Entretien paru dans les Cahiers du féminisme, n° 58, automne 1991, p. 30-32
En juin dernier, à trois semaines des premières élections législatives pluralistes en Algérie, les rues d’Alger étaient le théâtre de violents affrontements entre manifestants intégristes du Front islamique du salut (FIS), auxquels se joignaient de nombreux jeunes des quartiers populaires, et forces de l’ordre. Le 5 juin, l’état de siège était instauré pour une durée de quatre mois, et les chars prenaient le contrôle des principaux carrefours. Les élections étaient reportées à une date ultérieure. Elles sont aujourd’hui annoncées, en principe, pour la fin de l’année. Fin juillet, nous avions rencontré Nawal Zien, militante du Parti socialiste des travailleurs (PST) et du mouvement des femmes, de passage à Paris. Nous avons fait le point avec elle.
♦ Peux-tu rappeler la situation qui prévalait en Algérie à la veille des élections. Comment en est-on arrivé à ces affrontements ?
Nawal – Il faut remonter aux lendemains de la guerre du Golfe. Pendant le conflit, toute la population s’était mobilisée aux côtés du peuple irakien, contre l’intervention occidentale (1). La défaite de l’Irak a été très durement ressentie. Les gens ont encaissé l’échec, la démobilisation a été totale. Même le FIS avait beaucoup reculé à l’issue de cette période, à cause de ses positions ambiguës vis-à-vis de l’Arabie saoudite, son principal bailleur de fonds. En outre, durant toute la guerre, il avait expliqué que Saddam Hussein allait gagner parce qu’il était musulman – et finalement, il s’avérait que les chars des États-Unis pouvaient être plus forts que la foi… Cela a porté un rude coup au crédit du FIS, déjà bien entamé par son incapacité à améliorer la situation concrète de la population dans les municipalités qu’il avait conquises l’année dernière. Dès lors, il n’apparaissait plus comme celui qui du jour au lendemain allait résoudre tous les problèmes. Les jeunes, par ailleurs, n’ont guère apprécié l’action des bandes d’intégristes qui, durant le Ramadan, ont empêché à coups de matraque la tenue de deux ou trois grands spectacles de musique chaabi (musique populaire). Au bout du compte, c’est le gouvernement qui est sorti gagnant de cette histoire, son attitude est apparue comme la plus raisonnable : « heureusement qu’il n’a pas entrainé l’Algérie dans cette galère aux côtés de l’Irak ! », entendait-on dire souvent. Aussi, sentant que le rapport de forces était plutôt en sa faveur, il a décidé d’en profiter pour mettre en œuvre les réformes économiques sur lesquelles il hésitait jusque là (privatisation des entreprises, ouverture aux capitaux étrangers, etc.) et pour annoncer la tenue d’élections législatives anticipées. Afin de mettre toutes les cartes de son côté, il a fait adopter par l’Assemblée populaire nationale (APN), en avril, une loi électorale bâtie sur mesure, qui, notamment, opérait un véritable charcutage des circonscriptions au profit du FLN.
Le gouvernement savait que les partis démocratiques n’étaient pas prêts à s’engager à fond dans la bataille contre ces manœuvres. Effectivement, ceux-ci ont bien protesté, mais cela n’est pas allé plus loin, et tous sont rentrés dans le jeu. Même le FIS, au début, s’est empressé de retirer des dossiers partout pour pouvoir présenter des candidats : il n’avait donc pas, à ce moment là, l’intention de boycotter ces élections. Ce n’est qu’ensuite qu’il a changé de position, sans doute parce qu’il s’est rendu compte qu’il n’aurait pas la majorité qu’il espérait. Il a alors lancé un appel à la grève générale illimitée, pour l’abrogation de la loi électorale et l’organisation d’élections présidentielles anticipées.
La grève a démarré le 25 mai. Au début, elle était très peu suivie. Beaucoup de gens étaient désorientés par ce brusque revirement du FIS. Une partie de la direction intégriste était elle-même en désaccord avec cette initiative. Ce n’est qu’à partir du troisième jour que les choses ont commencé à changer et que le mouvement a pris de l’ampleur.
♦ Comment expliquer ce changement ?
Nawal – Les jeunes, les chômeurs, qui constituent la base principale du FIS, ne se sentaient pas très concernés par cette grève, puisqu’ils ne travaillent pas. Chez les travailleurs, l’implantation du FIS est assez limitée. Et les militants eux-mêmes ne croyaient pas trop à cette action. Tout le monde parlait d’échec. Même les manifestations, les deux premiers jours, étaient très minoritaires.
Loin de se décourager, le FIS a rameuté toutes ses troupes. Les intégristes sillonnaient les rues d’Alger du matin au soir, en gandoura, le Coran à la main, récitant des prières. Désormais, il n’était plus question de loi électorale, mais de l’instauration d’une république islamique : « Que les ennemis de Dieu tombent, que l’Islam triomphe », criaient les manifestants. Les gens qui sympathisaient avec le FIS ne pouvaient rester neutres face à ces défilés : ils étaient de plus en plus nombreux à les rejoindre – surtout les jeunes chômeurs, mais assez peu de travailleurs et d’étudiants. Et cela se répétait de jour en jour.
Les intégristes ont organisé des défilés semblables dans toutes les grandes villes. Ils ont également fait manifester les femmes : trois à quatre cents femmes à Alger par exemple. Dans la capitale, les gens sont maintenant habitués à voir des femmes défiler dans la rue, mais dans les petites villes, cela a choqué, d’autant plus que le FIS avait jusqu’ici vivement dénoncé la limitation, par la nouvelle loi électorale, du nombre des procurations – limitation arrachée grâce aux campagnes des associations de femmes (2) – en disant : « le gouvernement veut faire sortir nos femmes pour qu’elles aillent voter, c’est une atteinte à notre honneur ! ». Dans une société aussi traditionaliste que la nôtre, ce type d’argument rencontre un large écho… Aussi l’organisation, par le même FIS, de manifestations de femmes est-elle apparue en totale contradiction avec ses discours !
Cependant, les intégristes continuaient à manifester, tous les jours, toute la journée. A force, on finissait par s’habituer… Si les choses s’étaient poursuivies ainsi, le FIS se serait sans doute discrédité de plus en plus. Il a alors décidé d’installer de grandes tentes sur les places publiques, où les manifestants campaient jour et nuit – il y avait même des familles, avec des enfants. Il s’agissait, grâce à ces actions spectaculaires, d’impressionner l’opinion publique.
C’est à partir de là que le gouvernement a commencé à réprimer : dans la nuit du 3 au 4 juin, la police a utilisé la force pour faire évacuer les places occupées par les intégristes, suscitant ainsi dans la population, jusque là restée neutre, un large mouvement de sympathie à leur égard. Les jeunes des quartiers populaires, notamment, ont aussitôt commencé à ériger des barricades et à lancer des cocktails Molotov contre les forces de l’ordre ; les responsables du FIS eux-mèmes, parfois, leur disaient d’arrêter, mais le plus souvent sans succès : pour ces jeunes, c’était une façon de manifester leur haine de ce régime. Ce mouvement est loin cependant d’avoir atteint l’ampleur de la révolte d’Octobre 1988, il est resté limité à quelques quartiers d’Alger. Même s’ils étaient contre la répression, beaucoup de gens redoutaient la dynamique enclenchée par les intégristes, la majorité de la population est restée dans l’expectative.
Ces affrontements, très violents, se sont soldés par plusieurs morts et des dizaines de blessés. Le 5 juin, à l’aube, le président Chadli a annoncé la proclamation de l’état de siège pour une durée de quatre mois, le renvoi du gouvernement Hamrouche et le report des élections à une date ultérieure.
• La presse a fait état, à plusieurs reprises de stocks d’armes possédés par le FIS, on a parlé de projet de coup d’État. A-t-on des éléments pour confirmer ces dires ?
Nawal – On a vu à plusieurs reprises des militants du FIS – de l’aile la plus radicale, ceux qu’on appelle les « Afghans » – se balader dans les rues avec des armes blanches. Mais on ne fait pas un coup d’État avec des épées ! Quant à savoir s’ils avaient des fusils et des mitraillettes ?… Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai vu moi-même des voitures de civils qui tiraient dans tous les sens. Mais s’agissait-il d’intégristes, ou de flics en civil qui cherchaient à « chauffer » les esprits ? Je pense que personne n’a suffisamment d’éléments pour répondre à cette question.
• Quelle a été l’attitude des autres partis politiques ?
Nawal – Aucun parti n’a soutenu la grève du FIS ni appelé à rejoindre ses manifestations. Même l’autre courant intégriste, Hamas, s’est plus ou moins désolidarisé, disant que ce n’était pas le moment de plonger l’Algérie dans un bain de sang. Lorsque le gouvernement a décrété l’état de siège, certains partis, notamment le PAGS (le parti communiste algérien), se sont assez clairement positionnés du côté du gouvernement, pour l’état de siège. Chez les autres, c’est en fait le silence qui a dominé : même si certains disaient officiellement « non à l’état de siège », dans intérieur tous étaient soulagés : « l’état de siège a permis d’éviter la guerre civile, sans cela l’Algérie serait devenue le Liban ». On a eu l’impression d’une véritable désertion politique de la part des partis démocratiques. Seuls le PST et le PT (Parti des travailleurs) se sont prononcés clairement contre l’état de siège, mais ni l’un ni l’autre ne sont suffisamment implantés pour mobiliser largement et représenter une alternative crédible.
• Quelles ont été les positions des associations de femmes ?
Nawal – On a retrouvé les mêmes types de positions. Beaucoup de femmes étaient soulagées par l’instauration de l’état de siège. L’association Défense et promotion de la femme, animée par des militantes du PAGS, a même soutenu l’état de siège. Dans mon association, l’Association pour l’émancipation de la femme (AEF), nous étions divisées. Et ces évènements ont interrompu la campagne que nous avions engagée autour de la présentation de candidates indépendantes, pour ces élections, dans quelques villes, Alger, Constantine… Nous avions établi notre programme, préparé une brochure, des affiches, prévu une série de meetings et de réunions. Tout cela a été interrompu par l’état de siège.
• Comment expliquer le peu de réactions après l’arrestation, fin juin, des deux dirigeants du FIS, Abassi Madani et Ali Benhadj ? Ce mouvement est-il décapité ?
Nawal – Personnellement, je pense que le FIS a été déstabilisé, mais pas plus : ce n’est pas un parti mort ! Il y a surtout un très grand désarroi, accentué par l’affaire des trois « dissidents », ces trois membres de la direction du mouvement qui sont venus dénoncer Madani à la télévision. Cela a porté un coup terrible dans les rangs du FIS et de ses sympathisants. Jusque là, le FIS était vécu comme le parti de Dieu, sa propagande disait « Votez pour le FIS vous irez au paradis ». Brusquement, ces dissensions publiques l’ont fait apparaître comme un parti politique comme les autres ! Les gens en ont été très secoués : le FIS n’était donc plus ce « bon pour le Paradis »… Et puis les incohérences et les contradictions de ses positions ont amené une partie de l’opinion à prendre ses distances vis-à-vis de lui. Cependant, à mon avis, il est loin d’avoir perdu toute audience…
♦ Sur quelles couches de la population repose cette audience ?
Nawal – Ceux qui suivent le FIS, ceux qu’on retrouve dans ses manifestations, ce sont les gens les plus pauvres, ceux qui n’ont pas de claquettes, qui sont sous la pluie avec des vêtements déchirés – tandis que dans les manifestations des partis démocratiques, dès qu’il pleut, tout le monde a son parapluie…. (seul le FFS de Aït Ahmed a, comme le FIS, une base sociale populaire, mais lui, parmi les Kabyles).
Ce qui les attire vers le FIS, ce n’est pas son discours sur la religion, c’est l’aspiration à une société meilleure, à la justice sociale. Ceux qui adhèrent réellement au projet intégriste – qui s’habillent en gandoura, qui disent sans arrêt : « Ceci est péché, Dieu a dit de faire ceci, de ne pas faire cela, etc. » – ne sont qu’une minorité. On trouve même, parmi ceux qui suivent le FIS, des jeunes qui se droguent, qui boivent… Il faut comprendre que, pour ces milliers de chômeurs, pour ces jeunes sans avenir, le projet social du FIS ne représente pas une menace, ils n’ont rien à y perdre, contrairement aux milieux plus favorisés. Par exemple, quand le FIS interdit des spectacles, ils ne se sentent pas concernés : vu le prix de ceux-ci, ils n’ont de toute façon jamais les moyens d’y aller. Dans une société où n’existent pas de réels acquis culturels, le projet intégriste ne dérange que la minorité qui pouvait s’offrir le luxe de sortir.
C’est la même chose pour les femmes. Pour celles qui travaillent, pour les étudiantes, les intellectuelles, le FIS est une menace réelle. Mais elles sont une minorité. Les autres, celles qui sont au foyer, elles ne perdent rien avec le FIS. Il interdit aux femmes d’aller à la plage ? de toute façon, elles n’y allaient jamais, elles n’y songeaient même pas. Il interdit telle ou telle tenue vestimentaire, ordonne de porter le hidjab ? Beaucoup de femmes le portaient déjà, elles ne peuvent se permettre de porter autre chose, vu le prix d’une robe aujourd’hui ! Le projet du FIS ne les dérange donc pas, au contraire même, puisqu’il propose de donner un salaire maternel aux mères qui restent au foyer : elles qui n’avaient rien, elles auront désormais quelque chose, grâce au FIS !
♦ Quelle a été la politique des intégristes dans les municipalités conquises l’année dernière ?
Nawal – Bien sûr, ils ont essayé d’appliquer partout leur principe de non-mixité, mais cela n’est pas toujours facile à mettre en pratique. A l’école par exemple, pour séparer filles et garçons, il faut avoir suffisamment de locaux, suffisamment d’enseignantes et d’enseignants, etc. Dans les villes, ils ont également essayé d’instaurer la non-mixité dans les transports en commun, avec des abris de bus et des bus séparés pour les hommes et pour les femmes. Mais quand il ne passe qu’un bus par heure, comme c’est souvent le cas à Alger, les intégristes auront beau dire que c’est « péché », les gens monteront tous dans le premier bus qui arrive !
Et sur les questions cruciales du chômage et du logement, ils sont bien évidemment très loin d’avoir tenu leurs promesses. Mais leur action était forcement limitée par la faiblesse des moyens des municipalités, et ils ne se privent pas de dénoncer le gouvernement qui les « asphyxie » et « bloque » toutes leurs possibilités.
Dans certaines municipalités, on a entendu dénoncer les « magouilles » auxquelles les élus intégristes se livreraient, tout comme leurs prédécesseurs (distribution de terrains ou de logements à leurs amis, etc.), mais je ne sais pas si c’est vérifiable. Et en général ils jouent sur la carte morale : eux sont des gens pieux, qui ne volent pas, contrairement aux autres…
• Y a-t-il eu encore des agressions violentes à l’encontre des femmes, comme cela s ‘était passé à plusieurs reprises l’an dernier avant les élections municipales ?
Nawal – Il n’y a plus eu de femme brûlée. Mais dans les cités universitaires, lors du Ramadan, des commandos intégristes ont, cette année encore, essayé de faire régner leur loi, matraquant les étudiantes qui voulaient sortir le soir – à Constantine, à Sétif. Le gouvernement a réagi en envoyant des cars de flics devant toutes les cités de filles.
Sur ces questions, les intégristes marquent facilement des points, dans les milieux populaires, en faisant appel à la morale : « les filles qui sortent le soir, ce sont des prostituées ». Ils utilisent également beaucoup l’argument de l’alcool, et cela marche : on entend souvent les gens, même ceux qui ne sont pas « Ficistes », dire « au moins, le FIS fera disparaître l’alcool et la prostitution ! » J’ai rencontré des femmes qui soupiraient : « Pourvu que le FIS gagne, ainsi mon mari arrêtera de boire et s’occupera un peu plus de la maison… » Elles ne veulent pas forcément du FIS lui-même ni de son programme, mais les intégristes savent jouer sur ces arguments. C’est pourquoi, même si le FIS est aujourd’hui affaibli, même s’il a perdu une partie de sa crédibilité, on aurait tort de penser qu’il est désormais hors-jeu. Je pense que lors des prochaines élections, qui devraient avoir lieu d’ici la fin de l’année, il aura encore beaucoup de voix. J’aimerais bien me tromper, mais…
Paris, juillet 1991.
Propos recueillis par Claire Bataille et Anne-Marie Granger
1. Cf l’interview publiée dans les Cahiers du féminisme n° 56, printemps 1991.
2. La réforme de la loi électorale, en avril, a limité le nombre des procurations à une par électeur, au lieu de trois auparavant : ceci, en théorie, interdit au chef de famille de voter pour toute sa maisonnée. Mais avait été maintenue, malgré les demandes des associations de femmes, la possibilité pour « l’un des conjoints » (devinez lequel) de voter pour l’autre sur simple présentation du livret de famille.