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L’une part, l’autre pas

Article paru dans Lutter !, n° 10, mars 1985, p. 14-15


Myriam. Zina. Deux Beur(e)s de Toulouse. L’une a pu partir à Paris, pour le grand défilé-carnaval du 1er décembre dernier « Pour l’égalité et contre le racisme ». L’autre n’a pas pu. Et explique pourquoi.

Après les analyses sur « Convergence 84 » et le témoignage de deux « convergeuses » ayant participé activement au mouvement ( cf. « LUTTER ! » de février), voici le second volet, indispensable pour comprendre l’événement : comment une telle initiative a pu être ressentie, vécue directement par des jeunes issus de l’immigration, ni militants, ni engagés.


« Samedi 1er décembre 1984.

Grand jour de ma vie.

Ce jour-là je ne savais pas ce qui m’attendait. Je partais pour la marche. Je partais pour Paris. Pour une ville étrangère. Je partais surtout pour sortir de chez moi.

Vendredi 30 novembre à 10 h 12 mn du soir exactement, nous démarrons place du Capitole, chargés par les banderoles que nous allons porter, fiers tout d’un coup d’être des enfants d’immigrés.

Magyd, Tayeb, Naima, Salah, Nadia, Mustapha, Akim, Dalila, Mohamed, Nasser, Karim, Monir, Djamila, Fatima, Hassen, puis ceux que j’ai connus par la suite, Marc, Laid, Hassan, Fathé, Mimi, Suzanne et d’autres encore. »

(…) « A 5 heures du matin, on s’arrête dans une escale. On y rencontre déjà les premiers militants, Ceux-là arrivent de Périgueux. Comme nous, ils portent tous le badge « Convergence 84 » expliquant et indiquant leur direction. Un sentiment qui s’était installé en moi grandit de plus en plus. C’est comme une amitié partagée par télépathie. »

Paris.

« Le car s’arrête devant une station de métro, « Place d’Alésia ». Il pleut un peu. Tout le monde descend du car. Chacun porte les banderoles du bonheur, comme par exemple : « Liberté pour Toumi », et la plus belle, « Blanc, Black et Beur … ». C’est au son des tam-tams et des chansons kabyles que nous posons les pieds sur le sol de Paris pour avertir la population de notre arrivée. Les gens passent, certains aux regards compatissants, comme cette vieille qui s’arrête pour nous dire : « C’est bien dommage que vous soyez arrivés aujourd’hui. Paris sous la pluie c’est pas beau. »

« On arrive Place Montparnasse. L’an dernier c’était le lieu d’arrivée de la marche. Cette année c’est le lieu de départ. Les jeunes arrivent petit à petit, chargés de banderoles. Maintenant tout Toulouse est réuni, on s’installe au milieu de la place, on se maquille, on se décore, on pose avec nos banderoles, on chante. Et on rit. La place se remplit. J’ai envie de rire et de pleurer. Je suis vraiment heureuse. Je pense à mes amies que j’ai laissées à Toulouse, et je me dis qu’elles ont vraiment raté quelque chose, quelque chose de fort qui fait du bien et qui fait mal tant s’est fort. Tout à coup, quelqu’un crie : « Les voilà ! » Les rouleurs. Ceux qui sont partis des quatre coins de la France pour prouver notre force et notre fureur de gagner. »

« Il est 2 h 20. Chaque ville commence alors à chanter ses slogans. Après une heure de marche, la vraie ambiance commence, les chants de chaque pays se font entendre de partout puisque Vietnamiens, Noirs-Africains, Portugais, Algériens, Marocains, etc., sont tous réunis. »

(…) « Sur les trottoirs, de chaque côté de la rue, des personnes musulmanes sont là, à nous écouter et à nous regarder. Je ressens dans leur regard de la tristesse et à la fois de la fierté de voir comment notre génération se défend et fait tout pour une égalité entre les races. C’est alors que je suis complètement dedans, dans cette ambiance. Maintenant nous chantons et nous crions les slogans, main dans la main. Nous chantons et nous crions de plus en plus fort. On nous applaudit.

Tout à coup, on est fier d’être des enfants d’immigrés. On ne se sent plus seuls. On sait que si nous faisons ça, ce n’est pas pour rien, que quelque chose va arriver au bout de ce chemin. Ceux qui sont ici avec moi sont des enfants d’immigrés. On a su un jour crier notre haine, crier qu’on est fier d’être immigrés, que c’est bon de se sentir tous réunis, que l’on ne vit pas pour rien. Je suis là, je vis, je veux que QUELQUE CHOSE CHANGE. »

(…) « Écrivant ces quelques lignes, j’aimerais me faire plaisir à moi tout d’abord pour ne jamais oublier. Mais aussi pour dire à ceux qui n’ont pas pu venir, je pense en particulier à mes amies, qu’elles ont raté la chose la plus incroyable et incomparable qui aurait pu leur arriver.

Cette chose on ne peut la vivre qu’une fois, je l’ai vécue en étant fière d’être Algérienne.

Maintenant dans ma vie de Maghrébine j’ai été heureuse. Je pourrais dire qu’un jour j’ai marché et que j’ai CRIÉ NOTRE ÉGALITÉ. »

Zina, 20 ans.


MA MARCHE A MOI

Oh non, je ne suis pas allée très loin. J’ai juste fait un petit voyage dans mon cœur et à Paris par l’intermédiaire du petit écran, qui ne dit toujours que ce qu’il a envie de dire.

Mon cœur était là-bas avec tous ceux qui sont partis, c’est un peu comme si j’étais parti avec eux, en quelque sorte. Je guettais la moindre info à la télé, mais par rapport à ce que j’attendais, rien. Seulement deux-trois minutes à la télé. A croire que pas grand ‘chose ne s’est vraiment passé.

Mais si, il s’est passé beaucoup de choses. Et d’avance je le savais.

Tayeb m’avait invitée : « Myriam, il faut que tu viennes. L’année dernière on s’était plus ou moins fait chier avec Magyd, mais cette année on va faire la fête, on va s’éclater. »

Zina est presque sûre d’y aller. Zina est sûre d’y aller. Zina y est allée, elle en est revenue, elle nous a raconté, nous a foutu les boules : « Louisa, Myriam, vous avez loupé quelque chose ! » Tu sais, tu n’avais pas besoin de le dire, avant même que vous ne partiez, je savais que j’allais manquer quelque chose. Et quand tu nous a raconté tout cela : ça, bonjour le cœur, le chagrin et la haine.

« POURQUOI ON N’Y EST PAS ALLÉ ? »

Pourquoi on n’y est pas allé ? Tout simplement, la question ne se pose même plus à la limite, tout simplement à cause de papa et de maman. Et pourquoi ont-ils donc refusé ? Va-t-en savoir ? Je ne sais pas du tout ce qui se passe dans leur tête. Même pour un truc aussi grand que ça, ils n’ont pas voulu m’y laisser aller. Il y avait mes frères pourtant.

Je n’y pense pas vraiment à cette marche que j’ai loupé, du moins pas comme je le faisais vers le 2 ou le 3 décembre et les quelques jours suivants. Ça ne sert à rien de se faire mal, de se morfondre.

La marche est en effet un exemple de toutes les bonnes choses, les choses importantes, les choses qui peuvent marquer notre vie si justement nous les vivons. Elle est un exemple parmi tant d’autres choses que j’aurais aimé faire, mais que je n’ai pas su car soumise à l’entière autorité de mes parents. Même pas sortir devant chez-moi, dans ma cité, comme je veux, alors imagine, partir deux ou trois jour à Paris, c’est trop leur demander.

Mais qui ne tente rien n’a rien. Alors souvent je tente quelques petites percées. Et quelquefois j’y arrive. Mais c’est jamais vraiment ça. Ils te donnent la permission de sortir, d’accord, mais quand tu rentres tu es sûre qu’on va te faire une réflexion, comme s’ils regrettaient de m’avoir donnée cette « sainte » permission.

Ma marche à moi, dans le fond, et celle de beaucoup d’autres encore, c’est celle que je mène en moi, contre mes parents. C’est la bataille que j’engage en permanence pour gagner chaque fois un peu plus de liberté. Des fois ça marche, c’est rare, et souvent ça ne marche pas. En être là à 21 ans, c’est très grave, c’est fou. C’est pas vivable. Heureusement qu’il y a un peu d’habitude et surtout une grande dose d’indifférence et de joie de vivre qui enlève ce mauvais côté de la vie. Pas qui l’enlève, ce serait merveilleux, mais qui le met de côté, au moins pour un certain temps. Et c’est important pour moi, pour nous toutes qui sommes dans le même cas.

C’EST DUR DE LUTTER CONTRE LES PARENTS

Avant de se défendre contre des gens étrangers à la famille, avant de défendre ses droits dans la société dans laquelle nous vivons, il faudrait d’abord avoir une entière indépendance quant à nos idées, nos envies, il faut que nos droits soient reconnus aux yeux de nos parents, qu’ils ne nous considèrent plus comme leur chose, leur possession. D’accord, nous sommes leurs enfants, mais ce n’est pas pour cela que nous devons tout regarder à travers eux, à travers leurs traditions, leurs coutumes. Et notre caractère, notre personnalité, notre cœur, nos espoirs, nos envies, qu’est-ce qu’ils en font ? Ils s’imaginent qu’ils ont tous les droits sur nous, mais nous existons nous aussi.

Je suis sûre que beaucoup de filles comme Louisa, comme moi, n’ont pas pu venir à cause de ça. C’est dur de lutter contre les parents, c’est dur de lutter contre ton père, contre ta mère.

S’éclater dehors et être écrasées dedans ! A quoi ça rime ? Revendiquer des droits alors que dans la famille on n’existe pas vraiment ? Les parents sont malgré tout nos parents et nous devons faire avec. Nous devons gagner notre place dans cette société en défendant nos droits, mais ils ne nous arrangent sûrement pas la vie.

Toi tu sais dans quel camp te mettre…

Tu sais à qui donner tort ou raison…

Eux, tu ne pourras pas les faire bouger et moi je n’ai pas l’intention de faire marche arrière, car tout ce que j’ai gagné je compte le conserver soigneusement, et je compte en gagner davantage…

D’abord aller demain soir à la patinoire. Après, on verra…

Aller jusqu’au bout de ma marche, quoi ! …

Myriam, 21 ans.

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