Article de Cornelius Castoriadis paru dans Libre, n° 4, 1978, p. 239-254
L’histoire, comme on sait, s’accélère. Les techniques connaissent un prodigieux perfectionnement. Celles de la manœuvre idéologico-politique aussi. Certes, les unes et les autres se caractérisent surtout par la production en masse de gadgets, de gimmicks, de trucs en plastique ou autres matières synthétiques qui durent à peine une saison. Mais c’est précisément là le secret du succès de l’industrie moderne, matérielle ou idéologique : la demande renaît toujours d’elle-même.
Dans cette évolution, l’ensemble des manœuvres staliniennes, néo-staliniennes, ex-staliniennes et néo-ex-néo-staliniennes se distingue par une certaine lenteur. Sans doute faut-il relier celle-ci d’une part à l’inertie de l’institution, d’autre part à la mobilité d’esprit et à l’inventivité quelque peu réduites des personnes qui sélectivement (néo-darwiniennement) sont attirées par ces courants et s’avèrent capables d’y persévérer. Il n’empêche que, même ici, si muove. L’analyse de ce mouvement, en elle-même fastidieuse et peu ragoûtante, reste hélas une tâche pour qui s’occupe de la société et de la politique contemporaines. Le colloque organisé par Il Manifesto à Venise en novembre dernier (du 11 au 13 — comme par hasard, quelques jours avant la Biennale consacrée à la Dissidence dans les pays de l’Est annoncée depuis fort longtemps) et dont les actes viennent d’être publiés (Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, le Seuil, 300 p.) en fournit un spécimen utile. En entreprendre la discussion exigerait des centaines sinon des milliers de pages. La vérité n’est assurément pas simple, mais la confusion, le sophisme, le paralogisme, la tricherie, la scotomisation délicate et le passage sous silence subtil qui se déploient ici sur 39 000 niveaux, sont tellement embrouillés et entrelacés qu’ils ne pourraient être mis en lumière sans épuiser mon courage et, encore plus, celui du lecteur. Heureusement, un petit chef-d’œuvre (il y en a, comme on sait, dans tous les domaines ; en musique comme en carambouille) de Louis Althusser (« Enfin, la crise du marxisme ! », pp. 242-253 ; citations faites ici par indication du chiffre de la page entre parenthèses), qui condense et porte à la puissance la plus élevées tous les procédés utilisés par la plupart des participants au Colloque, fournit le prélèvement suffisant pour une analyse cytologique concluante.
Décrivons, schématiquement mais fidèlement, les trois grandes étapes par où est passée l’industrie stalinienne et néo-stalinienne de la mystification. D’abord, la pure et simple des dénégation des faits et de leurs implications. Depuis nombre d’années, et dans les pays d’Europe occidentale au moins, elle ne peut plus fonctionner. Althusser lui-même ne l’avait du reste pratiquée qu’incidemment et secondairement. Sa dignité historique vient de sa contribution au perfectionnement du deuxième procédé de cette industrie : la diversion. Vous voulez discuter de la Russie, des partis staliniens, de l’évolution effective du capitalisme ? On vous invite à Lire le Capital. Vous vous préoccupez de la sale et vulgaire réalité ? On vous rappelle à l’ordre « théorique » — dans quoi se cache d’ailleurs un double glissement : est théorie la « lecture » d’un texte ; la théorie ne saurait être mise en question, ni éclairée par la confrontation avec les faits dont elle prétend être théorie. Ça a marché tant que ça a marché. Ça ne marche plus pour une foule de raisons, dont la principale avait été formulée depuis longtemps par un des héros préférés d’Althusser : les faits sont têtus. On passe alors à un troisième type de manœuvre, illustré aussi bien par ce texte d’A. que par Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste (Maspéro, 1978) du même auteur, et dont je parle ailleurs (dans Illusion et vérité politiques, à paraître au Seuil).
Cette manœuvre, on peut l’appeler le détournement. Ce qui la caractérise, d’un bout à l’autre, c’est le patchwork et l’usage intensif de la langue de caoutchouc. La démagogie de la pseudo-rigueur est totalement abandonnée. Les idées sont piquées là où on les trouve, sans aucun souci de leurs potentialités, de leurs implications, de leur compatibilité avec ce que l’on prétend maintenir. Des bouts de vérités sont mélangés à des demi-vérités ou à des contre-vérités totales, et insérées dans des mosaïques de « raisonnements » qui les conduisent là où elles n’iraient pas d’elles-mêmes et en font avorter les conclusions. Décomposé logiquement-industriellement, le procédé de fabrication comporte trois étapes :
1° Le plagiat accompagné de contrefaçon.
2° L’insertion de la matière première ainsi obtenue dans un tissu de demi- ou de contre-vérités. Vrai travail de dentelle vénitienne, c’est l’étape la plus délicate des opérations, qui exige une qualification spéciale.
3° Dans ce tissu, est enveloppée la conclusion fruste et sommaire, immuable depuis des décennies, que le consommateur-acheteur devra faire sienne.
On fait ainsi d’une pierre trois coups. On essaie de redorer un blason bien terni, se rendre crédible, se refaire une virginité (« Vous voyez que nous sommes sincères, puisque nous admettons que… » — Chœur des journalistes : « Vous voyez bien qu’ils sont sincères, puisqu’ils admettent que… »). On tente de faire avaler au public une nouvelle fournée de demi- ou contre-vérités. On s’efforce enfin d’émousser le tranchant des idées, de les banaliser, de les diluer dans l’insignifiance et l’embrouillamini d’un « discours » où à peu près tout va pourvu que soit préservé le noyau essentiel.
Pour justifier auprès du lecteur le travail fastidieux, mais court, auquel il aura à se livrer avec moi, je dois souligner que tout cela dépasse de loin Althusser. On peut reconnaître à celui-ci une certaine maestria dans l’exécution, non pas l’invention de ce type de manœuvre. Dans le colloque de Il Manifesto, si l’on excepte les interventions des dissidents de l’Est et du cubain Franqui, et quelques contributions remarquables (notamment Singer, Claudin, Pomian), la plus grande partie du reste est faite de cette même farine. Et ce reste appartient, pour l’essentiel, à l’ « eurocommunisme » au sens le plus large (y compris les « oppositions » aux partis eurocommunistes, comme Il Manifesto lui-même). Or ce que nous venons de désigner sous les termes de patchwork et de langue de caoutchouc constitue l’essentiel de la manœuvre idéologique des partis eurocommunistes. Ce que l’Humanité, encore plus l’Unità, et encore plus Santiago Carillo, font timidement et vulgairement, la plupart des participants au Colloque et Althusser le font audacieusement et noblement (tout est relatif). Il faut en prendre son parti, et s’y préparer : nous aurons à vivre un certain nombre d’années dans cette mélasse « théorique », en boxant des édredons (je ne pense pas nécessairement à Elleinstein). Une fois de plus, on peut noter l’étonnante puissance de la métaphysique de l’histoire : le Zeitgeist, l’Esprit du temps, est bien là, qui règle les opérations en coulisse. Le procédé eurocommuniste est identiquement le même avec le procédé souverain dans les pays capitalistes libéraux : tout est admis — et par là, tout est rendu insignifiant. Tout est montré à la télévision — et par là, tout disparaît aussitôt. Dans la propagande et l’idéologie — mais aussi au plan pratique. Les femmes, les jeunes, l’écologie, les homosexuels ? Ne vous en faites pas — on ajoutera un paragraphe au Programme commun (au programme de Chirac aussi bien d’ailleurs).
Procédons par ordre. J’ai parlé de plagiat et de contrefaçon. Dans ce qui n’est pas faux dans le pensum d’A., on cherchera en vain une seule idée qui n’ait été formulée et argumentée par d’autres depuis longtemps. Moment quelque peu désagréable : à d’autres de parler, ou de ne pas parler, de ce qu’ils ont déjà dit. Quant à moi, si je dois rappeler ici qu’Althusser copie impudemment en les déformant une foule d’idées que j’ai exposées depuis longtemps — la critique de la thèse que la force de travail est une pure et simple marchandise ; le caractère intenable de la théorie de l’exploitation chez Marx ; le recouvrement, par tout le mouvement marxiste, du problème des conditions de travail ; l’adoption par le mouvement ouvrier, après une certaine étape et sous l’influence du marxisme, du modèle d’organisation capitaliste ; l’ancrage de la conception de Marx dans l’univers « idéologique », c’est-à-dire imaginaire, du capitalisme, etc., etc. – c’est qu’il ne s’agit pas d’une question littéraire ou universitaire, mais politique. L’opération d’A. ne vise ni les droits d’auteur, ni la gloire littéraire ; elle vise à brouiller les cartes, à créer la confusion, à aplatir la critique révolutionnaire de Marx et du marxisme pour maintenir le lecteur dans les ornières traditionnelles.
Certes, il ne fait pas sous-estimer les malices subalternes d’A. « Ces questions », dit-il (N.B. : questions, non pas idées), « ne sont pas nouvelles. Des marxistes, des révolutionnaires ont tenté, dans le passé, de les poser dans des périodes critiques : ils ont été oubliés ou balayés » (252). Qui, quand, où, quoi, comment ? Pour ma part, je n’ai pas été balayé malgré quelques efforts des amis grecs d’A. pendant l’Occupation (et, pour passer de ce qui n’était pas drôle à ce qui l’est fortement, ceux d’un autre petit copain d’A., un certain Poulantzas, écrivant dans le journal eurocommuniste — oui — grec Avgi, en janvier 1977 — oui — qu’il est superflu de discuter de mes idées, car j’aurais travaillé pour l’impérialisme américain) ; et je me sens moins que jamais « oublié ». A. ne semble pas réaliser que, maintenant que le terrorisme idéologique exercé longtemps par son parti et lui-même s’est effondré, les gens commencent à lire et prennent de moins en moins ses vessies « théoriques » pour des lanternes.
Voyons maintenant le produit fini, la conclusion qu’il s’agit de vendre. Tout est admis, disais-je, pourvu que le noyau essentiel soit préservé. Pour les partis eurocommunistes ce noyau est l’existence et la valeur du parti lui-même : tout ce que vous voudrez, pourvu que reste reconnu le « rôle dirigeant » (ou « essentiel », ou « indispensable ») du « parti de la classe ouvrière ». (Peut-être, bientôt : du « parti qui représente les couches les plus progressives de la population laborieuse », ou même « de la société ».) Pour les « opposants », intellectuels, etc. : tout ce que voudrez, pourvu que soit préservé, maintenu, continué le « marxisme ». Ainsi évidemment aussi Althusser : « Que l’on songe à la transformation du marxisme après l’effondrement du marxisme de la IIe Internationale dans l’Union sacrée. Nous sommes… devant, une nouvelle transformation… Elle peut renouveler le marxisme, donner une force nouvelle à sa théorie, modifier son idéologie (?!), ses organisations et ses pratiques pour ouvrir un véritable avenir etc. etc. » (253). Cela, en conclusion d’un texte où A. dit en fait (lorsque on le dégage de son jésuitisme, et que l’on écrit 4 après 2 + 2) : 1° il n’existe pas de philosophie marxiste ; 2° il n’existe pas d’économie marxiste ou en tout cas de théorie marxiste de l’exploitation ; 3° il n’existe pas de théorie marxiste de l’État ; 4° il n’existe pas de théorie marxiste des organisations de la lutte de classe ; 5° il n’existe pas de conception marxiste de l’histoire ; 6° il n’existe pas de conception marxiste de la lutte des classes et de l’action révolutionnaire ; 7° il n’existe pas d’explication marxiste de l’histoire contemporaine ; 8° le marxisme dès l’origine n’a pas échappé aux retours et à la contagion de l’idéologie dominante. Cependant, il faut préserver, continuer, renouveler le marxisme. Pourquoi ? A. ne le dit pas — mais nous pouvons donner à cette question une réponse méta-marxiste : parce qu’il faut que les professeurs de « marxisme » préservent et renouvellent non pas leur gagne-pain — ce serait là du marxisme vulgaire — mais leur gagne-vie, leur raison d’être. Sans ce « marxisme », A. existerait-il, et comment ?
Qu’à côté de tout cela, A. ne comprenne rien — et n’ait jamais rien compris — à ce qui, de Marx, reste et restera : la profondeur et l’audace de la pensée, la critique radicale et impitoyable du pouvoir et des formes de pensée établis, l’inauguration — même défaillante, contradictoire, rapidement suicidée — d’une nouvelle position devant la société et l’histoire, bref : à l’élément révolutionnaire chez Marx, naïf qui s’en étonnerait. Ce ne sont pas là des besognes légitimes pour un fonctionnaire idéologique.
Venons-en enfin à ce qui va être notre plat de résistance : le démontage du patchwork, la décomposition de la marqueterie, l’examen à la loupe de la dentelle vénitienne. Le passage dernièrement cité d’A. nous en fournit un premier spécimen.
La « transformation du marxisme après l’effondrement du marxisme de la IIe Internationale » n’est évidemment rien d’autre que la fondation de la IIIe Internationale, donc : position à l’échelle internationale du modèle léniniste, c’est-à-dire bureaucratique-totalitaire, d’organisation au plan pratique, accompagnée de la reconnaissance explicite de la domination du parti russe sur le mouvement communiste international, et du lénino-boukharinisme au plan « théorique » (les deux, longtemps avant qu’il soit question de Staline). Ainsi, la bolchévisation quasi-forcée de tant de partis non russes et leur asservissement à Moscou — accomplie, déjà alors, moyennant essentiellement les pressions, le chantage) les Diktats des Bureaux du Komintern dominés par le P.C.U.S. ; et l’imposition, pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier en général et marxiste en particulier, d’une « orthodoxie » théorique et pratique, sont présentés en douce, à la cantonade comme disait autrefois Althusser, comme exemple et précédent d’une « transformation » qui pourrait renouveler, « ouvrir un avenir véritable », etc. Voilà comment on forme à la vérité et à la rigueur les nouvelles générations.
Un deuxième spécimen, beaucoup plus corsé et complexe, concerne la « crise du marxisme », enfin découverte par A. Notons en passant que le lecteur innocent aura appris à identifier, subliminairement comme on dit, « mouvement ouvrier » et « marxisme », « opposition au marxisme » et « opposition au mouvement ouvrier » (242). Courants et tendances non-marxistes ou anti-marxistes disparaissent ; disparaît aussi le mouvement ouvrier dans les pays (tout à fait négligeables, il est vrai : Angleterre, États-Unis) où le marxisme n’a jamais pu prendre vraiment racine.
Quelle est donc cette « crise du marxisme » ? Les « organisations de lutte de classe révolutionnaires qui s’inspirent de la tradition marxiste » (243), « qui se réclament de Marx » (244) ne se sont pas, curieusement, « et cela, vingt ans après le XXe Congrès ! », « vraiment expliquées sur cette histoire dramatique » (qui a conduit le « socialisme soviétique » à dramatique à « Staline et au régime actuel »). Elles se sont cachées « derrière les formules dérisoires » (« le culte de la personnalité », etc.). Notons en passant encore qu’en novembre 1977 les partis bureaucratiques staliniens et néo-staliniens sont pour Althusser des « organisations de lutte de classe révolutionnaires » théoriciens « marxistes devant cette carence inexplicable, et pendant vingt ans, les théoriciens « marxistes » de l’époque (par exemple, un certain Althusser) n’ont-ils pas essayé de fournir au moins un début d’explication à la fois de cette « histoire dramatique » et de cette « carence » (qui ne saurait être « inexplicable » pour un « marxiste ») ?
Un marxiste précisément, quelque peu fruste, se souvenant que « c’est l’existence sociale des gens qui détermine conscience », chercherait peut-être la réponse à ces deux questions dans « l’existence sociale » des intéressés. Peut-être « risquerait-il l’hypothèse », comme disait autrefois A., que la bureaucratie qui dirige et domine ces « organisations de lutte de classe » ne peut ni ne veut fournir d’explications autres que dérisoires de cette « histoire dramatique ». Peut-être chercherait-il à comprendre pourquoi, et peut-être conclurait-il que les complices directs ou indirects d’une série de crimes n’ont aucun intérêt à en élucider les tenants et les aboutissants et que des gens qui vivent (non seulement au sens matériel) d’une formidable mystification ne sont pas les plus indiqués pour en dévoiler les ressorts. Peut-être enfin — pour s’expliquer le cas d’Althusser lui-même et de ses pareils — se dirait-il qu’il en va de même de leurs fonctionnaires idéologiques, même si, dépassant son marxisme fruste, il parvenait à comprendre que le rôle, la fonction, l’existence de ces derniers obéissent à des impératifs plus complexes (comme déjà les théologiens catholiques n’avaient pas le même rôle que les cardinaux ou les juges de l’Inquisition, lesquels à leur tour confiaient l’exécution des sentences au bras séculier, et dans cette riche et subtile différenciation des fonctions la Chrétienté pouvait vivre comme une grande et heureuse famille, à quelques exceptions inintéressantes près).
Pas comme ça, Althusser. Tranquillisez-vous, ce sont les considérations de ce type, sans doute réalistes et solides, mais peu élégantes et quelque peu sordides, qui sont heureusement promises à disparaître avec le « renouvellement » en cours du marxisme. On continuera les recherches sur les modes de production chez les Papous ; mais si, au lieu de vous interroger sur les lacunes théoriques du Capital et « l’unité fictive » que lui « impose son ordre d’exposition » (249), vous demandez bêtement : à qui donc profite le régime russe actuel ? quels intérêts, quelles positions et situations sociales réelles, cachent les mensonges du P.C.F. et les subtilités de ses idéologues ? vous serez traité de marxiste vulgaire et attardé.
Si les partis communistes continuent les uns de mentir purement et simplement (« se taire et fermer les yeux », p. 245 : noblesse oblige), les autres de semer la confusion (« sauver les apparences », ib.); et si, pendant vingt ans, leurs théoriciens n’ont rien su dire sur cette « histoire dramatique » — eh bien, à tout cela il n’y a aucune raison réelle, sociale, historique, politique. Ce ne sont là que des phénomènes « derrière lesquels apparaît quelque chose de plus grave : l’extrême difficulté (tous ceux qui y travaillent sérieusement le savent) et peut-être même, dans l’état actuel de nos connaissances théoriques, la quasi-impossibilité de fournir une explication marxiste vraiment satisfaisante d’une histoire qui s’est pourtant faite au nom du marxisme… » (244). Sans doute, si Brejnev nie l’existence de la répression psychiatrique et autre en Russie, c’est qu’il se sent incapable d’en fournir une explication marxiste vraiment satisfaisante ?
A. distribue équitablement les coups (244) entre ceux qui voudraient rendre Marx et sa théorie uniquement et exclusivement responsables de ce qui s’est passé en leur nom, et ceux qui les tiendraient pour totalement étrangers à cette histoire (244). Cette banalité a aussi une fonction : laisser de côté l’histoire réelle, braquer la lumière sur les « limites dans la théorie marxiste » et ses « difficultés critiques ». Mais l’astuce est à tiroirs. Ces « limites » et ces « difficultés » n’ont nullement empêché des marxistes depuis fort longtemps (déjà dans les « isolateurs » de Staline pendant les années 1920, en Europe pendant les années 1930 et de nouveau après 1945), de soumettre le régime russe à une analyse s’inspirant du meilleur de Marx et d’y montrer une société d’exploitation et d’oppression soumise à la domination d’une catégorie sociale (« classe », « couche » ou comme on voudra, peu importe), la bureaucratie. Que le mode d’instauration de ce régime, son insertion dans le développement historique général, l’analyse spécifique de son fonctionnement posaient des questions nullement faciles à résoudre dans le cadre de la conception de Marx (et qui la font finalement éclater), c’est un deuxième problème (je m’en suis longuement expliqué ailleurs). Mais, pour un révolutionnaire qui avait vu dans la théorie de Marx) une arme de critique sociale et non pas une incitation à lécher les bottes des Secrétaires généraux russes, chinois, français ou autres, le début du chemin était tout tracé. Début décisif, permettant déjà de dénoncer la mystification du « socialisme » russe, de cesser de parler des P.C. comme des « organisations de lutte de classe révolutionnaire ». C’est ce que Althusser, pendant vingt ans, n’a pas fait. Et que dit-il maintenant ? A peu près ceci : Nous ne disposions pas d’une théorie vraiment satisfaisante de l’origine des espèces ; aussi, avons-nous tout fait pour vous persuader que les loups étaient des moutons. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nier que la question de savoir quelle espèce d’animal sont les « moutons réels » se pose ; mais ce qui est vraiment urgent, c’est de parler des lacunes et des difficultés critiques du néo-darwinisme.
Mais la mystification-gigogne d’A. est inépuisable. La crise du marxisme, on l’a vu, est constatée à partir de l’impossibilité de fournir une explication marxiste de l’histoire effective « faite en son nom » — soit, essentiellement, de la Russie. On s’attendrait donc à voir A. parler de cela, détailler et analyser cette impossibilité. « … on peut dire que, pour nous, très schématiquement, la crise du marxisme s’est nouée dans les années trente : et, en même temps qu’elle se nouait, elle était étouffée « (246, soul. dans le texte). Vous pensez peut-être qu’Althusser vise l’installation définitive du régime stalinien, la consolidation du pouvoir de la bureaucratie dans la réalité sociale russe, le déclenchement de la terreur totalitaire illimitée accompagnée de l’invocation du « socialisme » et du « marxisme » ? Vous n’y êtes pas du tout. La tangente est prise de nouveau, et l’astuce ici est de mêler « Staline » à l’affaire — mais il faut voir comment : « C’est dans les années trente que le marxisme, qui auparavant était encore vivant de ses contradictions mêmes, a été bloqué et fixé dans des formules « théoriques », dans une ligne et des pratiques politiques imposées aux organisations ouvrières par la direction historique du stalinisme. En réglant les « ‘problèmes » du marxisme… à sa manière, Staline leur a imposé des solutions qui ont eu pour effet de bloquer la crise provoquée ou renforcée par elles. En faisant violence à ce qu’était le marxisme dans son ouverture et ses difficultés mêmes, Staline provoquait une grave crise dans le marxisme, mais, par les mêmes moyens, il la bloquait et empêchait qu’elle éclate » (246-247).
Que s’est-il donc passé dans les années trente en Russie ? Eh bien, Staline a bloqué et fixé le marxisme dans des formules théoriques. Il a fait violence à l’ouverture et aux difficultés du marxisme. A qui d’autre ? On ne sait pas. (Peut-être battait-il ses femmes ?) Il a imposé des solutions aux problèmes du marxisme en les réglant à sa manière. A-t-il imposé autre chose ? C’est probablement secondaire. A-t-on des exemples de ces problèmes du marxisme et de la « manière » de Staline ? Oui, Althusser est assez bon pour en fournir un quelques pages plus loin : les difficultés de la philosophie de Marx qui « ont ouvert la voie au positivisme et à l’évolutionnisme, dont le chapitre de Staline sur Matérialisme dialectique et Matérialisme historique a fixé et figé les formules pour trente ans » (250).
Est-ce qu’A. ne tombe pas ici dans cette « explication dérisoire » qu’est « le culte de la personnalité » ? Il y tombe en effet, mais, comme on le verra dans un instant, sous une forme à la fois plus subtile et plus stupide — c’est ça, le talent — que la forme habituelle. « Nous ne pouvons… nous tirer d’affaire en nous contentant d’invoquer le rôle de Staline… un individu nommé Staline… » (247). Comment alors nous tirer d’affaire ? C’est tout bête, il suffisait d’y penser : en nous rendant à l’évidence. « Durant cette longue épreuve… « dans les années soixante »… nous avons dû, les uns et les autres… nous rendre à l’évidence. Cette évidence, c’est que notre tradition théorique n’est pas « pure » mais conflictuelle… » « Nos auteurs (sc. : Marx, Lénine, Gramsci et Mao — oui, Mao, C. C.)… nous ont donné… une œuvre comportant des principes théoriques et des analyses solides à côté de difficultés, de contradictions et de lacunes… », une théorie « marquée » par l’ « idéologie dominante », qui n’a pas pu « échapper aux retours et aux contagions de cette même idéologie dominante » (247-248).
On remarquera en passant que si, « pendant les années soixante », Althusser « se rendait à l’évidence », c’était en quelque sorte un plaisir solitaire. En public, étaient anathémisés et foudroyés ceux qui ne voyaient pas la totalité unifiée et achevée de la théorie marxiste, la science de l’histoire, le continent du matérialisme historique, etc. Mais la manière dont les néo-ex-néo-staliniens récrivent l’histoire en général et leur histoire personnelle en particulier n’innove pas sur la misère humaine depuis l’origine des temps, et il n’est pas instructif de s’y attarder. Ce qui l’est, par contre, est la manière d’escamoter l’histoire effective et les problèmes réels par cette « montée aux extrêmes » pseudo-théorique. Le rôle, certain mais insuffisant, de Staline dans la « crise du marxisme » — laquelle, le lecteur l’aura remarqué, a déjà complètement changé de nature sous nos yeux — trouve sa condition ultime de possibilité dans le caractère « conflictuel » de la théorie de Marx, ses « contradictions », « lacunes », « contagions par l’idéologie dominante », etc. Donc : « crise du marxisme » = rôle de Staline + lacunes contradictions, contaminations de la pensée de Marx = un individu nommé Staline + un individu nommé Marx. L’histoire universelle depuis soixante ans a été ce qu’elle a été parce que Staline a bloqué dans des formules fixes et figées les difficultés, lacunes et contradictions de la pensée de Marx. Althusser a enfin trouvé ce concept doublement introuvable : le culte de la personnalité théorique.
A un malheureux Anglais, choisi il y a quelques années comme tête de turc, Althusser enseignait superbement cette vérité originale et profonde : « ce sont les masses qui font l’histoire », « la lutte des classes est le moteur de l’histoire ». Masses, et lutte des classes — plus généralement, facteurs social-historiques — qui brillent par leur absence dans le pensum d’A. Qu’est-ce que les masses ont fait en Russie — et qu’est-ce qu’on leur a fait ? Surtout, qui le leur a fait ? Mystère.
Dans tout ce texte, on cherchera en vain le mot : bureaucratie. Mot qui fonctionne, du reste, comme un discriminant dans le Colloque de Il Manifesto. Utilisé franchement et clairement par les dissidents — le polonais Baluka, par exemple parle de bureaucratie et de régime bureaucratique (88, 91) — il est évité par la plupart des autres intervenants. L’inénarrable Bettelheim continue ses litanies sur la « bourgeoisie d’État » (autant parler des chaussures d’un cul-de-jatte). Un philosophe lukacsien, I. Meszaros, met on garde contre « le terme magique de « bureaucratie »… qui ne peut non plus expliquer (!)… la nature du pouvoir politique dans les sociétés post-révolutionnaires » parce qu’il offre « une petitio principii de déterminations complexes causales comme l’explication causale elle-même » ! (120-121 ; soul. dans le texte). A quoi sert la philosophie ? A vous apprendre qu’appeler un chat un chat, c’est une petitio principii. Quant aux motifs de cet évitement du terme bureaucratie : « on ne parle pas de corde dans la maison du pendu », disent les Français, et les Grecs : « si tu accuses ta maison, elle tombe sur ta tête. »
Je n’ai malheureusement pas la place de m’étendre sur les découvertes d’A. (249-250) concernant la prétendue « présentation comptable » par Marx de la théorie de la plus-value — qui est, en réalité, son exposition-analyse économique (et Marx, dans Le Capital, faisait de l’économie), sinon pour rappeler et affirmer qu’elle est strictement indissociable de ce qui la précède (théorie de la valeur-travail) et de ce qui la suit (analyse des tendances ou des « lois » de l’économie capitaliste). Déjà, Lire le Capital montrait amplement qu’A. et ses complices ne comprenaient ni ne connaissaient rien à l’économie : pas plus à l’économie effective, qu’à la prétendue science économique, marxienne ou bourgeoise. On en a maintenant une nouvelle démonstration : A. veut détruire ce qui est la pierre angulaire de l’économie de Marx, sans se demander ce qui va se passer avec le reste de l’édifice.
Enfin : « Nous pouvons le dire : il n’existe pas vraiment de « théorie marxiste » de l’État. » Bien que cette question soit « au cœur de la pensée politique » de Marx et de Lénine, on ne trouve chez eux qu’ « une démarcation et une définition essentiellement négatives ». « Il y a quelque chose de pathétique… à relire la conférence prononcée par Lénine sur l’État, le 11 juillet 1919, à l’université Sverdlovsk. Lénine insiste : c’est une question très embrouillée, très difficile, embrouillée par les idéologues bourgeois… » (250-251). Il y a aussi et surtout quelque chose de plus pathétique encore à constater que, en même temps que Lénine insistait pathétiquement sur le caractère très embrouillé et très difficile de la question de l’État, il rédigeait et mettait en application des décrets nullement embrouillés fondant et organisant la Tchéka et les premiers camps de concentration. Le pathétique, le dramatique reviennent souvent sous la plume d’Althusser : drame de Marx aux prises avec les énigmes de la théorie, drame de Lénine devant les difficultés de la théorie de l’État, l’obscurité des termes « machine » et « Appareil ». Et ne venez pas, misérables humanistes, nous parler des pseudodrames du peuple russe et des autres (contingents et accidentels, comme l’ « histoire », 244).
L’évolution effective de la Révolution russe n’a rien à voir avec des « lacunes théoriques » quant à la nature de l’État ou le sens des termes « machine » et « Appareil ». Du point de vue qui est seul pertinent à cet égard : du point de vue pratique, les choses étaient suffisamment claires — et, par-dessus tout, pour Lénine lui-même précisément. Le problème qui se posait, en 1917, en Russie n’était pas l’insuffisance des distinctions des « types d’État », ni des « démarcations et « des définitions essentiellement négatives » (250). (A. se moque effrontément de son monde : il n’y a rien d’ « essentiellement négatif » dans la définition d’Engels reprise par Lénine sur l’État, groupes d’hommes armés et prisons, servant à opprimer une classe par une autre. Sommaire, tant que l’on veut ; n’allant pas, et de loin, au fond des choses, tant que l’on veut. Amplement suffisante en tout cas pour conclure, déjà à l’époque où A. devait aller à l’école primaire, que l’État russe aujourd’hui est là pour opprimer une classe au profit d’une autre, et pour se poser la question : quelle classe opprime et quelle classe est opprimée ?) Et que disait donc « positivement » Lénine dans L’État et la révolution (écrit, comme on sait, peu avant Octobre) ? Que l’ « État » révolutionnaire ne pouvait être constitué que par les communes, les Conseils ou les Soviets, le peuple en armes, que tous les « fonctionnaires » devaient être élus et révocables à tout instant, et ne pourraient avoir aucun privilège matériel (le salaire moyen d’un ouvrier). Peu importe, pour l’instant, de savoir si l’instauration effective d’un tel « État » aurait « suffi » ou non pour que la Révolution suive un autre cours. Ce qui importe — et qu’A., une fois de plus, passe sous silence — c’est :
a) que les ouvriers et les paysans russes avaient effectivement constitué des organes d’auto-gouvernement (Soviets, comités de fabrique) vivants et actifs,
b) que ce sont le parti bolchevique, Lénine et Trotsky en tête, qui les ont réduits, domestiqués, vidés de leur substance. Dès le lendemain d’Octobre, entre le pouvoir de son parti et celui des organes des masses, Lénine — même s’il a continué à s’interroger sur l’obscurité des termes « machine » et « appareil » — n’a pas hésité un instant. Et certes, il ne s’agit pas d’un « individu nommé Lénine » : un parti léniniste, un parti organisé bureaucratiquement et hiérarchiquement, basé sur l’idée (la superstition) qu’il possède la vérité, est nécessairement et totalement incompatible avec le pouvoir d’organismes autonomes des masses. Il ne peut viser qu’à les étouffer, au mieux à les utiliser comme instruments et courroies de transmission et de « mobilisation ». Voilà ce qu’il s’agissait d’escamoter, derrière les abîmes de la question de l’État en général.
Résumons-nous. Ce que l’on vise à camoufler par tout cet appareillage n’est que trop clair. Qu’il y a eu, en Russie (et maintenant, dans une foule de pays), reconstitution de la division de la société, naissance d’un nouveau groupe dominant. Que sa naissance est de loin antérieure au pouvoir d’un individu nommé Staline. Qu’elle a eu lieu essentiellement dans et par la pratique du parti bolchevique (de Lénine et de Trotsky), moyennant son accaparement du pouvoir politique. Que cet accaparement, allant de pair avec l’émasculation, la domestication et l’asservissement des organes autonomes des travailleurs créés pendant la Révolution (Soviets, comités de fabrique), s’est évidemment accompagné de l’accaparement de la gestion et de la disposition de l’appareil de production contre les travailleurs. Que la reconnaissance de ces faits détruit la « science du matérialisme historique », montrant qu’une couche dominante peut naître tout à fait en dehors des « rapports de production » (évidemment, elle doit aussi s’emparer, d’une manière ou d’une autre, des « conditions de production et de reproduction de la vie matérielle » : pardi ! il faut bien se nourrir, et se nourrir bien, comme il faut bien nourrir, armer et payer le K.G.B.). Que les conditions idéologiques de cette évolution – le mot « idéologique » étant, du reste, tout à fait inapproprié ici -, pour autant qu’elles ont joué, ne sont pas à chercher dans des « lacunes » de la théorie de Marx, mais bel et bien dans des aspects « positifs » de cette théorie (que j’ai relevés ailleurs depuis longtemps), qui s’originent dans son ancrage dans l’univers des significations imaginaires capitalistes et en font, en un sens, le passage à la limite de cet univers (loin d’être des simples « contagions par l’idéologie dominante », comme dit Althusser).
Il s’agit, pour ne citer que quelques points essentiels : de l’adoration de la « rationalité » capitaliste, de la technique et de l’organisation ; de la croyance en des lois de l’histoire (induisant l’ « inévitabilité du socialisme ») ; de la correspondance univoque état des forces productives — classes — partis — théorie — direction ; du postulat de l’homogénéité du « prolétariat » et de l’homogénéisation graduelle de la société capitaliste ; de l’élimination du problème politique authentique et profond, comme problème de l’institution de la société, comme problème de la justice. Tout cela ne relève ni de « lacunes » qui pourraient être comblées, ni de « contradictions » qui pourraient être résolues, ni de « limites » qui pourraient être dépassées, ni de « contagions » qui pourraient être aseptisées. Tout cela c’est le marxisme — le vrai, l’authentique, comme corps de doctrine — qui est, comme tel, l’obstacle le plus formidable que rencontre toute tentative de reconstruction d’un mouvement révolutionnaire. Et ce marxisme, personne ne s’étonnera qu’Althusser veuille le préserver comme nom-fétiche, tout en traitant, en fait, Marx en chien crevé.
Août-septembre 1978.