églises ou autres, marquait d’unanimité sa perte ; enterrement civil pourtant, son cercueil porté à bras par équipes se succédant de sa maison au cimetière.
Sur le petit tertre, planté depuis de romarin et de lavande de la colline, une pierre équarrie gravée d’un nom et de deux dates. Camus repose ici simplement, comme il a vécu parmi tous.
Lorsque Malraux faisait grand bruit autour du théâtre qu’il lui offrait officiellement au nom des Arts, au nom de Lettres… à ma question sur ce tapage, Camus fit suivre du petit sourire bien connu :
« Tout ça, c’est du lyrisme gouvernemental. »
De même, à la suite du « Gros plan sur Camus à la télévision, il me disait :
« Ça ne leur a pas plu du tout, tant mieux c’est des contrats en moins, vive la liberté. »
Un nouveau combat nous presse maintenant : entendre à nouveau un Camus toujours vivant, affirmant avec force et conscience que l’on ne peut plus ni se taire, ni supporter dans la lâcheté, les crimes qui, aujourd’hui, débordent des Pyrénées.
Sa voix est présente, pressante en ces jours aggravés :
« Voici près de quinze ans, en effet, que le franquisme vise le même but : le visage et la poitrine des Espagnols libres. Reconnaissons qu’il l’a souvent atteint et, s’il n’a pas encore, malgré tant de balles, défiguré ce visage sans cesse renaissant, il a bon espoir, maintenant d’en venir à bout grâce à la complicité inattendue d’un monde qui se dit libre…
Eh bien, cette complicité, nous refuserons jusqu’au bout qu’elle soit la nôtre (…) que chacun d’entre nous fasse ce qu’il peut, mais tout ce qu’il peut. Ne nous endormons pas, n’avons pas la mélancolie et le découragement trop facile. »
(Albert Camus, 25 février 1952.)
F. C.