Article paru dans La Vérité, n° 221, 5 novembre 1948, p. 3
La réunion de l’Assemblée générale de l’O.N.U. a déplacé le centre de gravité de la « guerre froide » de Berlin à Paris. Pour la galerie, des discours plus spectaculaires l’un que l’autre n’ont cessé de se succéder de jour en jour ; dans les coulisses se sont entre temps poursuivis les pourparlers ultra-secrets qui ont une fois de plus démontré aux peuples combien mensongers sont les procédés de propagande utilisés de part et d’autre pour maintenir en haleine l’opinion publique mondiale.
L’impérialisme américain et la bureaucratie stalinienne qui s’opposent un peu partout dans le monde veulent forcer chaque homme, chaque organisation, chaque État à prendre partie dans ce heurt gigantesque qui risque de mener en fin de compte à une troisième guerre mondiale.
Les Américains, malgré toute l’incohérence que manifeste leur diplomatie à des moments donnés, se basent sur leur énorme puissance économique et financière pour imposer à tous les États capitalistes une attitude de raidissement qui souvent leur déplaît. Mais que faire d’autre quand il faut, pour maintenir la machine capitaliste en marche, recourir aux dollars de Wall Street, aux armements yankee ? Les représentants de Washington, forts de cette puissance, ne veulent entendre parler de rien d’autre que d’un retrait total des Russes de leurs positions à Berlin. Rien à faire au sujet des armements qui s’accroissent fébrilement. Ce n’est plus Molotov qui dit : non, mais Marshall.
Les Américains font aussi des efforts considérables pour faire regagner du terrain à la social-démocratie et aux réformistes à la Jouhaux dans les rangs ouvriers. Après la scission syndicale en France et en Italie, la bagarre est déclenchée contre les communistes en Angleterre et contre la Fédération Syndicale Mondiale, que les staliniens ont au transformer, dans la période de la grande amitié des « trois grands », en une forteresse à leur profit.
Quant aux maîtres du Kremlin, ils se placent sur le même plan pour résister aux Américains. Ils utilisent la classe ouvrière, en France, en Italie…, et les peuples coloniaux en Extrême-Orient, uniquement comme des pions sur l’échiquier diplomatique. Ils se livrent aussi à une démagogie habile en faisant des propositions de désarmement qu’ils savent inacceptables dans cette période de course aux armements pour transformer le rapport des forces dans les négociations.
Les uns et les autres jouent la comédie à l’O.N.U., laissant croire que celle-ci pourrait bien régler les divergences s’il n’y avait pas chez l’adversaire des « fauteurs de guerre », etc… Les uns et les autres agitent le danger de la guerre pour effrayer les masses, les intimider, les paralyser et les empêcher de poursuivre la lutte pour leurs propres revendications. Ici, certains ne bougent pas pour ne pas faire le jeu du Kominform. Dans le glacis, d’autres se taisent pour ne pas faire le jeu de l’impérialisme occidental.
Est-il vrai que le monde soit à présent enfermé dans un tel dilemme ? Est-il vrai, comme l’écrit « Le Monde » du 29 octobre qu’on « ne peut se dérober à la division du monde actuel » ? Est-il vrai que « cette division, si elle n’est pas éternelle, commande aujourd’hui la situation mondiale » ?
Cela n’est pas vrai du tout. Malgré leur supériorité matérielle, les capitalistes américains avertis savent fort bien qu’ils ne peuvent l’utiliser. Ils ne peuvent le faire tant qu’en Europe le prolétariat ne sera pas mâté, et l’arrivée de de Gaulle au pouvoir n’aurait pas encore résolu la question. Ils savent qu’ils ne peuvent pas le faire avec un prolétariat anglais qui commence à exiger quelque chose du parti qu’il a porté au pouvoir il y a trois ans. Ils savent qu’ils ne peuvent pas le faire dans l’état actuel de l’Extrême-Orient, avec la dislocation du gouvernement de Tchan-Kaï-Chek et avec des mouvements de révolte qui ne sont pas prêts d’être écrasés. Ils savent fort bien qu’une victoire militaire elle-même poserait des problèmes plus vastes encore que ceux de la défaite de l’Allemagne.
Et c’est parce qu’ils savent les uns et les autres qu’ils ne sont pas devant une guerre imminente qu’ils poussent la « guerre froide », au maximum pour parvenir par ce moyen à vaincre dans la guerre qu’ils mènent sérieusement : la guerre des classes.
C’est de cette guerre des classes qu’ils ont tous peur, les capitalistes américains qui ne peuvent acheter les prolétaires et les peuples coloniaux avec leurs dollars comme ils peuvent le faire avec de vulgaires ministres bourgeois, et aussi les bureaucrates du Kremlin qui s’entendent mieux à manier les masses, mais seulement pour des mouvements sans perspectives larges, sans issue révolutionnaire.
Et si aujourd’hui nous assistons à toutes ces hésitations, à tous ces maquignonnages ignobles et tous ces appétits inavoués, c’est que, pour tous les gouvernements, il y a une ombre menaçante, celle de l’universel, de l’unanime refus des peuples d’être dupes de la propagande belliciste, leur refus d’accepter la perspective de la guerre inévitable. C’est ce facteur qui fait le plus réfléchir les « hommes d’État » responsables dans les deux camps. C’est lui qui explique pourquoi Truman a commis cette « gaffe » monumentale de vouloir envoyer un délégué personnel à Staline afin de conclure un compromis dans le dos de ses propres ministres. C’est lui aussi qui explique pourquoi Vichinsky a lancé ses propositions démagogiques de désarmement, destinées en premier lieu à la consommation intérieure en U.R.S.S. et pourquoi Staline vient de faire des déclarations à la Pravda. Mais les tranchées où se défend la paix ne passent ni par les alliances militaires impérialistes ni par l’insipide agitation pacifiste du Kremlin ; elles passent par les villages des mineurs français révoltés et des mineurs tchèques récalcitrants au travail forcé stalinien : elles passent par les « slums » des dockers américains et par les jungles ensanglantées du sud-est asiatique. Elles passent partout où le prolétariat défend son pain et sa liberté et met ainsi pour le moment en échec les plans de ses maîtres pour le réduire à l’esclavage et l’entraîner dans le massacre apocalyptique de la guerre atomique.