Article de Ricardo Enquin paru dans Les Lettres françaises, n° 221, 19 août 1948, p. 3
C’EST toujours une tâche délicate que de présenter un écrivain, un intellectuel. Délicate, car le chroniqueur pénètre dans un domaine intime qu’il va rendre public et qu’il doit, au cours de cette équation, trouver des formules capables de l’alléger et la rendre sympathique. Surtout lorsqu’il ne s’agit pas de faire une simple biographie. La tâche s’avère encore plus difficile lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas aujourd’hui, de faire connaître un représentant authentique d’une littérature malheureusement très éloignée — non seulement du fait de la distance — et mal connue du public français.
Avant tout, une introduction sommaire serait donc nécessaire sur cette littérature »de gauchos » des terres argentines et uruguayennes. Il faudrait remonter haut, et faire une description géographique des pampas, de la province de Buenos-Aires, du Rio de la Plata, de la campagne de Montevideo et de l’intérieur de l’Uruguay. Il faudrait enfin procéder à une présentation de l’ensemble physique et spirituel de nos pays afin que le public français nous saisisse avec toutes nos valeurs telluriques et soit ainsi à même de situer exactement l’écrivain qui se trouve aujourd’hui à Paris.
Nous sommes allés voir Enrique Amorim animés de la joie qu’éprouve tout compatriote à revoir un ami venu des terres lointaines dont demeure la nostalgie. Nous sommes allés le voir animés de la joie que vous procure la conversation de quelqu’un qui représente, par ses écrits, les aspirations authentiques de nos pays et de nos peuples dans leur lutte. Nous sommes allés le voir la joie au cœur car nous savions qu’Amorim est un vieil ami du peuple français. Comment pourrait-il en être autrement du fidèle interprète des peuples du Rio de la Plata ?
Enrique Amorim est né à Salta, petite ville de l’intérieur de la République de l’Uruguay. En 1915, il quittait déjà sa terre natale pour faire ses études sur l’autre rive du Rio de la Plata, à Buenos-Aires, où il devint professeur de littérature… mais cela, c’est le chemin de la biographie personnelle. Il nous faut insister un peu sur la signification de son oeuvre. C’est l’essentiel.
La Carreta est une grande oeuvre, un grand roman « de gauchos ». Elle suit, sans lui ressembler, l’illustre tradition de La Voragine de José Eustasio Rivera, écrivain vénézuélien qui décrit la lutte de l’homme dans la forêt de l’Amazone et dans les plantations de caoutchouc. La Carreta est un livre des plaines, de la pampa, de la vie quotidienne et des amours de ses habitants. Le titre du livre est le symbole classique du folklore national de l’Argentine et de l’Uruguay. La « carreta » est un char long et étroit, moins haut que les autres, dont le fond est formé de trois ou cinq traverses de bois, celle du milieu plus longue que les autres qui sert de timon ou l’on accroche le joug. Elle n’a que deux roues généralement non ferrées et cerclées de bois en manière de pneus. C’était le moyen de locomotion le plus usité dans nos pays pendant le siècle dernier et au début du nôtre. On hume dans La Carreta de Amorim, l’odeur de la sueur des bêtes et des hommes. C’est cru comme la vie. Mais cette crudité est « mûre », fidèle reflet de la réalité de nos pays. Non pas la crudité commerciale et frelatée de tant de livres qui ne font qu’exalter l’aspect touristique de ces terres, aspect que l’offensive de l’oncle Sam s’efforce de placer au premier plan pour dissimuler ainsi les réalités populaires. La vigueur d’Amorim réside surtout dans sa personnalité. Amorim ne ressemble pas aux modèles connus. Il est très différent d’un Romulo Gallegos ou d’un Icaza. Il est parfois marqué d’une force vigilante, et parfois d’insouciance. Il suffirait à sa réputation d’avoir écrit Le cheval et son ombre, roman qui se passe en Argentine.
Mais poursuivons sa biographie. Amorim a été fonctionnaire. Perception d’impôts ! Quelle ironie ! Habitué de la campagne. Aimant vivre auprès du paysan Aguilar (titre d’un autre de ses livres). Grand voyageur : l’Europe, Paris, l’Orient. Représentant, il y a quelques années, du Pen Club, à La Haye et à New-York. Succès et traductions. En portugais, en italien, en allemand, en anglais (la maison Scribner’s, de New-York, a publié une magnifique édition de son livre Le Cheval et son ombre), en français évidemment, mais insuffisamment. La haute cour de l’art de l’Allemagne nazie a mutilé La Carreta en censurant les deux meilleurs chapitres.
Il s’est également consacré au cinéma et au théâtre. Il apporte sa dernière oeuvre théâtrale qui a connu un grand succès à Buenos-Aires. Profondément intéressé à la vie politique de l’Argentine, son livre Neuf lunes sur le Neuquen retrace les odyssées des prisonniers politiques dans les camps de concentration du sud de l’Argentine, il y a quatre ans.
D’aucuns s’imaginent que le roman « criollo » na trait qu’aux vaches et aux gauchos, mais Amorim apporte au roman du Rio de la Plata les vastes perspectives de tout un pays en lutte.
Enrique Amorim est à Paris, d’où il ira à Wroclaw, invité comme délégué de l’Uruguay. Après le Congrès des intellectuels, il reviendra à Paris, où il séjournera quelques mois. Espérons que son séjour, comme celui de quelques autres écrivains sud-américains attendus prochainement, sera de nature à raviver chez le lecteur français un intérêt plus concret pour la littérature de l’Amérique latine.
Ricardo ENQUIN.