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Sébastien de Diesbach : « A bout de souffle » de Jean-Luc Godard

Article de Sébastien de Diesbach alias S. Chatel paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 31, décembre 1960-février 1961, p. 104-107

A voir des films français, qui pourrait se douter qu’il y ait eu la guerre d’Indochine, les événements d’Afrique du Nord, l’Algérie, le 13 mai ? Ceci n’est encore rien : car qui pourrait se douter même que dans ce pays les gens doivent, comme cela arrive à certains, gagner leur vie, se marier, se loger, envoyer leurs enfants l’école, assister à la mort des personnes qu’ils aiment ?

Pour le cinéma français la société est composée exclusivement de putains et de caïds, avec, apparition occasionnelle d’un Monsieur Vincent égaré. Sous des costumes divers, ces trois catégories de personnages jouent, de film en film, de mauvaises adaptations, de mauvais romans sur le commerce et l’adultère tels qu’ils se pratiquaient en 1900 sur les scènes des théâtres.

Aussi loin que l’on remonte dans, le temps, le cinéma français n’a jamais offert autre chose qu’une image mystifiée et plus ou moins grotesque de la société. Il est évident qu’il n’y avait là rien d’inévitable. Car pendant ce temps, dans d’autres pays, il se produisait des films qui s’efforçaient, avec plus ou moins de succès, de donner aux gens une représentation exacte de leur vie et à travers lesquels l’on a vu au moins le reflet des problèmes qui se sont posés successivement à la société. « A bout de souffle » de Jean-Luc Godard est un film de ce genre et c’est pourquoi il marquera sans doute une date dans l’histoire du cinéma français. Pour la première fois dans ce pays quelqu’un a fait un film sans intention de mystification, mais dans le but de placer les gens devant leur propre vie.


La vie c’est d’abord l’existence quotidienne. Dans « A bout de souffle » une chambre d’hôtel ressemble pour une fois à une chambre d’hôtel, une rue à une rue, un policier à un policier. Belmondo pisse comme tout le monde dans le lavabo, fait comme la plupart des gens l’amour sans histoires, tient allumé le poste de radio à longueur de journée sans l’écouter et achète France-Soir pour une quantité de raisons sauf celle de le lire. Parce que les acteurs français sont une race d’incapables, les critiques avaient inventé une théorie selon laquelle les gens sont « insondables » et « mystérieux » d’où il découlait évidemment que moins un acteur jouait plus il était vrai. Dans « A bout de souffle » au contraire l’on redécouvre que les gens sont constamment occupés à s’extérioriser et qu’ils se mettent tout entier dans leur moindre geste : ici ces gestes sont le tic d’un journaliste, les yeux fuyants du policier, la manière de marcher de Belmondo. Les personnages du film de Godard sont d’abord une somme de gestes, ce sont eux qui les rendent réels en leur permettant d’être à chacune de leurs apparitions tout entier présents.

On trouve pourtant autre chose dans « A bout de souffle » que le détail de la vie quotidienne. Pour le cinéma réaliste italien le détail de la vie était tout : en dehors de, cela il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait bien une sorte de philosophie, un « humanisme », mais qui ne parvenait pas de toutes façons à se définir et qui, une fois épuisés les sujets qui l’inspiraient, la Misère et la Résistance, a été incapable de se survivre. Chez Godard, le détail est analogue au mot : il est là pour dire quelque chose.

Ce quelque chose n’est pas si facile à résumer : il est constamment présent tout au long du film, mais, justement à cause de cela, il s’incarne dans des situations déterminées, dans des gestes et dans des répliques dont il est difficile après coup de le détacher. Si la signification d’ « A bout de souffle » semble ne pas se laisser résumer c’est aussi parce que le but de ce film est justement d’inspirer une critique du délire culturel dans lequel nous vivons, du déluge de mots dont on recouvre le moindre aspect de la réalité, de l’incapacité que nous avons de laisser parler les choses. Or ce but, « A bout de souffle » l’atteint, si bien qu’on sort de ce film avec un besoin énorme d’en parler et un dégoût non moins énorme pour les mots dont on devrait se servir pour le faire.

Le film de Godard donne de la société une image dont l’élément essentiel est ce que, faute d’un terme plus approprié, nous, appellerons la culture. Tout ce qui apparaît dans « A bout de souffle » a quelque chose à faire avec la culture. Ce sont d’abord les personnages eux-mêmes. Il y a l’écrivain Parvulesco, un personnage important, un homme que l’on interviewe bien qu’il n’ait rien à dire et que tout le monde écoute bien qu’il n’y ait rien de commun entre lui et les gens auxquels il s’adresse. Il y a le journaliste américain : pour dire à une femme qu’il voudrait faire l’amour avec elle il écrit à haute voix un roman et parle à cette femme d’elle-même, de lui et de ses envies à la troisième personne. Il y a Jean Seberg qui voudrait apprendre de la littérature comment il faut vivre et éprouve, avant de faire l’amour, un grand besoin de parler des auteurs russes.

Passons aux choses, qui jouent un rôle aussi important que les personnages. Il y a les journaux, qui accompagnent partout Belmondo. Le journal informe le peuple : notamment il diffuse les déclarations capitales de Parvulesco et publie en première page la photographie d’un assassin en fuite, Belmondo. Le journal est indispensable au public : notamment il lui sert à ne pas reconnaître Belmondo, il sert à Belmondo à cacher son visage aux policiers (et de leur présenter au lieu de ce visage sa propre photographie) et surtout à se cirer les chaussures. La radio est aussi présente : elle diffuse d’importants programmes tels que « musique en travaillant » ainsi intitulé parce que cette émission est diffusée à une heure à laquelle les gens qui travaillent ne peuvent l’écouter. Elle est là aussi pendant la scène de la rupture finale, qu’elle accompagne d’une analyse de la internationale que ni Jean Seberg ni Belmondo n’écoutent.

Ce dont il est question ici, ce n’est évidemment pas de la culture au sens propre du terme. C’est l’image que la société produit aujourd’hui d’elle-même et qu’elle diffuse au moyen de ses instruments d’information, c’est la signification de l’existence telle qu’elle est propagée, c’est ce que cette société reconnait aujourd’hui comme important. Or c’est précisément tout ceci qui apparaît dans « A bout de souffle » sous une forme grotesque. Tout est futile et stupide. Parvulesco est si important que les gens crèveraient de rage s’il parvenait à quitter le pays sans avoir proféré ses dernières âneries. La France jusqu’à son dernier chat se moque éperdument du président des Etats-Unis, mais lorsqu’Eisenhower descend les Champs-Elysées, c’est une foule immense qui sort pour l’acclamer. Renoir n’a vécu que pour que les gens puissent acheter des reproductions de ses tableaux et, les ayant accrochées aux murs de leurs appartements, se demander si c’est vraiment très beau, ou seulement beau, ou même seulement assez beau.

Tout le monde est dérisoire dans ce film sauf Belmondo. Tout le monde bavarde, sauf lui. Tout le monde trahit tout le monde, ment, vole, dénonce, joue la comédie. Belmondo est le seul qui soit à l’aise dans sa peau. Il ne trahit personne, parce que finalement il ne croit en rien suffisamment pour pouvoir le faire. Il ne vole pas : il se sert des choses et les abandonne. Il ne joue pas la comédie parce qu’il n’a aucun personnage à jouer, aucune situation sociale à défendre et à représenter. Contrairement à Parvulesco, au journaliste américain et à Jean Seberg qui n’arrêtent pas de parler d’eux-mêmes, il n’a pas d’intérêt pour l’analyse de ses propres sentiments. Les autres personnages du film sont des points d’interrogation ambulants. Parvulesco est un égomaniaque qui ne peut pas se passer de limage que les journalistes donneront de lui. Le policier joue à être un policier. Jean Seberg, c’est le doute, l’insatisfaction, l’hésitation. Belmondo par contre ne s’occupe pas de poser des questions, il ne cherche pas à établir une image de lui-même, il ne justifie pas ses comportements au moyen d’acrobaties permettant de faire le contraire de ce que l’on dit.

Il n’est pas difficile dans ces conditions de comprendre pourquoi « A bout de souffle » a eu un succès considérable parmi la jeunesse. D’abord en effet l’image que Godard donne de la société est celle à laquelle elle est actuellement le plus sensible, ainsi qu’elle le manifeste constamment par son rejet temporaire, mais total et violent, des valeurs, établies, mais aussi par sa valorisation de tout ce qui est immédiat et sans discussion. Mais ce qui explique surtout le succès d’ « A bout de souffle » c’est le personnage de Belmondo.

Belmondo n’est certainement pas un portrait « réaliste » d’un jeune homme en 1960, ainsi que l’ont remarqué des gens qui voulaient, par cette constatation, porter une critique au film de Godard. Or en disant cela, on ne dit finalement rien du tout. Car le propre de Belmondo est de rassembler dans son personnage non des détails qui feraient qu’on puisse le reconnaître comme « jeune homme en 1960 exerçant tel métier, ayant épousé tel femme, etc … », mais deux ou trois traits qui caractérisent d’une manière essentielle la jeunesse de 1960. Il est important de savoir si l’on est étudiant, dessinateur ou ouvrier. Mais ce qui définit en propre la jeunesse comme jeunesse, ce n’est pas actuellement son appartenance à une classe sociale. Les mêmes comportements fondamentaux se retrouvent d’une section de la jeunesse à une autre, et ce sont d’après ces comportements que la jeunesse se reconnaît, à tort ou à raison. Or ce sont ces comportements qui se retrouvent, débarrassés de tout folklore à la Carné, dans le personnage de Belmondo.

Le fait essentiel est donc celui-ci : pour la première fois depuis qu’on fait des films en France, une fraction de la population se retrouve dans un film, et peut donc, grâce à cela, se regarder, s’admirer, se critiquer ou se rejeter, en tous cas se servir des images qui passent sur l’écran pour ses propres besoins. De ce fait il découle deux leçons. L’une ne nous intéresse pas directement ici : il s’agit de celte constatation que la rénovation de forme à laquelle conduit « A bout de souffle » est directement liée à la rénovation de fond. Car le film de Godard prouve que c’est quand on a quelque chose à dire, qu’on découvre également une manière de s’exprimer. Mais ce qui est plus important dans le cadre des préoccupations de cette revue, c’est la valeur d’exemple de ce film. L’on entend dire que les gens ne s’intéressent pas à une représentation de leur propre existence et que d’ailleurs cette représentation, dont personne ne veut, tomberait inévitablement dans une quantité de vices, qu’elle serait ennuyeuse, qu’elle ressusciterait un réalisme sans perspectives, qu’elle ne modifierait pas les formes présentes de culture. « A bout de souffle » s’ajoute à la liste des œuvres qui permettent de soutenir le contraire.

S. CHATEL.

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