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Algérie : l’impasse

Entretien paru dans les Cahiers du féminisme, n° 67-68, hiver 1993-printemps 1994, p. 29-34


En Algérie, la situation s’aggrave de jour en jour : attentats et assassinats se multiplient, sur fond de misère économique. Situation de pré-guerre civile, que plus personne ne contrôle vraiment. Dans ce contexte, les femmes sont des victimes toutes désignées (1).

En décembre dernier, nous avons rencontré trois militantes féministes algériennes, récemment arrivées à Paris : Aïcha, de l’association Voix de femmes de Boumerdès, Fouzia et Sanhadja, de l’Association pour l’émancipation de la femme.


Où en est-on aujourd’hui ?

Aïcha — Les médias occidentaux ont fabriqué une certaine image de la situation politique de l’Algérie : ils insistent beaucoup sur le terrorisme islamiste, mais sont le plus souvent silencieux sur le terrorisme d’État, les arrestations arbitraires, les assassinats, les tortures. Même en Algérie, jusqu’à tout récemment, personne n’osait soulever ce tabou, on en parlait en aparté mais jamais publiquement. On commence tout juste à le faire, mais je crois que l’opinion publique, en France, reste marquée par des schémas : c’est très facile de céder à cette présentation d’un monde manichéen, les islamistes diabolisés face à un pouvoir qui cherche à rétablir l’ordre — mais de quel ordre s’agit-il ? La situation est en réalité beaucoup plus complexe. Si les choses étaient aussi simples, il y aurait une résistance de la part de la population, et le problème aurait été réglé depuis longtemps. Mais l’on constate actuellement que la population est prise en otage, en étau : elle n’est pas majoritairement en faveur des intégristes, sauf dans les quartiers populaires, ou lorsqu’elle est touchée directement parce qu’elle a un frère, un père torturé ou assassiné par les forces gouvernementales ; mais elle ne répond pas non plus aux sollicitations du pouvoir, qui pourtant n’arrête pas d’appeler à la mobilisation et de demander aux gens de dénoncer les terroristes.

Fouzia — Elle ne répond pas parce que le pouvoir est complètement discrédité. Car le pouvoir, c’est le FLN sous toutes ses facettes : en 1975, c’était telle équipe, aujourd’hui, c’est telle autre qui était alors en dissidence et qui revient… Les équipes se succèdent mais ne changent pas de nature les dirigeants sont tous des corrompus du FLN, ils ont tous une part de responsabilité dans la situation actuelle.

Aïcha — La population a atteint un degré de saturation tel qu’elle ne veut plus de ce pouvoir, elle le vomit. Là-dessus il y a un large consensus.

Les problèmes économiques, l’ampleur du chômage, sont également une des raisons de ce rejet du pouvoir ?

Aïcha — Oui, mais cela me semble secondaire par rapport au problème de la légitimité politique. Le pouvoir n’a plus aucune crédibilité ; il fait vivre une nomenklatura qui s’expose au grand jour – tous ceux qui se sont enrichis sur le dos du peuple, qui ont profité et usé de l’arbitraire. Il y a vraiment un ras-le-bol profond de cette injustice flagrante. Quand cela dure depuis trente ans, c’est normal qu’on en arrive à la situation actuelle !

Il faut souligner également le rôle qu’a joué le système éducatif : il a robotisé, anesthésié les jeunes, il les a embrigadés, a supprimé tout esprit critique. Cela ne date pas d’hier : les technocrates au pouvoir dans les années soixante-dix ont accaparé certains domaines et laissé les autres aux islamistes. Ils leur ont ainsi concédé, notamment, le système éducatif et la justice. Nous en subissons les conséquences aujourd’hui. L’islamisme gagne du terrain dans les universités, mais cela fait longtemps qu’il a investi l’enseignement primaire et que la majorité des enseignants sont islamistes.

Le gouvernement a laissé faire délibérément ?

Aïcha — Politiquement, cela l’arrangeait.

Sanhadja — Au lendemain de l’indépendance, les idées progressistes dominaient en partie dans les facs ; les militants proches du PAGS (le Parti communiste), notamment, y étaient bien implantés. La plupart étaient francophones — à l’époque, l’école était bilingue. Dans les années soixante-dix, pour casser les comités étudiants progressistes qui commençaient à se développer, le gouvernement Boumediene a imposé l’arabisation, en s’appuyant sur les arabisants pro-islamistes contre les étudiants de gauche francophones. Même si l’arabisation répondait à une revendication avancée depuis longtemps, Boumediene et
ceux qui lui ont succédé ont avant tout cherché à utiliser l’aile arabisante contre l’aile francophone, les islamistes contre les progressistes.

Fouzia — Le pouvoir a agi de la même façon, dans les années quatre-vingt, vis-à-vis de la question berbère : dès que la gauche se remuait un peu, dès qu’un mouvement se développait, il fallait le casser, et il s’appuyait pour cela sur les islamistes et les arabophones.

Aïcha, tu disais tout à l’heure que la population ne prenait pas position. Mais quand on voit les foules qui suivent les intégristes…

Aïcha — C’est vrai dans les quartiers populaires, où les islamistes font un travail de propagande et d’embrigadement des jeunes très important. Une grande partie des laissés-pour-compte ont tendance à aller vers eux, c’est vrai. Mais on ne peut généraliser : il y a aussi toute une frange de la population — peut-être parmi les aînés de ces jeunes-là —, qui se sent vraiment prise en otage par l’un et l’autre camp.

Fouzia — Personnellement, je dirais que la société est passive. D’un côté, il y a ce pouvoir totalement discrédité, dont plus personne ne veut. Mais, de l’autre, il y a le terrorisme : alors la population reste passive, elle a peur de s’impliquer, parce qu’aujourd’hui on tue. Tout le monde est concerné…

Quelques dates
8 mars 1990 : plus de 10 000 femmes manifestent à Alger à l’appel des associations de femmes algériennes.
10 mai 1990 : les femmes constituent un tiers des 100 000 personnes qui manifestent à Alger pour dénoncer le péril intégriste.
12 juin 1990 : victoire du FIS (Front islamique du salut) aux élections municipales.
Décembre 1990 : manifestation des femmes islamistes, plus de 50 000 personnes (dont 50 d’hommes).
Printemps 1991 : trois semaines avant la date prévue pour les élections législatives, de violents affrontements éclatent entre manifestants du FIS et forces de l’ordre.
5 juin 1991 : le gouvernement instaure l’état de siège, les élections sont repoussées.
Décembre 1991 : premier tour des élections législatives, victoire du FIS.
2 janvier 1992 : plus de cent mille personnes (dont un tiers de femmes) manifestent à Alger contre l’intégrisme et pour la défense de la démocratie, à l’appel du FFS.
11 janvier 1992 : coup d’État militaire, le processus électoral est interrompu. 14 janvier 1992 : Instauration du Haut Comité d’Etat (HCE). Le HCE décrète l’état d’urgence dans tout le pays, le FIS est dissous.
29 juin 1992 : assassinat de Mohammed Boudiaf, président du HCE.
26 août 1992 : attentat à l’aéroport d’Alger (9 morts, 120 blessés).
8 janvier 1993 : premières condamnations à mort contre des islamistes.
7 février 1993 : prorogation de l’état d’urgence.
25-26 janvier 1994 : « Conférence nationale de consensus », organisée par le gouvernement. La plupart des organisations politiques et syndicales la boycottent.

En dehors des étrangers, dont on parle beaucoup dans la presse française, qui est touché par les attentats ?

Fouzia — Cela peut toucher tous les gens qui sont contre l’avènement de la société islamiste, sans exclusive aucune.

Sanhadja — Les personnes visées sont, en premier lieu, soit des gens qui se sont prononcés ouvertement contre le projet islamiste — des journalistes par exemple —, soit des militants d’associations de gauche ou démocratiques. C’est le cas par exemple des militants du PAGS qui ont été assassinés récemment : ils étaient connus dans leur quartier comme communistes, comme « ennemis de Dieu ». Et, surtout, les communistes ont été parmi les premiers, avec le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), à soutenir ouvertement l’armée contre les islamistes et à demander l’arrêt du processus électoral. La violence terroriste touche tous ces gens-là. Après, plus personne ne contrôle plus rien ; on tue le jeune flic du coin, qui était peut-être d’accord avec le projet islamiste, mais qui a eu le tort de s’être engagé dans la police, faute de trouver un autre travail…

Fouzia — La situation étant ce qu’elle est, le banditisme se greffe là-dessus les règlements de compte, etc. Il y a des crimes à l’arme blanche, au couteau, les gens appellent à l’aide, mais personne ne réagit.

C’est une situation de guerre civile ?

Aïcha — C’est une situation de guerre civile latente. Dans beaucoup de zones rurales et urbaines, l’insécurité règne. Cette femme russe, par exemple, qui a été tuée en allant faire son marché — enfin là, ce n’était pas tout à fait un hasard, cet assassinat ciblait les mariages mixtes : elle était mariée à un Algérien, mère d’enfants algériens. Cet assassinat est la marque d’une société intolérante envers tout ce qui est différent d’elle.

Fouzia — Ce n’était peut-être même pas une action organisée par la direction centrale : la situation est devenue complètement incontrôlable, c’est pourquoi elle est si préoccupante. N’importe qui peut se dire : je vais buter cette femme, j’irai au paradis.

Aïcha — Le seul dialogue actuellement est celui des armes. N’oublions pas non plus le rôle de ces fameux « escadrons de la mort » qui poussent à la guerre civile et qui seraient, dit-on, liés à la Sécurité militaire, mais on n’en sait pas plus…

Fouzia — Du coup, pas mal de gens commencent à se dire que, à la limite il vaut mieux que les islamistes prennent le pouvoir et qu’on verra bien ce que cela donnera : la situation actuelle est devenue continuer ainsi.

De plus, comme il s’agit d’une société imprégnée depuis toujours des principes de l’islam, l’interdiction de boire ou l’obligation pour les femmes de porter le hidjeb ne dérangent pas fondamentalement les mœurs. Par contre, la société plus égalitaire que promettent les islamistes répond à une aspiration profonde. Aujourd’hui, on constate que le mouvement intégriste est très jeune, on assiste même à un conflit de générations entre les gens qui se réclament de la légitimité historique et des jeunes qui ne veulent plus être marginalisés. Aïcha, tu dis que l’intégrisme touche surtout les quartiers populaires, mais ces quartiers sont nombreux en Algérie !

Sanhadja — Mais dans les quartiers populaires, tu trouves aussi des filles qui ne portent pas le voile, et des mecs qui boivent…

Fouzia — Oui, mais ils sont d’accord avec l’idée d’une société islamique.

Sanhadja — Ils sont d’accord parce que les islamistes jouent la carte du « on va changer le pouvoir » et mettent en avant la promesse d’une société égalitaire : « On va vous marier, vous aurez des logements, on donnera un salaire maternel aux femmes pour qu’elles ne soient pas obligées de travailler. » Tout cela ne dérange pas trop. Ils sont plus discrets sur le changement des mœurs, des habitudes, des vêtements. Le FIS ne dit jamais, par exemple : « Vous devez mettre la gandourah et porter la barbe » (il l’a dit pendant les élections, mais cela a été contesté par beaucoup de jeunes, alors il s’est repris…). En ce qui concerne les femmes, les islamistes sont plus audacieux, ils savent que cela marche dans notre société traditionnelle.

Aïcha — En effet, les violences à l’encontre des femmes ne dérangent personne, en tout cas ne dérangent pas la majorité de la population. Les premiers mouvements de violence ouverte ont eu lieu contre les femmes, avant les intellectuels — plus exactement contre ce qu’on appelle les « femmes occidentalisées », c’est-à-dire les femmes qui ont une tenue occidentale, qui travaillent, qui occupent l’espace public : en 1990, il y a eu des incendies aux domiciles de quelques-unes, des femmes ont été vitriolées, un enfant de trois ans a été brûlé vif. Des femmes ont été traitées de prostituées parce qu’elles vivaient seules. Dans les mosquées, on a entendu des prêches violents contre les femmes, des appels au meurtre…

Sanhadja — Le discours du numéro deux du FIS, Ali Belhadj, s’alimentait sans cesse à ce thème, toutes ses cassettes contiennent ce type de discours.

Aïcha — La population n’approuve pas que la violence prenne des formes aussi paroxystiques, aussi aiguës ; mais qu’on enferme les femmes, qu’on limite leur droit au travail, à l’instruction, à l’expression, leur liberté de circulation, qu’on les oblige à porter le hidjeb, cela ne dérange personne, même pas les gens de gauche, il ne faut pas se leurrer… La société a toujours été intolérante vis-à-vis des femmes, là-dessus il y a un consensus assez large — à part quelques positions de principe, mais qui restent des positions de principe… Dans ce pays la violence vis-à-vis des femmes est latente, quand clic ne s’exprime pas ouvertement. Et, finalement, des femmes on passe aux intellectuels, c’est exactement la même chose, parce que nous sommes dans une société intolérante vis-à-vis de la pensée libre et de la différence.

Comment les femmes ont-elles réagi par rapport à tous ces événements ?

Aïcha — Au début des années quatre-vingt, il y a eu une mobilisation importante des femmes contre le projet de code de la famille, dans un contexte de revendications démocratiques. Les femmes ont fait, finalement, ce que les hommes n’ont jamais pu faire, c’est-à-dire occuper la rue, manifester. Le mouvement des femmes a pu ainsi s’imposer sur la scène publique. Puis est venue une période de répression assez forte, en 1982-1984, avec de nombreuses arrestations de militants berbères, de militants de gauche, etc. ; des femmes également ont été arrêtées, on leur a retiré leur passeport. C’est à cette époque, en 1984, que l’APN (Assemblée populaire nationale) a adopté le code de la famille, un code qui consacre le statut de mineure à vie des femmes. Et ce furent, jusqu’en 1988, des années encore plus terribles, des années de plomb.

Les événements de 1988 ont été à la fois l’expression d’un ras-le-bol des jeunes et de tous les laissés-pour-compte du système, l’expression des revendications économiques et sociales des exclus — et le révélateur d’une demande démocratique de la part des couches moyennes acquises aux idées démocratiques et aux valeurs universelles.

Fouzia — Mais le ras-le-bol des exclus a tout de suite été récupéré par les islamistes : les événements ont éclaté le 5 octobre, le 10 ils organisaient une marche. Ils travaillaient dans l’ombre depuis longtemps : ils avaient déjà construit mille mosquées, ils faisaient un travail de fond depuis plus de dix ans.

Il faut ajouter que, en 1988, les gens ont été sauvagement réprimés, beaucoup ont été torturés. Le président avait promis que les responsables des massacres seraient traduits en justice, cela n’a jamais été fait. Alors aujourd’hui la haine du pouvoir est très grande, les gens se vengent. Tuer un policier, pour un jeune de dix-huit ans, cela ne pose pas de problème.

Sanhadja — Cette haine des policiers remonte beaucoup plus loin. Jusqu’aux années quatre-vingt, le policier était roi sur la place publique. Sur les marchés, par exemple, ils réprimaient les jeunes revendeurs ; sur l’autoroute, tu dépassais un flic, il t’arrêtait tout de suite. Aujourd’hui, cette haine éclate au grand jour.

Fouzia – Ce qui est inquiétant, c’est que la situation perdure : d’un côté l’armée, de l’autre le FIS, il n’y a rien d’autre.

Aïcha – Attention aux schémas faciles. Il est faux de croire qu’il y a deux projets de société qui s’affrontent, C’est l’argument de ceux qu’on appelle les « éradicateurs », qui sont opposés à tout dialogue avec les islamistes : pour eux, il y a d’un côté le projet islamiste, de l’autre un projet républicain qui serait représenté par l’armée. Mais l’année n’a jamais proposé de solution démocratique : il y a pourtant une expérience de trente ans dans ce pays, on l’oublie facilement !

Sanhadja — Certains expliquent qu’il y a dans l’armée une frange démocratique qui aspire à des libertés républicaines. C’est la position par exemple des militants de Ettahadi (scission du PAGS), du RCD, et de quelques démocrates comme Khalida Messaoudi. Toutes les associations de femmes se sont divisées et ont éclaté. La plupart des féministes ont pris position pour l’armée, pour la dictature, en disant : « Au moins, l’armée me laisse sortir, je peux continuer à travailler, le préfère aller à la plage sous la protection des chars plutôt que d’être enfermée chez moi ou exécutée par les islamistes ».

Aïcha — Lors de la brusque interruption du processus électoral, beaucoup de gens n’ont pas compris pourquoi nous condamnions cette interruption et pourquoi nous demandions le maintien du second tour des élections. C’était en effet une position extrêmement difficile, mais nous pressentions que l’appel à l’année lancé par le CNSA, le fameux Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie(2), signifiait l’appel à la répression non seulement des islamistes, mais de la population tout entière. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Je me rappelle un meeting organisé par le CNSA où nous avons été à peine tolérées : chaque fois que nous voulions prendre la parole, on nous arrachait le micro des mains.

Fouzia – Le pouvoir avait convoqué des militants de la cause démocratique et des syndicalistes pour cautionner sa politique et légitimer l’intervention militaire, pour crier : « Oui à l’arrêt du processus électoral. » Il y avait là majoritairement des femmes.

Aïcha — Pas mal d’universitaires se sont laissé embrigader là-dedans, des femmes, des intellectuels ; ils ont joué le jeu de relais du pouvoir, ils ont appelé à la répression par l’armée. Ils sont aujourd’hui la cible des islamistes. La majorité d’entre eux a quitté le pays, ceux qui sont restés ont payé de leur vie ou vivent dans la psychose quotidienne.

Fouzia — C’est vrai que la situation n’est pas facile. Moi, j’ai défendu l’idée que le processus électoral devait aller jusqu’au bout, j’ai lutté pour le respect du choix des autres mais, avec le recul, je me dis qu’on peut comprendre certaines positions.

Aïcha — Certes, ce n’est pas facile, mais se dire démocrate et en même temps soutenir l’armée — c’est-à-dire soutenir la répression des islamistes par l’armée —, c’est paradoxal ! La répression ne nous garantit pas la préservation des libertés démocratiques. Appuyer la répression contre les islamistes aujourd’hui, c’est hypothéquer toute lutte démocratique demain.

Dire que l’armée pourrait être le garant d’une république démocratique me paraît d’autant plus grave de la part de militantes féministes : c’est oublier que c’est ce même pouvoir militaire qui a autorisé l’APN à voter le code de la famille, et non pas le FIS, qui n’a jamais eu le pouvoir…

Sanhadja — Parmi les associations de femmes, seule celle de Tizi-Ouzou existe encore : Tizi-Ouzou, c’est la Kabylie, la situation là-bas est très différente. Ailleurs, les associations ne se réunissent plus : d’abord parce qu’elles sont divisées, et puis parce qu’on a du mal à parler du code de la famille ou des problèmes spécifiques des femmes quand il y a des balles qui sifflent partout autour de toi, quand il y a des enfants qui meurent à côté de toi…

Vous avez évoqué la position des « éradicateurs », qui refusent toute idée de dialogue avec les islamistes. Quelles sont les autres positions en présence ?

Aïcha – Certains partis tels que le FFS (Front des forces socialistes), le MDA (Mouvement pour la démocratie en Algérie), le PRA (Parti pour le renouveau algérien), Ben Bella, et quelques intellectuels de gauche, prônent le dialogue avec les partis islamistes – en lui donnant un sens et des visées différents. Ils estiment que les islamistes sont désormais une réalité incontournable et qu’on doit donc négocier avec eux pour trouver une solution à l’impasse politique et renouer avec le processus électoral. Le FIS parle de compromis historique à faire. La position des éradicateurs, qui refusent de discuter même avec les islamistes modérés, est une position extrême, antidémocratique, puisqu’elle prétend éliminer l’expression d’une partie de la population c’est entrer dans l’engrenage de la violence et de la haine. Personnellement, j’estime que la position du dialogue se tient, mais que la négociation arrive trop tard : si elle a lieu, cela ne pourra se faire qu’au détriment des démocrates, les islamistes ont déjà conquis beaucoup trop de terrain déjà ! Quelle chance ai-je de pouvoir défendre, dans cette négociation, mon statut de femme qui veut pouvoir vivre et s’exprimer librement ?

Fouzia — Aucun parti ne posera la question des femmes ! Même le FFS, qui pourtant en a fait son cheval de bataille… L’enjeu est trop important, cette question sera secondaire dans ces négociations.

Aïcha — Il ne faut pas se leurrer, de toute façon le statut des femmes sera sacrifié ! Les femmes représentent virtuellement une force extraordinaire, et la question démocratique, en Algérie, repose sur la résolution de la « question femmes », c’est-à-dire la question de l’égalité. Toute démocratie devra passer par là.

Mais nous sommes loin d’atteindre cet objectif : le mouvement des femmes ne représente pas grand-chose dans cette société, c’est un mouvement naissant qui n’a pas encore défini de stratégie de lutte bien claire. Nous avons sans doute des circonstances atténuantes, nous n’avons pas cessé de subir des coups qui nous ont empêchées de réfléchir, d’essayer de voir plus loin, de définir des stratégies.

Fouzia — Il y avait une situation qui nous interpellait…

Sanhadja — Les féministes occidentales ont un passé, une histoire. En Algérie, les femmes qui ont participé la guerre de libération n’ont jamais posé la question des femmes en tant que telle.

Aïcha — La faiblesse du mouvement des femmes en Algérie, ses limites, sont liées à celles du mouvement démocratique lui-même. Ce sont les limites de l’apprentissage de la démocratie dans une société civile qui est extrêmement faible, inexistante presque. La dislocation du mouvement des femmes ne date pas de la mise en place du CNSA, elle remonte à quelques mois auparavant. En juin 1991, nous étions offensives, revendicatives. Nous étions quelques-urnes nous être présentées à la députation – j’en faisais partie -, à casser les tabous. C’était quelque chose de nouveau, d’extrêmement important sur le plan symbolique, même si c’était faible : il y avait six candidates indépendantes, et aussi beaucoup de femmes qui se présentaient dans les partis politiques. Il y avait encore de l’espoir. Puis il y a eu l’insurrection du FIS et la répression militaire, qui a beaucoup impressionné. Le mouvement démocratique a commencé à reculer, et le mouvement des femmes avec lui. Quand les élections ont finalement eu lieu, à la fin de l’année, très peu de femmes se sont présentées. Tout cela s’est joué en quelques mois. Chaque avancée du mouvement démocratique avorte pour la raison que le pouvoir veut imposer « son » ordre.

Manifestation pour la défense de la démocratie, le 2 janvier 1992

Fouzia — Les associations de femmes ont été de celles qui ont le plus porté la question de la démocratie : dans les manifestations, les femmes étaient souvent majoritaires. Nous étions conscientes que nous avions plus à perdre dans cette bataille, nous étions plus présentes, plus conséquentes. les femmes ont été les premières à réagir face à la montée des intégristes : lorsqu’ils ont mis le feu à la maison de cette femme, à Ouargla, le pouvoir a parlé de simple « fait divers ». Et le mouvement démocratique a été très timide, très lent à nous soutenir.

Aïcha — Certains expliquent que la faiblesse du mouvement des femmes est due à l’existence du mouvement islamiste. Je ne suis pas d’accord. Au contraire : la victoire du FIS aux élections municipales de juin 1990, par exemple, a provoqué un regain du mouvement des femmes. A Boumerdès, nous devions tenir notre assemblée générale jours jours après les élections. Nous avons pensé un moment que les femmes, ayant peur, ne viendraient pas : en fait nous n’avons jamais eu autant de femmes à une AG. Les femmes qui sont venues avaient la volonté de se battre, le FIS ne leur faisait pas peur.

Cette volonté de se battre a été cassée plus par les manipulations politiques du pouvoir que par les islamistes eux-mêmes. Après les élections de décembre 1991, le gouvernement a réussi à placer quelques femmes à l’Observatoire des droits de l’homme et au Conseil constitutionnel national : des femmes issues du mouvement des femmes ont ainsi été propulsées, même les femmes les plus combatives. Cela a cassé le mouvement.

Fouzia — Pour moi, cette explication n’est pas suffisante. Il faut rappeler aussi que la société tout entière est traversée par une onde islamiste, et que les femmes ne font pas exception ! Il faut rappeler ce que nous étions… Eux, les islamistes, l’ont bien compris. Quand nous avons commencé à nous mobiliser et à être offensives à l’égard de leur discours, ils ont dit : « Vous n’êtes pas les représentantes des femmes algériennes, nous êtes la minorité occidentalisée, vous êtes les filles de Marie et de Jeanne d’Arc. » Et ils ont mobilisé leurs femmes, ils les ont fait manifester dans la rue, c’était impressionnant ! Nous n’étions donc pas seules, il y avait d’autres forces en face de nous, qui avaient un autre projet de société que le nôtre.

On a reproché à notre mouvement de ne drainer qu’une élite, l’élite universitaire, la moyenne bourgeoisie. En effet, nous n’avons jamais réussi à faire une percée parmi les travailleuses « quelconques », à construire des relais dans les quartiers populaires. C’est important dans l’analyse du mouvement. Quand les islamistes nous ont vues nous mettre sur le devant de la scène politique, ils ont très bien compris l’enjeu, ils ont cherché à nous discréditer par des discours très violents.

Sanhadja — Et s’ils ont gagné, c’est parce qu’ils ont su jouer cette carte : nous dénoncer comme des « Occidentales » qui veulent tout casser, qui veulent boire, porter des mini-jupes, sortir à minuit, avoir quatre maris, etc. Ce discours a très bien fonctionné ! De plus, les femmes islamistes ont commencé à s’organiser, à créer des associations et à faire tout un travail de terrain. Elles sont très actives : elles font du porte-à-porte, elles vont au mariage, aux enterrements, elles organisent des ateliers de couture, des cours de cuisine, de pâtisserie, etc. Mais si leur mouvement se développe, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont très militantes — chez nous aussi il y a des militantes de bonne volonté… C’est qu’il est plus facile d’aller frapper à la porte d’une maison en disant : « je sous amène la religion, je viens apprendre à ta femme à faire la prière, l’aider à être une mère et une femme au foyer », que d’y aller en jeans pour demander au mari de laisser sa femme sortir ou aller travailler… Des militantes de l’association Promotion de la femme ont tenté de le faire, elles se sont fait tabasser par des hommes !

Fouzia — Quand les islamistes ont organisé ce grand rassemblement de rue, en décembre 1990, avec des milliers de femmes, c’était une réponse à notre rassemblement du mois précédent, qui avait regroupé environ 1 500 femmes, une façon de montrer que nous n’étions pas représentatives des larges franges de la société. Plusieurs femmes ont pris la parole, dans la rue, ce qui a provoqué certains remous à l’intérieur du FIS (car, selon le Coran, les femmes ne doivent pas élever la voix, la voix de la femme étant « excitante »). Quelque part, je trouve que ce n’est pas mal que des femmes aient pu ainsi intervenir dans le champ politique, même si elles l’ont fait avec l’accord des hommes (le FIS avait appelé les hommes à faire sortir leurs femmes et leurs filles).

Sanhadja — C’est un des points positifs de notre action : la question des femmes a été posée dans tous les partis, tous ont été obligés de se prononcer, pour ou contre, mais ont dû se prononcer. Avant notre rassemblement, il n’y avait jamais eu de rassemblement de femmes islamistes.

Aïcha — Je dirais que c’est plutôt le contraire : c’est le mouvement islamiste qui a obligé à une certaine radicalisation du mouvement démocratique, les femmes constituant un enjeu politique.

Cela dit, s’il est vrai que les femmes des mouvements démocratiques sont principalement des « privilégiées » du système, des femmes des couches moyennes, les militantes islamistes ne sont pas tellement plus représentatives du peuple : dans les mouvements de femmes islamistes également, il y a une grande proportion d’universitaires et de femmes des couches moyennes. Si leur impact est plus important que le nôtre, c’est parce que leur discours, comme le disait Sanhadja, répond aux référents culturels traditionnels. Les islamistes ont fait de la question femmes un paramètre de leur dawa (prédication), et donc un moyen de mobilisation, ce qui nous a obligées à réagir. Tandis que notre discours et nos pratiques sont étrangers, à la limite, ou en tout cas tout à fait nouveaux, novateurs, par rapport aux pratiques courantes de la société algérienne. Et encore, nous prenons toujours des gants : nous n’employons jamais le terme de laïcité, par exemple, c’est tabou. Pour la majorité des gens, la laïcité c’est l’athéisme, ce n’est pas compris comme la liberté de culte. Notre discours est ainsi truffé de termes dont les référents se trouvent ailleurs, il passe donc très mal (c’est la même chose avec le terme de « féminisme »).

Pour conclure, comment analysez-vous la situation aujourd’hui en Algérie ?

Aïcha — Nous sommes dans une impasse, une impasse totale. Les islamistes sont aujourd’hui une composante incontournable de la société, on ne peut pas avancer en les ignorant totalement ou en les tuant, ce n’est pas possible.

Fouzia — L’idée du dialogue, du compromis, peut donc apparaître comme une solution. Mais les islamistes n’ont pas caché que s’ils arrivaient au pouvoir, ils ne toléreraient aucun parti qui ne se revendique pas de l’islamisme. Le compromis serait donc très grand, il se ferait notamment sur le dos des femmes.

Aïcha — Il faut bien comprendre que nous sommes dans un pays qui n’a pas du tout de traditions démocratiques. Certains parlent de société « archaïque », à mon avis ce n’est pas juste : les problèmes qu’elle pose sont ceux du monde contemporain, c’est un ensemble de revendications tout à fait actuelles, mais au lieu de s’exprimer dans un débat pacifique, cela se fait d’une manière violente, d’une part ; et prend, d’autre part, la forme de l’expression religieuse, parce que c’est le seul langage possible actuellement. Les islamistes exploitent l’ignorance des gens, l’analphabétisme, les réflexes primaires — le système éducatif n’a jamais permis le développement de l’esprit critique, les gens avalent n’importe quoi (un jour par exemple, au stade du 5 juillet à Alger, le nom d’Allah est apparu écrit dans le ciel : en fait les islamistes utilisaient des rayons laser, mais les gens ont cru à un signe divin…). Cela constitue un terreau favorable à tout mouvement fasciste et totalitariste. Mais le pouvoir en fait autant, finalement !

A la Commission nationale du dialogue
Comme il est dit dans l’interview, les féministes algériennes sont divisées sur l’attitude à adopter aujourd’hui ; nous publions ci-dessous des extraits d’un appel de femmes d’Oran qui défend une position proche de celle des « éradicateurs ».

« Nous, femmes militantes de l’Association féminine pour l’épanouissement de la personne et l’exercice de la citoyenneté (AFEPEC d’Oran) et simples citoyennes, mères, sœurs, épouses, premières victimes de l’intégrisme naissant (incendie de la maison d’une femme à Remchi en 1989, celui d’Ouargla où un enfant a été brûlé vif, agression des étudiantes de la cité de Ben-Aknoun, un soir de Ramadan), victimes aussi de leur prêches obscurantistes et misogynes, sommes angoissées, inquiètes face à l’assassinat des meilleurs fils de l’Algérie. […]
« Nous vivons une situation qui n’est que le résultat de l’incompétence dans la gestion des affaires publiques, à laquelle l’intégrisme a donné une dimension tragique qui a plongé la société algérienne dans le drame et la douleur au quotidien.
« Nous refusons cette logique de l’horreur où la mort est présente au quotidien.
« Nous refusons, en tant que patriotes, de nous voir inscrire dans la logique de la valise ou du cercueil.
« Aussi nos espoirs résident dans la mise en œuvre du processus de la double rupture avec l’ancien système et ses barons et avec l’intégrisme.

« Cette double rupture ne peut se faire que grâce à l’engagement ferme, concret et radical des patriotes démocrates où qu’ils se trouvent.
« Nous refusons de cautionner tout compromis suicidaire avec l’intégrisme islamiste fût-il modéré, car l’intégrisme redouble de férocité à chaque acte de concession de compromission. […]
« Dans cette phase difficile que traverse notre pays, nous sommes conscientes de la lourde responsabilité de l’ANP (Armée nationale populaire) dans la défense de notre existence en tant que nation et société, et demeurons confiantes dans son rôle de sauvegarde d’une Algérie démocratique, moderne et républicaine. »

Sanhadja — Oui, c’est l’État qui, le premier, a monopolisé la religion, l’utilisation politique de la religion. Ainsi, bien avant les islamistes et leurs rayons laser, la télévision avait montré pendant plusieurs jours une pomme de terre où s’inscrivait le nom d’Allah… L’irrationnel domine tellement, dans notre société, qu’on ne peut même pas en discuter.

Aïcha — Pour résumer, la violence, la mort, une survie qu’il faut assurer, les problèmes insurmontables de l’approvisionnement, une érosion insoutenable du pouvoir d’achat…, voilà le lot quotidien d’une grande partie de la population algérienne. A cela s’ajouteront probablement les explosions sociales inévitables avec les conditions d’ajustement structurel imposées par le FMI. Pour d’autres catégories sociales (industriels, commerçants, hauts fonctionnaires, etc.), leurs richesses s’accumulent et s’étalent au grand jour, au mépris des valeurs de justice et d’équité ancrées dans les traditions du peuple algérien. Il ne faut pas s’étonner que la société algérienne offre aujourd’hui l’image d’une société disloquée, fracturée, qui n’arrive plus à gérer ses conflits autrement que par le sang. Et en face, un État qui, à défaut d’autorité et de force acquises par la légitimité des urnes, fait preuve de plus en plus d’autoritarisme ; un pouvoir de plus en plus isolé, incapable de renouveau et d’imagination, accroché à ses privilèges et qui nous parle de « dialogue national » en commençant par imposer ses conditions.

Fouzia — Certains disent que le pouvoir, actuellement, est un pouvoir fort, qu’il est en train de manipuler la situation. Personnellement, je pense qu’il est en train de péricliter, qu’il est acculé dans ses derniers retranchements : les mêmes qui, il y a quelques mois, expliquaient qu’on ne discute pas avec les gens qui utilisent la violence, aujourd’hui reviennent sur leur position et appellent au dialogue, sans préalable, avec les islamistes. Cela veut dire qu’ils capitulent, c’est un aveu de faiblesse flagrant. Donc, si le FIS finit par accepter ce dialogue, ce sera un grand compromis, et cela signifiera une société que nous redoutons. J’avoue que je ne sais plus très bien ce qu’il faut faire, je me sens paumée !

Aïcha — Cette situation explosive de toutes parts ne favorise évidemment pas l’expression des revendications féministes. Et toute la gageure est de pouvoir les maintenir en faisant la jonction avec les forces réellement démocratiques du pays.

Propos recueillis par Anne-Marie Granger et Marie-Annick Vigan


1- Pour les événements antérieurs, voir les Cahiers du féminisme n° 50, 53, 56, 58, 59-60.

2- Le CNSA regroupe notamment l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens), des organisations patronales et quelques associations de femmes dont l’Association indépendante pour le triomphe des droits des femmes, la section femmes d’Ettahadi et des universitaires.


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