Textes parus dans Tout !, n° 11, 29 mars 1971, p. 6
Voilà, c’est moins bien qu’on croyait : la couverture du journal « The Black Panter », ces derniers temps, ça ressemble de plus en plus à France-Dimanche. Tout le monde voyait les Panthères comme le parti lié aux masses, pas dogmatique, pas chiant : on ne s’emmerdait jamais en lisant leur journal, c’était le cauchemar des docteurs en marxisme : ils avaient osé dire que l’avant-garde aux U.S.A. ce n’était pas la classe ouvrière mais le Lumpen-prolétariat. Chaque texte de Huey ouvrait des tas d’horizons nouveaux, bouleversait complètement la façon qu’on avait de se servir du marxisme et surtout dans la pratique, ça marchait. Brusquement, on apprend que ça ne marchait plus si bien. La presse bourgeoise est bien contente et n’arrête pas de demander si les panthères vont disparaître. On ne reconnaît plus rien ; c’est vrai que là-bas le niveau de violence est tel qu’il se trouve forcément reflété dans les arguments échangés mais on n’en a quand même rien à foutre que Connie Matthews soit plus vieille que son mari. Pourtant, à part quelques bandes vidéo venant d’Alger et la lettre des 21, la polémique tourne autour de trucs comme ça. Tout ce qu’on peut faire pour le moment, c’est essayer, par-delà la guerre des communiqués et la guerre sur le terrain – à ce jour, un mort – de cerner les questions de fond qui sous-tendent la scission.
Ce qui est en cause, par conséquent, ce ne sont pas les principes fondamentaux du B.P.P., son existence, mais la tactique qu’il a adopté et qui en aurait fait une grosse machine où le centralisme démocratique ne fonctionne plus, et un véritable obstacle à la poursuite de la lutte armée.
Jusque-là, la tactique de lutte armée des Panthères était en fait définie par le « programme en dix points » :
Point 7 : « Nous exigeons qu’il soit immédiatement mis un terme aux brutalités policières et aux meurtres des Noirs.
Nous croyons qu’il est en notre pouvoir de faire cesser la brutalité policière contre la communauté noire en organisant des groupes d’autodéfense qui auront pour tâche de défendre notre communauté noire contre l’oppression et la violence de la police raciste. Le second amendement de la Constitution des U.S.A. nous donne le droit de porter des armes. Nous pensons en conséquence que tous les Noirs devraient s’armer pour l’autodéfense. »
On ne se servait pas encore du fusil pour anéantir les forces de l’ennemi mais pour mener des batailles politiques comme les campagnes de petits-déjeuners gratuits et les défendre contre les flics. La nécessité de la lutte armée s’articulait sur la nécessité de la survie ; le but à atteindre, c’était le peuple participe à l’auto-défense pour ne pas crever avant la révolution.
Pour les 21, on a l’impression que l’action militaire offensive a en soi une valeur propagandiste qui la dispense d’être liée à un travail politique de masse. Ils disent que ce sont les Weathermen qui ont été l’avant-garde de la lutte. Cela a l’avantage de se référer à une expérience historique concrète, mais au moment où les Weathermen eux-mêmes la remettent en cause :
« Cette tendance à considérer que mettre des bombes ou prendre le fusil, cela seul est révolutionnaire avec la glorification du plus on en fait, mieux c’est, nous l’avons appelée l’erreur militaire ». (Communiqué n° 6 des Weathermen à lire absolument).
Alger accuse David Hilliard d’avoir exclu des membres du parti contraints à la clandestinité. Huey, lorsqu’il a exclu Geronimo, lui reprochait précisément d’avoir abandonné ses taches militantes pour échapper aux flics. Ce qui veut dire, soit que le parti n’est pas à même de mettre sur pied une organisation clandestine parallèle à son organisation légale soit qu’il n’en voit pas la nécessité à l’étape actuelle. Huey avait défini sa conception de la clandestinité dans un texte auquel on peut encore se référer en se rappelant toutefois que les tenants de la clandestinité ne parlent plus cette fois de distribuer des tracts mais de poser des bombes :
« De nombreux soi-disant révolutionnaires travaillent avec l’idée erronée que le Parti doit être une organisation secrète dont le gouvernement ignore tout… et dont les masses ignorent tout aussi si ce n’est de temps à autre un tract glissé nuitamment sous leur porte. Un parti clandestin ne distribue pas de tracts appelant à un meeting clandestin ! Ces choses-là sont des contradictions et des rêves de pseudo-révolutionnaire. En fait ces pseudo-révolutionnaires sont effrayés par le danger que cela représente de défendre le peuple. Ces pseudo-révolutionnaires voudraient bien que le peuple dise lui-même ce que eux ont peur de lui dire, ils voudraient que le peuple fasse lui-même ce que eux redoutent de faire. Voilà pourquoi en fait, les pseudo-révolutionnaires ne sont que des lâches et des hypocrites. »
Quant aux 21, ils sont pour le moins méfiants vis-à-vis de la « nouvelle culture » des blancs radicaux, c’est-à-dire le rejet de toutes les valeurs bourgeoises dans tous les domaines de la vie pour imposer et pratiquer maintenant un nouveau système de valeurs. C’est là le problème extrêmement important du développement inégal du niveau de conscience politique dans les différentes communautés ; pour simplifier (beaucoup), on peut comparer la Nouvelle Culture des blancs à l’étape du nationalisme culturel des noirs, l’époque du « ce qui est noir est beau », le rejet du sentiment d’infériorité inculqué par les blancs. Le BPP juge cette étape du nationalisme culturel dépassée mais reconnait son importance décisive pour l’autonomie de développement du mouvement révolutionnaire des afro-américains. Nier l’importance de la nouvelle culture, c’est aussi prendre le risque d’interdire à la communauté blanche son développement spécifique, c’est-à-dire la condamner à n’être qu’une force d’appoint pour les autres communautés (sur ce problème, encore une fois, lire le communiqué n° 6 des Weathermen).
Newton au contraire est très soucieux d’intégrer tous les mouvements révolutionnaires autonomes de la communauté blanche dans une lutte
générale (voir le texte sur les femmes et les homosexuels).
Ceci découle aussi de se conception du développement du prolétariat en tant que classe ouvrière est condamné par le développement de la technologie : l’impérialisme aura besoin de moins en moins d’ouvriers et de même qu’en 17, la classe ouvrière alors numériquement minoritaire représentait quand même les intérêts de la majorité parce qu’elle était la classe d’avenir, contrairement à la paysannerie, c’est aujourd’hui le Lumpen-prolétariat qui est la véritable expression du prolétariat. Il ressort de ce texte que l’avenir de la communauté blanche n’est pas fondamentalement différent de celui des autres communautés d’Amérique à l’intérieur desquelles le Lumpen est déjà numériquement majoritaire.
L’idée de Huey, c’est un peu que le Peuple noir ne s’émancipera qu’en émancipant tous les autres peuples d’Amérique, voir du monde.
Il est clair que nous avons eu en France une vision assez triomphaliste des Panthères, comme s’ils avaient totalement contrôlé la communauté noire, comme si leur mouvement pouvait toujours foncer vite fait vers la victoire finale. Sans retomber là-dedans, il faut rappeler l’impact qu’avaient les Panthères sur les autres communautés : Porto-ricains, Chicanos (Mexicains), s’étaient organisés sur leur modèle. Nombreux étaient les groupes radicaux qui se référaient à eux : Parti des Panthères Blanches, Panthères Mauves (Homosexuels), Panthères Rouges. Dans le monde entier, les Panthères étaient une référence idéologique fantastique pour tous les mouvements autonomes. « Nous voulons la liberté, nous voulons le pouvoir de déterminer le destin de notre communauté noire… »
D’autre part, l’importance stratégique de la lutte des Afro-Américains pour abattre l’impérialisme U.S. fait que nous sommes tous directement concernés par cette scission et ses prolongements.
Celle-ci est intervenue brutalement à un moment où de très nombreux prisonniers, dont Bobby Seale et Ericka Huggins, risquent la chaise électrique. Par le désarroi qu’elle jette dans tout le mouvement américain, elle risque de porter gravement atteinte à l’activité des comités de défense des prisonniers.
Accentuons nos efforts pour que les problèmes actuels ne permettent pas aux fascistes américains de liquider les prisonniers.
TOUT LE POUVOIR AU PEUPLE
LES 21 DE NEW YORK
Extrait de la lettre de janvier 71
« Nous ressentons aussi très profondément la désorientation, la confusion et le chaos qui règnent au dehors. Nous voyons bien que les cochons se donnent énormément de mal pour semer la merde ; reste que les partis « d’avant-garde » auto-proclamés ont une bonne part de responsabilité dans ce qui se passe actuellement. Ces partis « omnipotents » sèment la confusion et la diversion, et ils ont perdu beaucoup de leur élan initial à cause de leurs tactiques erronées. Leurs tactiques effroyables mime — délires de grandeur, pseudo « machisme », (chauvinisme mâle), arrogance, myrmidonisme, dogmatisme, localisme, esprit routinier et lâcheté. Et c’est comme ça qu’on en est arrivé à la situation actuelle, où l’on a quelque chose comme les égarés guidant les aveugles. »
« Ainsi prenons l’exemple d’un groupe, un parti, avec ceux qui le soutiennent et une poignée d’activistes ; il aura le choix entre s’engager dans l’action contre les cochons d’une manière révolutionnaire ou simplement fonctionner — publier un journal, organiser des meetings, des congrès, des conventions, etc. — les rhétoriciens rhétoriquent, les fonctionnaires fonctionnent, les imprimeries impriment, les délégués voyagent, les liens internationaux se renforcent, les « dirigeants » sont surchargés de « travail » — si bien qu’à la fin la perspective de la lutte armée, la perspective de la véritable révolution s’éloigne. Elle se noie dans le « travail militant » ; on se met à la considérer comme de « l’aventurisme » ; elle est toujours prématurée ; elle risquerait de « saboter » la légalité du Parti (qui, s’il était vraiment efficace, serait forcément illégal), de provoquer une répression trop dure. Et pendant ce temps-là, les fascistes liquident les activistes, qui sont jugés par eux d’autant plus dangereux qu’ils ne participent pas à tout ce tapage. Tout ça ne vous rappelle pas quelque chose ?
Vos camarades d’armes dans la guérilla révolutionnaire. »
HUEY NEWTON
Sur l’intercommunalisme. Déc. 70
Nous nous sommes autrefois défini comme des nations parce que nous avions des frontières géographiques distinctes, nous contrôlions l’économie, la structure politique et les institutions de nos territoires. En ce sens les Etats-Unis, pendant un temps, furent aussi une nation.
La rapacité du capitalisme, bureaucratique en Amérique, l’efficacité des forces de police du cercle dirigeant et la rapidité avec laquelle il peut envoyer son « Message » dans d’autres territoires, tout cela a transformé la situation d’autrefois. Nous le reconnaissons quand nous admettons que les U.S.A. ne sont plus une nation mais un empire. Toutefois, un empire, par définition, contrôle d’autres territoires et par là même trans forme les anciennes nations. Si une nation ne peut pas protéger ses frontières et empêcher un agresseur de les franchir, si une nation ne peut pas contrôler sa structure politique et ses institutions culturelles, alors elle n’est plus une nation, elle doit être quelque chose d’autre. Ainsi, par notre présence ici, nous reconnaissons que les U.S.A. ont transformé d’autres nations en quelque chose d’autre.
Notre compréhension nouvelle nous conduit à reconnaître que nous devons nous allier avec les communautés opprimées du monde. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous comporter en nationalistes, nous ne pouvons même pas nous comporter en internationalistes, nous devons mettre nos espoirs futurs dans la philosophie de l’ « intercommunalism », une philosophie qui soutient que le développement de l’impérialisme américain a transformé toutes les autres nations en communautés opprimées. Dans l’amour révolutionnaire, nous devons faire cause commune avec ces communautés opprimées.
Nous déclarons que notre but est de détruire tous les éléments d’une oppression qui dure depuis tant d’années. Nous nous engageons à battre l’impérialisme et à distribuer la richesse du monde à tous les peuples du monde. Nous prévoyons un système de vrai communisme où chacun produira selon ses moyens et recevra selon ses besoins.
Quand nous en serons arrivés à ce qui correspond aux vrais intérêts du peuple et que nous l’aurons pleinement établi, alors le jeu sera la seule signification du mot travail. Nous aurons éliminé la cause de tous nos problèmes et nous pourrons vivre selon une constitution du peuple révolutionnaire.
TOUT LE POUVOIR AU PEUPLE !
LES RECENTS EVENEMENTS
La scission du Black Panther Party est désormais consommée : le Parti s’est cassé en deux : d’un côté la direction nationale, dont le siège est à Oakland (Californie) et dont les porte-parole sont notamment Huey Newton et David Hilliard ; de l’autre, la section internationale, installée à Alger (où se retrouvent Eldridge et Kathleen Cleaver, Don Cox, responsable de la « branche militaire », Michael Tabor, un des « 21 de New York », qui est en fuite et sa femme, Connie Matthews Tabor, qui a représenté le B.P.P. en Europe l’ensemble de la section de New York se sont rangés du côté de Cleaver. Là avant de devenir une proche collaboratrice de Huey Newton). Les « 21 » et journal « Black Panther » hebdomadaire direction nationale tient en main le national du B.P.P.
CHRONOLOGIE DES EVENEMENTS RECENTS
Au milieu du mois de Janvier, Elmer Pratt, dit « Geronimo « , est exclu du parti. Geronimo, responsable de la section de Los Angeles, avait dirigé la défense spectaculaire du siège de cette section contre les flics en décembre 1969.
19 Janvier : une lettre écrite par les 9 membres du groupe des « 21 » qui sont encore emprisonnés est publiée dans un journal undergroud de New York, le East Village Other. Elle constitue une réponse au communiqué n° 6 du Maquis Weatherman, publié un mois auparavant ; critiquant Weatherman sur son « recul tactique », la lettre s’en prend aussi, sur un ton assez violent, à la direction du B.P.P. qui y est assimilée aux « partis auto-proclamés d’avant-garde ».
8 février : Michael « Cetewayo » Tabor et Richard « Dharuba » Moore, deux des 21, en liberté sous caution, ne se présentent pas à l’audience de leur procès. Le juge prend des mesures de rétorsion immédiates en supprimant la liberté provisoire à deux autres des « 21 » Joan Bird et Afeni Shakur.
9 février : la direction nationale du B.P.P. fait paraître une déclaration (qui sera reprise le 13 dans le Journal) dans laquelle Tabor, Moore et Connie Matthews sont dénoncés comme « ennemis du peuple ». On apprend qu’un troisième membre du groupe des « 21 ». Eddie « Jamal » Josephs, a gagné la clandestinité avec eux, et aussi – par une note en bas de page – que les 9 signataires de la lettre à Weatherman ont été exclus du Parti.
Le 26 février, Huey Newton parait à la télévision en Californie. Au cours de l’émission, Il s’entretient par téléphone avec Eldridge Cleaver, qui l’appelle d’Alger. Cleaver parle des divisions au sein du parti et s’élève contre le fait que des militants, traités en héros un jour, se retrouvent exclus le lendemain sans raison apparente. Eldridge profère des accusations à l’encontre de David Hilliard, et demande qu’il soit suspendu de la direction nationale dont il est membre avec le titre de « chef d’état-major ».
Un peu plus tard, Huey Newton rappelle Cleaver, lui reproche d’avoir fait publiquement état des dissensions internes au Parti, et lui annonce qu’il a décidé d’exclure toute la section internationale. Cleaver enregistre la conversation téléphonique ; il la rendra publique le 4 mars.
1er mars : la section de New York décide l’exclusion de David Hilliard. Hilliard est accusé de totalitarisme et d’autoritarisme. La section décide également de suspendre provisoirement Huey Newton, et les autres membres du Comité Central qui se trouvent en Californie (Emory Douglas, Ray « Masai » Hewitt) en attendant qu’ils se soient expliqués devant un tribunal populaire.
4 mars : une bande vidéo enregistrée à Alger par les membres de la section internationale est projetée devant les journalistes new-yorkais. Eldridge Cleaver s’y explique sur ce qu’il appelle les divergences idéologiques entre la faction Alger-New York et la faction d’Oakland. Pour lui, la faction d’Oakland se consacre trop aux campagnes de masse grand-démocratiques, et accuse David Hilliard et l’avocat Charles Garry de n’avoir rien fait pour prévenir les Panthers de Baltimore d’une opération policière dont lis avalent été avertis et de les avoir laissé délibérément se faire arrêter. Pete O’Neil, un militant du Missouri, s’étonne que tous les membres du Comité central viennent de Californie, alors que le B.P.P. est devenu une organisation nationale.
5 mars : le journal Black Panther publie un article intitulé « Libérez Kathleen Cleaver », signé par Elaine Brown, ministre de l’Information, qui accuse Eldridge d’avoir assassiné l’amant de sa femme, de la séquestrer contre son gré et de la battre. L’article ajoute que Cleaver aurait eu de nombreuses maîtresses.
8 mars : un Panther de New York, Robert Webb, est abattu dans la rue à coups de revolver. Webb, membre du Parti depuis 1967, était originaire de Californie. Il avait participé à l’organisation de la conférence de presse du 4 mars. A l’origine de sa mort, une querelle qui l’opposait à un groupe de vendeurs du journal Black Panther. La section de New York accuse Huey Newton (qu’elle traite de « fou drogué ») d’avoir expédié des « robots » de Californie pour assassiner Webb. La direction réplique en accusant la section de New York d’avoir organisé un coup monté pour faire inculper de meurtre Newton et Hilliard.
11 mars : une deuxième bande vidée arrive à New York, avec cette fois des déclarations de Connie Matthews et de Mike Tabor. Pour Connie Matthews. Il y a un manque de véritable centralisme démocratique dans le Parti, de telle sorte que la moindre critique peut entraîner l’exclusion immédiate. Tabor accuse le Parti de mesurer la valeur révolutionnaire de ses militants au nombre de journaux qu’ils ont vendu. Il fait remonter l’origine de la scission à l’exclusion de Geronimo.
13 mars : parution d’un nouveau numéro du journal, qui ne fait aucune
référence explicite à la scission, sinon par le biais d’un dessin d’Emory Douglas en dernière page qui représente Bobby Hutton le fusil à la main, à côté d’Eldridge Cleaver nu, asexué, le pantalon baissé et un insigne pacifiste autour du cou.