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Breffel : Réflexions sur le « Zéro et l’Infini »

Article de Breffel paru dans Le Libertaire, n° 63, 10 janvier 1947, p. 3


La traduction du livre de Koestler a suscité en France une double querelle : certains y ont cherché la psychologie des victimes des Procès de Moscou ; d’autres y ont vu une critique du régime soviétique. Le choix exclusif d’un point de vue est ici assez vain. Les deux se justifient, s’il est vrai qu’il y a dans un livre, outre l’apport de l’auteur, ce que le lecteur y ajoute.

La capitulation de Roubachof s’explique par l’aveu qu’il fait, de se mettre toujours à la place de son adversaire ; sans doute, cela lui confère-t-il une valeur humaine indiscutable. Mais nous savons de reste – pour l’avoir appris tout au long de l’histoire et pour l’avoir entendu murmurer par les machiavels de tous les temps, QU’EN POLITIQUE, LA HAINE SEULE EST RENTABLE.

Le héros de Koestler montre encore une toute autre faiblesse : il abandonne ses convictions lorsqu’il luge leur réalisation impossible. Attitude d’esprit bien orientale : derrière un apparent réalisme, un fatalisme de vaincu ne se cache-t-il pas ?

Le progrès politique des masses est toujours, selon Roubachof (et nous sommes contraints de lui donner raison sur ce point) en retard sur le progrès technique. Et ce retard s’accentue de plus en plus, car le progrès technique suit, semble-t-il, la loi de la chute des corps dans le vide, alors qu’il faut recommencer, à chaque génération, l’éducation politique des hommes. Cette constatation implique que le révolutionnaire est un nouveau Sisyphe. De là à conclure qu’il vaut mieux se laisser écraser par le rocher, il n’y a qu’un pas, vite franchi par Roubachof.

Dans le monde moderne, tout s’organise sous le signe du collectivisme ; même la notion de bonheur a été définie en fonction de la société. Lorsque DIETRICH DE NIEHEIM écrivait, à l’aube du XVe siècle : « Tout ordre existe pour les fins de la communauté et l’individu doit être sacrifie au bien général », il formulait par avance une des lois inhumaines du monde contemporain. Il reste à prouver — et l’histoire, dont on invoque la dialectique, l’improuve, hélas ! — que le bonheur individuel est identique, ou du moins identifiable, au « bien-être collectif ».

Or, on aura beau vouloir édifier la cité de la justice et la fonder sur les conceptions les plus rationnelles, elle ne sera pas nécessairement la cité du bonheur. On remplacera le capitalisme par un soi-disant communisme apparemment inique et « scientifique » ; celui-ci dévorera autant d’hommes que celui-là : nous n’aurons changé que le nom du fauve.

(J’ai écrit « un soi-disant communisme ». C’est que, là encore, comme toujours, la mystique communiste s’est dégradée en politique électorale. Serait-ce une « loi de l’histoire », que les disciples trahissent le maître ? Et la médiocrité des résultats ne prouve-t-elle pas, plus encore que l’insuffisance des principes, celle des exécutants ? Il y a bien un gouffre entre les idées sociales à l’esprit et l’indocile nature humaine.)

Dans la cité communiste, nos actes seraient jugés selon un nouveau pragmatisme ; « Cela seul compte », dit Roubachof, « savoir qui a OBJECTIVEMENT raison ». Et encore :

« Pour nous, LA QUESTION DE LA BONNE FOI SUBJECTIVE EST DEPOURVUE D’INTERET, celui qui a tort doit payer : celui qui a raison recevra l’absolution ».

L’Etat, du moins celui qui l’incarne, reste seul juge en l’occurrence.

C’est le royaume du cauchemar et de la peur, où s’agitent des fantômes sans cesse évoqués : il y a des saboteurs partout, qui expliquent toutes les carences ; ils jouent le rôle du bouc émissaire qui doit sauver par sa mort le prestige du « monstre froid ». Le bouc émissaire, ce sera vous, en dépit de tous vos mérites, de toutes vos bonnes intentions, même prouvées, si le parti le décrète, c’est-à-dire si un grand seigneur du régime a besoin d’une victime pour se justifier.

BREFFEL.

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