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G. A. : Visite à l’exposition anticoloniale

Article signé G. A. paru dans Masses, n° 5, novembre-décembre 1931, p. 7

L’EXPOSITION de Vincennes a son dossier secret constitué par la Ligue contre l’Impérialisme — telle une grande dame sur le compte de laquelle le service des Renseignements généraux détiendra quelques petites histoires assez gênantes. Ces documents, ces coupures de journaux, ces photos que la Ligue présente maintenant, nous apprennent plus de vérités sur le colonialisme que la foire coûteuse de la Porte Dorée.

Promenons-nous à travers ce domaine précieux d’une manifestation courageuse.

Caran d’Ache vous y rappelle le temps des Anglais à longues dents, de la perfide Albion, de Fachoda. Ah ! John Bull, spoliateur de toutes les libertés humaines, l’infâme John Bull qui avait inventé les camps de concentration pour les non-combattants boers, utilisé les balles dum-dum ! ! ! On s’est gaussé moult chez nous des avatars de Kitchener en Orange, et le président Krüger avec sa vieille barbe et son veston fatigué nous était bien sympathique ! …

Car nous avons — c’est dans le sang ! — toujours été les amis des peuples opprimés…

Aussi, ce n’est pas nos braves petits soldats qui auraient pris devant des cadavres d’Arabes, les airs de forfanterie de ces soudards italiens pour qui la guerre de Tripolitaine est une fameuse rigolade… Au pays de Ronsard, on a du sentiment…

Dommage quand même que nous trouvions un peu plus loin, le portrait de l’adjudant Joubert, un des héros de la répression à Damas, avec sa bonne gueule de flic, derrière une table supportant deux têtes coupées…

Saluons bien bas cet humble et méritant ouvrier de notre prestige mondial. A sa retraite, le gouvernement lui donnera un emploi réservé et huissier dans un ministère quelconque, l’ex-adjudant Joubert portera dignement au cou la chaîne que ses chevilles eussent encore mieux méritée.

M. Bernard Naudin n’a pas toujours mis son crayon au service du gouvernement. Avant d’être le dessinateur du « Bulletin des Armées de la République » et de soutenir le moral des combattants de la grande vacherie, M. Bernard Naudin dessinait dans l’Assiette au Beurre… A ce moment, il était anarchisant. Il était également jeune, c’est-à-dire sincère, spontané, généreux et propre, et composa entre autres choses un numéro entier de l’Assiette au Beurre sur les bagnes militaires. Il avait de belles légendes : Un pégriot se sauve, et le chaouch de dire au tirailleur : « Vise la tête, chameau ! n’abime pas la capote ! »

De belles légendes !… Comme M. Bernard Naudin voudrait que — je suppose — sa réputation d’ancien libertaire en fut une aussi ! …

L’illustration !… De vieilles feuilles sur les atrocités françaises au cours de la campagne contre Ahmadou (1890). Des gravures sur bois nous restituent fidèlement des visions de nègres fusillés, et la belle prestance de l’indigène rallié, capitaine Mahamadou Racine, au nom prédestiné pour la propagation de la culture française…

Des soldats à la file devant une porte close. Cela évoque les longues théories de capotes bleues devant les abattoirs à amour de Reims ou Amiens pendant la guerre. Mais là, ce sont nos braves légionnaires qui viennent sacrifier à Vénus. Vivent le vin, l’amour et le tabac, comme chantaient les garde françaises.

Au mur de la maison d’illusions, des avertissements significatifs.

« Attention à vos poches ! Méfiez-vous des camarades (sic). »

Car les morts les plus différentes sans doute sont réservées aux légionnaires par les moyens très variés, depuis la vérole jusqu’aux balles des mausers rifains.

Autre inscription, qu’on ne peut commenter décemment : « Attention., militaire, les tiquets (re-sic) sont bons pour une seule entrée… Achtung, soldaten… etc… »

Dans je ne sais quel Casablanca, un sidi mélancolique contemple le Paradis où il n’entrera jamais. La photographie a immortalisé son désir devant la porte de certain 17 que surmonte une inscription à l’orthographe de fantaisie :

« Réserven aux Eurépéens. »


Le portrait de Mangin par Cabral — le seul dessinateur politique d’aujourd’hui — Mangin avec sa tête d’épervier, qui fut demi-dieu à Mayence en 1919, aux soirs des retraites de la division marocaine, quand montaient autour de lui la lueur des torches et le nasillement de noubas. Manglin, l’homme qui emporta dans sa tombe les rêves de la réaction…

Témoignages des Indes : blanches processions encore pacifiques mais qui se lasseront bien un jour du doux Gandhi, de ses chèvres et de son rouet.

Un grand panneau sur la participation des coloniaux à la guerre mondiale. Sikho, Gurhas, Algériens, Tonkinois, l’immense troupeau des pauvres bougres qu’on exploite chez eux et qu’on envoie crever chez les autres. Au demeurant, moyen comme un autre d’opérer la fusion des races — dans les cimetières — et d’éteindre les préjugés de couleurs ; sous le glorieux harnais, en effet, un Bambara orné d’un masque à gaz ne se distingue plus d’un mobilisé tourangeau agrémenté du même appareil.

Indochine, Sénégal, Maroc, Syrie, partout, les expéditions punitives, les villages en cendres, des morts, des morts, des morts… Le règne du tank, de la mitrailleuse…

On pend ou on fusille, ou on guillotine, selon la sensibilité des autochtones…

On se demande quelle passivité ou quel formidable appareil coercitif paralyse encore les masses noires et jaunes ? Et l’on songe au terrible réveil de celles-ci qui vient malgré leur abrutissement systématique par nos fonctionnaires, malgré le poison somnifère de religions.

Il faut voir cette exposition… Un long compte rendu ne vaut pas une seule de ces impitoyables photographies de forçats et de suppliciés. Ah ! les foules de Vincennes, que ne viennent-elles contempler ici l’envers du décor ?

J’ai rêvé parfois en voyant ces vieilles Bretonnes à bonnet qui s’acheminent vers la kermesse coloniale et clignant leurs yeux simples aux lumières comme des pauvres chouettes égarées dans le flamboiement de midi.

Quelques-unes doivent bien se rappeler avoir perdu jadis un père ou un fiancé, quelque part, au long de la rêverie claire, du temps de l’amiral Courbe. Mais elles ne sauront jamais que les actions de la Banque d’Indochine valent quinze fois leur prix d’émission et que la société des chemins de fer du Vanuatu a réalisé 60 millions de bénéfices en 1930.

Mais cela, qui veut le savoir ? Le peuple de Paris se rue aux parades de Vincennes. Le chiffre des entrées est fantastique. Un mascaret humain noie, toute la semaine, les escaliers des faux temples. L’électeur bée d’admiration devant les maîtres qu’il a choisis. Il crie aujourd’hui : « Vive Liautey ! » En 1914, il criait : « A Berlin ! » En 1917, rongé de poux, saignant, il chantait l’Internationale et tirait sur la prévôté. Puis il a repris sa petite vie. Maintenant, il fait partie de l’U. N. C. Il passe ses dimanches à Vincennes. Il n’ira pas avenue Mathurin-Moreau. Ce n’est pas « amusant ». Pour changer les choses, on ne pourra compter sur lui que le jour où la voix de son ventre vide lui dictera ce que l’on appelle une conscience de classe.

G. A.

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