Article d’Albert Camus paru dans Combat, 21 novembre 1946
Ni victimes ni bourreaux
SI l’on admet que l’état de terreur, avoué ou non, où nous vivons depuis dix ans, n’a pas encore cessé, et qu’il fait aujourd’hui la plus grande partie du malaise où se trouvent les esprits et les nations, il faut voir ce qu’on peut opposer à la terreur. Cela pose le problème du socialisme occidental. Car la terreur ne se légitime que si l’on admet le principe : « la fin justifie les moyens ». Et ce principe ne peut s’admettre que si l’efficacité d’une action est posée en but absolu, comme c’est le cas dans les idéologies nihilistes (tout est permis, ce qui compte c’est de réussir), ou dans les philosophies qui font de l’histoire un absolu (Hegel, puis Marx : le but étant la société sans classe, tout est bon qui y conduit).
C’est là le problème qui s’est posé aux socialistes français, par exemple. Des scrupules leur sont venus. La violence et l’oppression dont ils n’avaient eu jusqu’ici qu’une idée assez abstraite, ils les ont vues à l’oeuvre. Et ils se sont demandé s’ils accepteraient, comme le voulait leur philosophie, d’exercer eux-mêmes la violence, même provisoirement et pour un but pourtant différent. Un récent préfacier de Saint-Just, parlant d’hommes qui avaient des scrupules semblables, écrivait avec tout l’accent du mépris : « Ils ont reculé devant l’horreur ». Rien n’est plus vrai. Et ils ont par là mérité d’encourir le dédain d’âmes assez fortes et supérieures pour s’installer sans broncher dans l’horreur. Mais en même temps, ils ont donné une voix à cet appel angoissé venu des médiocres que nous sommes, qui se comptent par millions, qui font la matière même de l’histoire, et dont il faudra un jour tenir compte, malgré tous les dédains.
Ce qui nous paraît plus sérieux, au contraire, c’est d’essayer de comprendre la contradiction et la confusion où se sont trouvés nos socialistes. De ce point de vue, il est évident qu’on n’a pas réfléchi suffisamment à la crise de conscience du socialisme français telle qu’elle s’est exprimée dans un récent congrès. Il est bien évident que nos socialistes, sous l’influence de Léon Blum, et plus encore sous la menace des événements, ont mis au premier rang de leurs préoccupations des problèmes moraux (la fin ne justifie pas tous les moyens) qu’ils n’avaient pas soulignés jusqu’ici. Leur désir légitime était de se référer à quelques principes qui fussent supérieurs au meurtre. Il n’est pas moins évident que ces mêmes socialistes veulent conserver la doctrine marxiste ; les uns, parce qu’ils pensent qu’on ne peut être révolutionnaire sans être marxiste ; les autres, par une fidélité respectable à l’histoire du parti qui les persuade qu’on ne peut, non plus, être socialiste sans être marxiste. Le dernier congrès du parti a mis en valeur ces deux tendances et la tâche principale de ce congrès a été d’en faire la conciliation. Mais on ne peut concilier ce qui est inconciliable.
Car il est clair que si le marxisme est vrai, et s’il y a une logique de l’histoire, le réalisme politique est légitime. Il est clair également que si les valeurs morales préconisées par le parti socialiste sont fondées en droit, alors le marxisme est faux absolument puisqu’il prétend être vrai absolument. De ce point de vue, le fameux dépassement du marxisme dans un sens idéaliste et humanitaire n’est qu’une plaisanterie et un rêve sans conséquence. Marx ne peut être dépassé, car il est allé jusqu’au bout de la conséquence. Les communistes sont fondés raisonnablement à utiliser le mensonge et la violence dont ne veulent pas les socialistes, et ils y sont fondés par les principes mêmes et la dialectique irréfutable que les socialistes veulent pourtant conserver. On ne pouvait donc pas s’étonner de voir le congrès socialiste se terminer par une simple juxtaposition de deux positions contradictoires, dont la stérilité s’est vue sanctionnée par les dernières élections.
De ce point de vue la confusion continue. Il fallait choisir et les socialistes ne voulaient ou ne pouvaient pas choisir.
Je n’ai pas choisi cet exemple pour accabler le socialisme, mais pour éclairer les paradoxes où nous vivons. Pour accabler les socialistes, il faudrait leur être supérieur. Ce n’est pas encore le cas. Bien au contraire, il me semble que cette contradiction est commune à tous les hommes dont j’ai parlé, qui désirent une société qui serait en même temps heureuse et digne, qui voudraient que les hommes soient libres dans une condition enfin juste, mais qui hésitent entre une liberté où ils savent bien que la justice est finalement dupée et une justice où ils voient bien que la liberté est au départ supprimée. Cette angoisse intolérable est généralement tournée en dérision par ceux qui savent ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut faire. Mais je suis d’avis qu’au lieu de la moquer, il faut la raisonner et l’éclaircir, voir ce qu’elle signifie, traduire la condamnation quasi totale qu’elle porte sur le monde qui la provoque et dégager le faible espoir qui la sous-tend.
Et l’espoir réside justement dans cette contradiction parce qu’elle force ou forcera les socialistes au choix. Ou bien ils admettront que la fin couvre les moyens, donc que le meurtre puisse être légitimé, ou bien ils renonceront au marxisme comme philosophie absolue, se bornant à en retenir l’aspect critique, souvent encore valable. S’ils choisissent le premier terme de l’alternative, la crise de conscience sera terminée et les situations clarifiées. S’ils admettent le second, ils démontreront que ce temps marque la fin des idéologies, c’est-à-dire des utopies absolues qui se détruisent elles-mêmes, dans l’histoire, par le prix qu’elles finissent par coûter. Il faudra choisir alors une autre utopie plus modeste et moins ruineuse. C’est ainsi du moins que le refus de légitimer le meurtre force à poser la question.
Oui, c’est la question qu’il faut poser et personne, je crois, n’osera y répondre légèrement.