Article de L. Séminole paru dans Alternative libertaire, n° 32, mars 1995, p. 15-17
L’horreur continue en Algérie. Elle est quotidienne. La barbarie islamiste est traitée comme un phénomène spectaculaire. Des raisons du drame algérien, les médias ne nous disent rien ou presque. Analyses et réflexions.
Le modelage de la société algérienne autour de références uniquement arabo-musulmanes prend sa source tant dans la politique de colonisation de la France que dans celle de l’Etat FLN. Elles fondent l’action des islamistes en vue de prendre le pouvoir.
L’Etat « éradicateur » comme les islamistes ont également en commun de se situer clairement dans le cadre du capitalisme international et de n’apporter aucune réponse émancipatrice.
L’impasse algérienne ne serait-elle pas l’absence de forces socio-politiques capables de rappeler que le problème social est au centre de la crise et donc de proposer une véritable alternative ?
Il y a quelques semaines, la page de couverture de divers hebdomadaires français à la recherche de la même clientèle titrait : « La deuxième guerre d’Algérie ». Suprême ironie bien involontaire et douce revanche pour ceux dont les familles politiques ne reconnurent jamais la première, celle de la lutte pour l’indépendance. Cette formulation de « deuxième guerre d’Algérie » occulte évidemment la présence coloniale française de 132 ans avec ses conséquences humaines, économiques, sociales et culturelles. Les événements actuels ne relèvent pas des mêmes enjeux que la lutte de libération algérienne qui fut une lutte contre le rapport colonial institué par la puissance conquérante. Si un certain rapport néocolonial d’un nouveau type existe entre l’Algérie et le monde capitaliste du fait de l’insertion de l’Algérie dans le marché international, la rhétorique islamiste, parlant, par exemple, des « nouveaux pieds-noirs », emprunte davantage au discours de légitimation qui fut celui du FLN qu’à une véritable analyse sociale et politique. En effet – et c’est peut-être aussi pour cela que l’on a dit que le FLN était le père du FIS – les deux discours travaillent sur le même registre de l’identité algérienne. Le FIS aurait-il pris le relais construisant le mythe d’un retour à une mythique Algérie arabo-musulmane d’avant la colonisation ?
Les années post-indépendance
Les vingt premières années de l’Algérie indépendante entraînent de profondes transformations de la société :
– recul de l’analphabétisme : 82 % de la population en 1962, 39 % en 1984 ;
– développement de l’industrie : d’embryonnaire en 1962, elle occupe 37 % de la population active en 1983. Pour la première fois la population ouvrière est d’un nombre plus important que la population active des campagnes.
Même la société rurale est bouleversée puisqu’en 1983 ce sont 63 % de la population rurale qui vivent d’activités non agricoles.
Sur le plan extérieur, l’Algérie des années 60-70 donne l’image d’une société en plein développement, soutenant les luttes d’indépendance dans le monde. Cette image, reposant sur quelques réalités, coexiste avec une répression totale de tout mouvement ou de tout individu mettant en cause l’identification du pouvoir avec la nation algérienne, l’appartenance du peuple algérien au monde arabe et au monde musulman (1).
Se prétendant l’héritier légitime du front qui a dirigé la lutte pour l’indépendance, le parti unique a voulu être la seule instance de discours politique, social et culturel en Algérie. Dès l’indépendance on pourrait même remonter à la façon dont la lutte pour l’indépendance a été menée (2) – sont niées les dimensions plurielles de l’Algérie :
– l’existence de la population berbère ;
– l’existence d’une minorité « d’origine européenne » qui, avant 1962, a participé à la lutte d’indépendance ou qui, sans y avoir participé, veut être partie prenante de l’avenir de l’Algérie indépendante (on compte dans cette minorité des chrétiens mais aussi des athées, notamment des anciens membres du Parti communiste algérien, des libertaires (3).
– l’existence d’une minorité juive. Son origine remonte au moins aux juifs expulsés d’Espagne par les souverains catholiques (1492). Le décret Crémieux (1870) accorde aux juifs algériens la nationalité française que le colonisateur refuse aux Arabes et aux Berbères algériens. Quelques juifs algériens participent à la lutte pour l’indépendance, certains choisissent de rester en Algérie indépendante.
En août 1962, l’affrontement à l’intérieur du FLN entraîne la défaite de sa Fédération de France qui a réclamé « le principe de la séparation du culte et de l’Etat ».
Dès les premières années de l’indépendance est lancée une politique d’arabisation (notamment enseignement en langue arabe) (4) qui, paradoxalement, n’entraîne pas une meilleure intégration des arabophones mais un nombre important de laissés-pour-compte diplômés.
Cette politique d’arabisation va jouer un rôle dans la conquête de l’hégémonie culturelle par les islamistes. A cette époque, il manque de nombreux enseignants. Ceux-ci viennent du Moyen-Orient où ils sont pour la plupart opposants islamistes. La propagande idéologique islamiste va se faire par cet appareil idéologique d’Etat qu’est l’école.
Autour de 1980, l’effondrement du cours du pétrole donne un coup d’arrêt au type de développement mis en place par le pouvoir FLN.
La crise des années 80
Au début des années 80, le prix de baril de pétrole est brusquement divisé par 4. Le renversement des termes de l’échange au niveau international empêche désormais le pétrole de financer la politique de croissance industrielle, or le poids des hydrocarbures est écrasant (97 %) dans les ressources d’exportation et l’Algérie doit recourir aux importations pour couvrir 80 % de ses besoins alimentaires. Dorénavant le poids de la dette va absorber les ressources d’exportations.
La chute du prix du pétrole entraîne l’abandon des projets industriels et donc la diminution de créations d’emplois qui n’intègrent pas les jeunes qui se présentent chaque année comme demandeurs d’emploi. La montée du chômage va entraîner une crise des repères d’identification (5).
Face à la précarité, à « l’austérité », au désœuvrement se constituent des réseaux d’alliance étrangers aux lieux de travail. Malgré quelques exceptions l’entreprise s’est trouvée vidée de toute possibilité d’organisation et de lutte, l’alignement de l’Union générale des travailleurs algériens sur le pouvoir FLN y ayant contribué. Les référents cristallisateurs de l’imaginaire deviennent la rue, la place publique et bien sûr, la mosquée.
La crise sociale, à la recherche de nouveaux repères
Exclus du système éducatif et du travail, les jeunes vont vivre de débrouille avec l’investissement dans des moments de la vie du quartier (match, mariage, décès, prière…). Mais entre ces moments forts il y a des moments vides et le jeune assiste dans le même temps à l’écroulement de la société patriarcale et traditionnelle.
Celle-ci a été mise à mal par le déplacement d’1/5e de la population pendant la guerre d’indépendance. S’est ajoutée l’industrialisation accélérée, l’urbanisation des centres ruraux. L’emploi du père soumis aux contraintes salariales n’est plus la seule source financière. Quand il perd son emploi (dont les revenus assuraient l’essentiel, sinon la totalité des revenus de la famille), le père voit son statut s’effondrer. Il tente de compenser par l’exacerbation de valeurs traditionnelles et par l’autoritarisme ou se réfugie dans la dépression.
Le chômage des jeunes joint à la crise du logement entraînent une dépendance et bloque le développement d’une vie affective et sexuelle. La paupérisation d’une partie importante de la population se poursuit en même temps que des enrichissements d’une fraction liée au pouvoir.
C’est donc le social qui est au centre de la crise algérienne. C’est d’ailleurs par le social que le mouvement islamiste va progressivement conquérir une hégémonie sur la société algérienne.
La conquête de l’hégémonie par les islamistes
La présence des « frères musulmans » dans les quartiers de grandes villes en urbanisation rapide donne une dimension de réseau social et une dimension imaginaire. La politique de dénationalisation inquiète l’ensemble de la société par les risques de marginalisation qu’elle induit. En obéissant aux injonctions du capitalisme international, l’appareil d’Etat algérien poursuit le mouvement de désintégration sociale, de paupérisation de la société.
Par leur présence progressive dans les lieux périphériques aux lieux centraux de l’économie et des établissements publics, les islamistes redéfinissent une communauté et donc opèrent une réunification de la société autour de valeurs religieuses.
Le jeune désœuvré trouve accueil auprès des frères qui portent les signes extérieurs d’une appartenance à une même communauté. Cette communauté se fonde évidemment sur des exclusions : les « impies », les laïques, les marxistes, les Français, les Occidentaux, les étrangers. Si la rhétorique s’exerce contre le pouvoir, l’action armée islamiste vise certes les gendarmes mais davantage ceux qui ne veulent pas entrer dans le chemin islamiste, ceux qui n’ont pas de liens avec le pouvoir. La dénonciation des privilégiés est faite au nom d’une morale contre la corruption qui ne pose pas la question des mécanismes politiques et économiques à l’œuvre.
Pouvoir algérien et islamistes n’ont pas de projets sociaux différents (6). Leur lutte soit pour la totalité du pouvoir soit pour un dosage entre les deux parties place le peuple algérien dans une impasse.
L’impasse algérienne
Rappelons, pour mémoire, l’héritage du pouvoir FLN qui fut une marche de plus vers le projet islamiste : promulgation du code de la famille en 1984 qui donne un statut d’infériorité à la femme, promulgation de la loi électorale d’avril 1991 qui, par son article 54, dispense de la formalité de procuration « les conjoints qui peuvent justifier (…) de leur lien conjugal sur présentation de leur livret de famille » (7).
Face à cet affrontement biaisé, la presse joue un rôle difficile et de plus en plus limité.
Après 1988 de nombreux titres de presse sont apparus mais progressivement cette presse s’est trouvée réduite non seulement dans ses titres mais dans ses contenus.
Le pouvoir a joué la répression et la menace. Il a même souvent désigné les journalistes comme fauteurs de trouble. La presse largement uniformisée place le problème sur le plan exclusivement politique d’un affrontement pouvoir/islamistes et ne remet pas en cause les choix économiques capitalistes.
En avril 1994, le gouvernement de Redha Malek, considéré comme un « éradicateur » c’est à dire hostile à tout compromis avec les islamistes, accepte le rééchelonnement de la dette avec les mesures préconisées par le FMI : dévaluation de la monnaie algérienne (40 %), la réduction du déficit budgétaire (donc la coupe dans les mécanismes de protection sociale, dans les subventions apportées aux produits de première nécessité), la restructuration (en vue de la privatisation) des entreprises publiques et des banques. Un code des investissements est mis au point afin de favoriser la revue de capitaux étrangers c’est à dire d’assurer leur rentabilité. Cette initiative se heurte toutefois à l’instabilité politique de l’Algérie.
Par ces mesures l’Algérie se trouve engagée plus avant dans une libéralisation économique conforme aux intérêts du capitalisme international ; la paupérisation de la société algérienne s’en trouve accentuée.
L’Algérie en chiffres |
Endettement total par apport au produit national brut : 1985 = 40 % ; 1988 = 45,5 % ; 1992 = 61 %. Service de la dette par rapport aux exportations : 1985 = 35 %; 1988 = 77 %; 1992 = 72 %. |
Le problème social se trouve une nouvelle fois évacué par le pouvoir, enfonçant un peu plus l’Algérie dans l’impasse. Mais le problème social n’est pas davantage posé par les forces dites démocratiques.
Si le discours sur la démocratie a connu pendant une période assez brève un certain contenu (parution d’une presse diversifiée mais aussi apparition de partis politiques, de mouvements de femmes, d’associations diverses), il est apparu davantage comme l’affaire de gens « installés ».
Les revendications de justice sociale, d’égalité de chances, porté par le mouvement d’octobre 1988, sont « oubliées » par les forces qui se revendiquent de la démocratie. Pour des raisons de recrutement social et sans doute à cause des contraintes dues aux rapports de forces internationaux, ces forces sont prises aux mirages de la démocratie représentative occidentale (préférable à un régime islamique) (8) et font l’impasse de la centralité du problème social.
L’émergence d’un tel questionnement se heurte, il est vrai, au rejet d’un « socialisme algérien » qui prit rapidement les formes d’un capitalisme d’Etat dont l’armée était le seul pouvoir.
L. Séminole, le 15 janvier 1995
(1) On sait qu’il n’y a pas coïncidence entre monde arabe et monde musulman puisque diverses minorités chrétiennes existent dans le monde arabe (sans compter les individus – plus nombreux qu’on ne le dit – qui s’affirment athées), que les arabes musulmans représentent seulement le quart des musulmans dans le monde. Des minorités linguistiques et culturelles (comme les Berbères) existent dans le monde arabe.
(2) On peut se reporter aux ouvrages de Mohammed Harbi notamment à L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, 1992. Arcantère éditions.
(3) Cf interview de Léandre Valéro dans Les Communistes libertaires et la guerre d’Algérie, 1992. éd. Alternative libertaire.
(4) On peut dire qu’il y a plusieurs langues arabes : l’arabe classique ( celui du Coran) l’arabe dit littéral (celui des médias, proche du classique mais ayant intégré des termes contemporains) l’arabe dialectal (celui que parlent les gens dans la rue, variable suivant les pays).
(5) Je préfère parler d’identification plutôt que d’identité pour indiquer qu’il s’agit d’un processus, non d’une donnée, d’une immanence.
(6) Les USA soutiennent les islamistes puisque ceux-ci sont pour le capitalisme. L’Arabie Saoudite qui les aide financièrement est, on le sait, un pays particulièrement choyé par les USA. De plus la religion a toujours occupé une place très importante dans la société américaine.
(7) Dans sa brochure L’Algérie caporalisée suivi de L’Algérie qui se cherche publiée par le Centre d’études socialistes (Paris, décembre 1965), Daniel Guérin cite un article paru dans l’organe des syndicats algériens (UGTA) le 26 octobre 1964. Selon lui, cet article est inspiré par un des secrétaires de l’UGTA qui devient, en février 1965, ministre du Travail. L’article voue aux gémonies « le socialisme instauré par le juif Karl Marx », puis poursuit « Pourquoi tout ce bruit et tout ce remue-ménage autour de la lutte de classes ? Cette marchandise importée de Marx et Lénine n’a pas sa place dans l’Algérie musulmane qui s’est confiée au destin et à la présidence de Dieu (…) notre socialisme arabo-musulman refuse la lutte de classes, interdit l’abolition des classes, respecte la propriété privée…» Sans commentaire.
(8) Il n’est pas sûr que la nouvelle donne internationale « permette » la formation d’un régime démocratique à l’occidentale. L’insertion de l’Algérie dans le marché international, et ce de façon compétitive, pourrait « exiger » un régime plus ouvertement répressif. Sur cette problématique, je me permets de renvoyer à ma contribution « Les habits neufs de la domination capitaliste » parue dans Débattre n° 16, décembre 1994, pp.10-12.
Soutien aux femmes algériennes
Samedi 18 mars à 14 heures aura lieu la projection du film La Femme démente ou l’exorcisée de Hafsa Gondil. Elle sera suivie d’un débat avec la réalisatrice et des femmes algériennes invitée dans la continuité des manifestations du 8 mars. Cette projection-débat est organisée par l’Apel, Pluri-Elles et les Nanas Beurs, au cinéma l’Entrepôt, Paris (Métro : Pernéty).