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Edgar Morin : La question nègre

Article d’Edgar Morin paru dans Arguments, n° 1, décembre 1956-janvier 1957, p. 1-7

Remarques à propos de : Abdoulaye Ly : Les masses africaines et l’actuelle condition humaine ; Dia Mamadou : Réflexions sur l’économie de l’Afrique Noire ; Cheikh Anta Diop : Nations nègres et culture (tous ces ouvrages aux Editions Présence Africaine) et du 1er Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs, Paris, 19-22 septembre 1956, organisé par Présence Africaine.

I. Le déplacement de l’aire des révolutions.

Dans son ouvrage inégal mais souvent admirable, et qu’il est aujourd’hui aussi essentiel de connaître que le discours sur le Colonialisme, de Césaire, Abdoulaye Ly axe ses analyses sur le « fait fondamental de notre époque : la révolution anti-impérialiste ». Il est de plus en plus clair aujourd’hui « qu’en corrompant d’importants secteurs du monde ouvrier des métropoles impérialistes et en suscitant les mouvements radicaux dans les colonies et les semi-colonies, l’impérialisme a provoqué le déplacement de l’aire des révolutions » (p. 127). A cette lumière doit être repensée la théorie léniniste de l’impérialisme, la théorie marxiste de l’exploitation et de la lutte des classes. Ce à quoi s’emploie Abdoulaye Ly avec une liberté d’allure qui mérite un examen très attentif. Nous reviendrons donc une autre fois à cet ouvrage.

La Révolution d’Octobre 17 n’a pas été la première des révolutions ouvrières occidentales, mais la première des révolutions collectivistes agro-ouvrières, nationales et anti-impérialistes du monde semi-colonisé ou colonisé. Dans ce cadre, toute une série de faits élémentaires et évidents prennent leur sens : La Révolution d’Octobre triomphe sous la poussée des ouvriers, des paysans et des nationalités d’un empire colonial fondé sur la domination politique russe et la domination économique des capitalistes occidentaux.

Après 1917, la double tendance indiquée par Abdoulaye Ly se précise : le caractère prolétarien et internationaliste du mouvement ouvrier des grands pays capitalistes se dégrade lentement en même temps qu’il ne parvient pas à réaliser une révolution socialiste. Parallèlement, dans les zones coloniales ou semi-coloniales, se cristallisent des mouvements plus révolutionnaires que ceux des classes ouvrières des pays impérialistes, bien qu’ils s’appuient essentiellement sur un indigénat rural. L’idée socialiste a essaimé des grandes manufactures d’Occident, où elle n’a pu s’incarner, vers les profondeurs de l’Asie, de l’Amérique latine et bientôt de l’Afrique.

Au cours de ce double processus, l’internationalisme à peine né se disloque. Non pas que la solidarité internationale ou le sens international aient brusquement disparu : mais l’internationalisme n’est pas devenu une réalité politique, sociale, culturelle fondamentale. Il y eut un mouvement de repli général sur les bases de la nation, à la fois pour les réformistes et les révolutionnaires, à la fois pour les mouvements ouvriers d’Occident et les mouvements d’émancipation d’Orient, mais ces néo-nationalismes n’eurent pas partout le même sens.

La « nation » dans le cas des peuples colonisés se confondit en grande part avec la « révolution » (le F.L.N. et le M.N.A. ne parlent-ils pas de « révolution algérienne » ?). Mais la nation ne fut pas simplement un cadre, un moyen, une « ruse de la raison » – une simple revendication politique. Elle devint en même temps une revendication culturelle et nous touchons là à un aspect des plus curieux des révolutions du XXe siècle.

II. Culture internationale et besoins culturels nationaux

Les besoins culturels nationaux ont tout d’abord été négativement déterminés par un des plus graves échecs – ou une des plus grandes lacunes – du mouvement révolutionnaire de ce siècle : l’absence, ou l’atrophie d’une culture prolétarienne internationale.

La privation qui affecte le prolétariat est aussi bien culturelle qu’économique, sociale et politique. Mais l’idéologie révolutionnaire qui se forge (marxisme, léninisme) élabore naturellement des matériaux pour une culture. Lénine disait que « la culture prolétarienne doit apparaître comme le développement naturel des connaissances élaborées par l’humanité ». Définition insuffisante ici : il faut transfuser les connaissances dans la vie pour qu’il y ait culture. La culture révolutionnaire implique un dépassement critique de la culture héritée, un nouvel art de vivre, un système nouveau d’attitudes devant l’individu, le cosmos, la vie, l’amour, la mort, les choses, le bien, le mal, la propriété, la punition, la récompense, la famille, l’enfant… Un système d’attitudes ou art de vivre fondé sur la « dé-réification » et la « défétichisation » (ces mots pour éviter celui de « démystification », hélas ! trempé dans trop de mystifications), voilà ce que promettait le marxisme – ce qu’il promet toujours – et qui aurait pu fonder une nouvelle culture révolutionnaire et universelle par nature.

Les régressions de l’internationalisme ont empêché l’éclosion d’une telle culture. Les classes ouvrières des pays impérialistes ont accepté ou subi ou conquis même un embourgeoisement culturel (fortement diffusé par les techniques de masse, grande presse et cinéma) : le socialisme stalinien, incapable de critique marxiste et craignant de marcher dans le vide culturel, a récupéré partiellement l’héritage traditionnel ou s’est replié dans le folklorisme. Enfin dans les pays colonisés le refus d’une culture de maîtres qui contraignaient les esclaves à mépriser leurs origines appela la réhabilitation de ces origines : le retour aux sources autochtones de la culture fut une revendication radicale à l’existence, à la « reconnaissance », au sens hégélien du terme.

III. La Négritude.

Les cultures « nationales » sont ambivalentes : elles sont régressives ou attardées par rapport à une culture internationale possible, et elles tendent à sacrifier les syncrétismes au folklorisme. Mais en même temps elles peuvent être progressives, récupérer des secrets humains oubliés, élaborer des nourritures spécifiques qui, faute de panacée universelle,. vitalisent seules les revendications fondamentales des masses colonisées.

La « négritude » est peut-être la plus radicale, la plus importante, la plus riche ces revendications culturelles spécifiques du XXe siècle. Ce que nous a révélé le Ier Congrès International des Écrivains Noirs. En effet :

1) La négritude est aujourd’hui le fondement culturel premier d’une grande nation nègre en formation : le Congrès de Paris constitue l’acte de naissance d’une nation d’un type nouveau.

2) Bien qu’elle préfigure une nation nègre, la négritude déborde le cadre de la « nationalité ».

La négritude est moins qu’une nationalité : la nation nègre qu’elle annonce n’existe pas encore, et n’existait pas antérieurement. La négritude est plus qu’une nationalité : par delà les différences territoriales, elle s’élève à l’échelle d’un continent, et par delà déborde sur l’ensemble des noirs du monde.

Il s’agit encore pour le. moment d’une nébuleuse idéologique, instable, hétérogène. Les conceptions de Senghor, Césaire, Alioune Diop, Cheikh Anta Diop, celle des Américains, des Martiniquais, des Africains ont des dénominateurs mais non un total commun.

Ainsi la négritude des Noirs des Etats-Unis est larvée : les nègres américains se veulent, américains nègres, fraternels mais extérieurs à la nouvelle éthique comme des juifs français peuvent se sentir extérieurs au sionisme. Comme le dit Richard Wright ils se sentent divisés : solidaires des nègres d’Afrique, enthousiastes même ; mais l’âme déjà invisiblement blanchie leur interdit d’exiger une culture ou une nationalité propre.

Sans entrer ici dans les différentes conceptions, nous nous bornerons à caractériser l’idéologie nouvelle à partir de ses lieux pôles opposés : 1) la « négativité » négro-prolétarienne ; 2) la « positivité » ethno-africaine.

IV. La couleur drapeau.

La négritude, pour les révolutionnaires radicaux, Césaire, Abdoulaye Ly, c’est avant tout la marque de l’humanité esclave, telle que l’a subjuguée le colonialisme : C’est le colonialisme qui a créé l’unité nègre. Le noir est la couleur prolétarienne, celle du dénuement total. Ici nous voyons que Césaire et Abdoulaye Ly prolongent Marx et Lénine, au temps de qui les nègres étaient dans un tel bas-fond d’exploitation que nul ne songeait à y voir l’image même un prolétaire révolutionnaire. Aujourd’hui, après le soldat paysan chinois, le partisan d’Asie, c’est le nègre colonisé qui remplace les ouvriers travaillistes, les sociaux-démocrates, syndicalistes de Manchester, Essen, Détroit, comme porteur de vérités et d’énergies profondes qu’il s’agit de libérer en force révolutionnaire.

La conception qui lie la négritude au colonialisme et plus largement à l’oppression débouche directement sur un internationalisme, et fait même éclater ce qui dans le marxisme demeurait limité par les schèmes occidentaux ; si les idées révolutionnaires ont été rougies au feu de l’opposition manufacturière des ouvriers et de la bourgeoisie occidentale au XIXe siècle, elles sont devenues les fers de lance d’une révolte plus générale, plus cosmique : Ly et Césaire sont les redresseurs du radicalisme marxiste, qui tend toujours à se dégrader (social-démocratisme, puis stalinisme).

« La base d’une solidarité réelle et juste des exploités du monde entier se trouve au niveau des couches les plus exploitées, éclairées par les révolutionnaires les plus radicaux, quelle qu’en soit la couleur. » (Ly, p. 138).

C’est l’extrême négation subie par le noir qui lui permet de proposer une culture positive universelle. A la limite, le noir est la couleur drapeau de la révolution…

Mais l’idéologie de la négritude ne se lance pas volontiers vers les messianismes universalistes : elle préfère se retourner vers le deuxième pôle, ethno-africain, qui lui fait affirmer une culture et une civilisation propres.

V. La « race noire »

Ici la négritude se heurte à un paradoxe au moment même où elle dénonce triomphalement un des plus prodigieux aveuglements racistes de la science blanche. Cheikh Anta Diop, dans Nations nègres et culture, nous rappelle qu’aux yeux d’Hérodote et des observateurs de l’antiquité, les Égyptiens étaient des Noirs. Ainsi, le Noir rejeté comme sauvage par la civilisation blanche est un de ses fondateurs !

Les conclusions qu’en tire Cheikh Anta Diop sont inégales et contradictoires. Tantôt la « négritude » laisse percer un racisme qui se traduit par des légèretés de détail et une intempérance pan-nègre (Moïse égyptien, – ce qui n’est pas prouvé – donc nègre ; « il semblerait que le Bouddah fut un prêtre égyptien chassé de Memphis par les persécutions de Cambyse », les Bretons même seraient presque des Nègres ils le cachent pourtant bien). Tantôt au contraire c’est l’universalité qui apparaît sous la négritude :

« Dès lors le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne, sans verser dans les excès d’un nazisme à rebours, car la civilisation dont il se réclame eut pu être créée par n’importe quelle autre race humaine – pour autant que l’on puisse parler de race – qui eût été placée dans un berceau aussi favorable, aussi unique. » (p. 253).

Cheikh Anta Diop met admirablement à nu un complexe raciste évident mais invisible aux yeux satisfaits des Blancs comme aux yeux subjugués des Noirs. Non seulement l’égyptologie a fini par oublier la couleur des peaux égyptiennes, mais c’est la science anthropologique qui a défini traditionnellement le Blanc et le nègre selon des critères qui en dernière analyse ne tiennent plus compte de la couleur : C’est au niveau du manuel scolaire qu’éclate naïvement la bouffonnerie :

« Un Noir se distingue moins par la couleur de sa peau (car il y a des blancs à peau noire) qu’à ses traits : lèvres épaisses, nez épaté, etc … » (Cholley, Manuel de Géographie, classe de 5e).

Le Noir se définit selon la couleur, mais pas toujours ; selon certains caractères morphologiques (dolicocéphalie, épaules larges, prognatisme, nez épaté), mais pas toujours. En fait, la qualité de nègre est réservée aux races du cœur de l’Afrique et de l’Océanie, et en fin de compte le noir est moins une couleur qu’une arriération sociologique plus ou moins approximativement traduite en caractères morphologiques.

Par un surprenant abus, nous appelons blancs des hommes à la peau noire ou brune, à commencer par les Hindous, ces beaux aryens noirs, jusqu’aux races brunes du Bassin Méditerranéen (1). Ce ne sont sans doute pas des noirs, mais pourquoi les nommons-nous blancs ? Appelle-t-on blanc le vin rosé ?

Cheikh Anta Diop, ici, ne va pas assez loin. Tout en dénonçant l’abus, il le subit. Il ne remarque pas que les Hindous sont noirs, car ce sont des « aryens » ! Il ne pose nullement le problème de cette humanité ni noire ni blanche arbitrairement attribuée à la race blanche. Sa critique du racisme blanc est incomplète dans la mesure où elle s’appuie sur une racialité nègre. Il s’occupe essentiellement de transformer la négritude ethnique en vertu là où elle était un vice, en culture là où elle était barbarie (2), mais il s’agit encore d’une essence abstraite ou confuse : le problème de la couleur n’a pas été dissocié du problème des races.

Avec sa richesse immense et ses insuffisances énormes, le grand livre de Cheikh Anta Diop sera peut-être un monument historique aussi important pour l’Afrique que l’ont été pour l’Allemagne et la France les
Discours à la Nation allemande de Fichte ou les œuvres d’Augustin Thierry. Il importe de se dégager de l’attitude indécente du petit-bourgeois « humaniste » qui critique le « racisme » et le « nationalisme » noir, tout en acceptant sereinement l’impérialisme, le colonialisme et le capitalisme. Mais aussi (et tout en reconnaissant actuellement avec Cheikh Anta Diop que le « nationalisme noir, le plus chauvin, a des conséquences redoutables pour les colonialistes : il pulvérise leurs privilèges et balaie leur domination »), nous avons le droit et le devoir de souhaiter que la négritude ne s’enferme pas dans l’ethnisme particulariste, mais plutôt qu’elle développe son universalité latente.

VI. Afrique Noire

La négritude n’est pas seulement polarisée ethniquement, mais aussi géographiquement. L’Afrique est la grande matrice noire, y compris pour les descendants des millions d’esclaves déportés dans le Nouveau Monde (3). Bien entendu, la revendication politique africaine se cristallise surtout pour les Africains eux-mêmes, tandis que se cristallise parallèlement une nationalité caraïbe (il n’y a pas encore d’idée de fédération nègre internationale, encore qu’Abdoulaye Ly envisage une association afro-insulaire).

L’Afrique est la terre revendiquée par les Noirs qui y vivent et n’en sont pas les maîtres. Il y a certes une Afrique blanche (disons plutôt brune), au nord, et l’infâme empire blanc de l’Afrique du Sud, mais l’identification affective de l’Afrique et de la nation nègre est globale. Un nationalisme continental est en gestation ; le continent est un cadre politique et économique naturel (Cf. Mamadou Dia, Réflexions sur l’économie de l’Afrique Noire) : les divisions territoriales actuelles sont arbitraires, et, antérieurement à la colonisation, il n’existait pas de nations mais des tribus, des aires culturelles et des empires militaires. Ici se posent d’essentiels problèmes politiques qu’on pourra examiner ultérieurement.

VII. Civilisation et culture noires

Les auteurs noirs revendiquent leur héritage de civilisation et leur droit à la civilisation universelle qui est un produit commun d’échanges et de circulations, de rencontres et de mélanges. Mais ils sont plus préoccupés d’affirmer ce qui est le plus contesté : leur individualité culturelle.

Le thème culturel est aujourd’hui au premier plan parce que le mouvement nègre est au stade où la culture féconde directement la politique. Nous sommes à ce moment d’épousailles si bien défini par Franz Fanon :

« Quant à l’infériorisé, après la phase de déculturation, il retrouve ses positions originales. Il s’engage avec passion dans sa culture abandonnée. C’est la culture de la culture, non sans irrationnel. La culture encapsulée est revalorisée d’abord, clamée, non repensée, reprise, dynamisée de l’intérieur. Au sortir de ses épousailles, l’opprimé décide de lutter contre toutes les formes d’aliénation de l’homme en connaissance de cause. » (Racisme et Culture, Communication au Congrès).

Il est important de rappeler: 1) que trois voies culturelles s’offrent aux Noirs déculturisés : l’assimilation, le syncrétisme, la ressaisie d’une tradition spécifique ; 2) que ces trois voies ne sont pas absolument exclusives les unes des autres.

Ainsi les Noirs des Etats-Unis, bourgeoisie en tête (et il faut ici se reporter à ce rigoureux et admirable ouvrage de culture noire, la Bourgeoisie Noire, de Franklin Frazier) (4), ne tendent qu’à une occidentalisation mimétique d’autant plus totale que les Blancs ont assimilé culturellement ce par quoi les noirs avaient commencé par se différencier (le jazz). Les Noirs brésiliens, engagés dans un processus de métissage, n’en revendiquent pas moins une auto-affirmation culturelle. Les intellectuels noirs des colonies françaises ont trouvé dans une assimilation première (études à Paris) les moyens et la volonté de se frayer une voie à la fois syncrétiste et fidèle aux origines. Au bout de la culture occidentale et humaniste française ils ont vu aussi bien d’une part l’embourgeoisement, la « collaboration », et d’autre part les principes qui sapaient l’ordre blanc des choses. Mais alors que le petit-bourgeois français ronronne dans cette contradiction, ils l’ont déchirée, ont dérobé le feu sacré des idées révolutionnaires aux bonzes blancs qui leur disaient « d’attendre », « d’éviter toute provocation », et comme ils ne pourraient appuyer ces principes sur une culture cosmopolite révolutionnaire, ils sont rentrés dans leur négritude pour transformer en bonté originelle le péché originel qu’on leur infligeait.

C’est ici que nous abordons l’un des champs les plus riches et les plus équivoques : certains Noirs ont purement et simplement récupéré les schèmes racistes blancs, en transformant le signe négatif (infériorisant) en signe positif (exaltant). Ainsi Leopold Sedar Sengor retourne Gobineau comme une veste, et nous démontre certes que l’envers vaut l’endroit : « L’émotion est nègre et la raison hellène ». Cheikh Anta Diop va même jusqu’à considérer avec un certain dédain soupçonneux la Grèce du Ve siècle, alors que, marxiste, il aurait pu admirer précisément le premier processus de profanisation des valeurs qu’ait connu l’humanité.

Il est abusif de transférer sur des propriétés ethniques des différences avant tout sociologiques et historiques : les Noirs africains sont plus proches d’un système archaïque qu’ont connu toutes les cultures sous des formes diverses. Le culte des ancêtres, la propriété collective, les groupes d’âges, les liens de solidarité claniques et tribaux, la conception magique du monde, etc… , ne sont pas spécifiquement nègres, mais constituent un trésor originaire universel.

Les Noirs sont encore plus proches de ce trésor que les Blancs : ils pourraient et devraient sauvegarder les vertus perdues en cours de route par les autres cultures. Mais c’est tomber précisément dans les mêmes platitudes idéalistes que celles des radoteurs blancs que d’exalter la « spiritualité », la « religiosité » de ces visions du monde pour les opposer au « matérialisme » d’Occident.

De même, c’est mythifier la culture nègre archaïque que de considérer le « manisme » décrit par Frobénius, la métaphysique micro-macrocosmique révélée par Griaule, comme une communauté bienheureuse de l’homme et de la nature. Certes, une vérité profonde est incluse dans ce qu’il faut nommer la magie (vision du monde fondée sur l’analogie de l’homme microcosme et du macrocosme, sur un système de projections anthropomorphiques et d’identifications cosmomorphiques, sur le « double » et la métamorphose, la survie des spectres corporels et la mort-renaissance), mais cette vérité est toujours plus ou moins morcelée et fétichisée.

Il faut donc choisir entre un retour aux traditions qui remplacerait les fétiches culturels de l’Occident bourgeois par d’autres fétiches et un éclatement de la tradition pour en faire jaillir la sève, c’est-à-dire la richesse anthropologique première de la magie.

Il faut prendre garde ici à une illusion très fréquente chez ceux qui s’imaginent trouver dans la négritude le secret d’un paradis perdu, un homme total réconcilié avec le cosmos et lui-même. En fait, à la source vitale de la culture magique, il y a bien un homme riche potentiel, c’est-à-dire participant pleinement au monde et affirmant pleinement son individualité, mais cet homme « riche » est déchiré : il y a une contradiction radicale entre d’une part les participations cosmiques, où l’homme tend à engloutir son individualité, et d’autre part l’affirmation de cette individualité qui tend à nier les lois biologiques et cosmiques, à commencer par la loi de la mort. L’homme riche c’est l’homme qui retrouve, en même temps que la totalité, cette contradiction totale. Et c’est cette contradiction qui le fait évoluer, progresser ou régresser, s’appauvrir et se spécialiser, se retrouvant et se dépassant, etc… L’homme riche, l’homme total n’est pas l’homme prétendument « désaliéné » et autres billevesées du marxisme philosophique de l’époque stalinienne, c’est l’homme condamné au devenir, l’homme qui se lance dans la recherche et dans l’évolution, l’homme pratiquement, techniquement, moralement révolutionnaire.

Ainsi la plongée aux tufs de la négritude n’est pas tant un retour intra-utérin (il ne l’est que par perversion, atrophie), qu’une relance vers le devenir. Et voilà la richesse de la négritude : l’homme nu, c’est-à-dire le prolétaire de toutes les oppressions, le dernier des derniers, c’est-à-dire le premier des premiers : l’homme le plus proche de la richesse anthropologique première : la revendication à la participation totale et à l’individualité essentielle. Il dépend de l’homme noir qu’il soit vraiment l’homme maximum

Pour cela, la négritude doit se dépasser elle-même : briser ses fétiches ; elle ne doit pas oublier que sa négativité propre – l’anticolonialisme radical – est sa source la plus positive, que sa positivité propre (culture archaïque) contient des ferments négatifs. Elle doit, enfin, en passant par le stade de la grande nation fédérative, tendre vers « le rendez-vous du donner et du recevoir », dont parle Césaire, et plus encore, vers l’universalité concrète d’une culture internationale, et d’une humanité métissée, en mouvement vers d’autres planètes.

EDGAR MORIN.


(1) Inversement, le racisme vulgaire qui s’étale aujourd’hui à propos des conflits Nord-Africaine répugne à considérer comme Blancs les Arabes ou Berbères, qui menacent « la race blanche ».

(2) Cheikh Anta Diop aurait pu analyser les signes « simiesques » que le Blanc découvre dans le prognatisme, le nez épaté, les lèvres épaisses. Si le nez épaté et le prognatisme sont plus simiesques que le nez développé et la face droite, au contraire les lèvres épaisses sont pleinement « humaines », alors que les lèvres minces des races nordiques sont celles du singe.

(3) Les Polynésiens et en général les Océaniens sont absents des préoccupations et des discussions de nos amis de Présence Africaine.

(4) Plon édit.

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