Article de Christian Descamps alias Serge Mareuil paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 35, janvier-mars 1964, p. 121-122
Ce livre passionnant n’est pas, comme le dit Guérin lui-même dans la préface, l’histoire du Front Populaire mais une contribution à l’histoire par un des hommes qui a contribué à la sécréter. Mais l’auteur ne peut s’empêcher de replacer les événements qu’il a vécu dans un cadre historique, donc théorique.
Dans le prologue, Guérin situe l’événement dans le contexte national et international. Pour ce faire il raconte sa découverte du socialisme, ses premiers contacts avec Blum. Tout de suite Guérin a vomi l’électoralisme de son parti, la S. F. I. O. Ainsi il acquiert bien vite la nausée des salades et des échecs électoralistes et il rejoint la gauche de la S. F. L O., groupée autour de Marceau Pivert qui défend un socialisme libertaire. Pendant la montée du fascisme en Allemagne leur groupe oppose le pacifisme révolutionnaire à la fois aux pacifistes bêlants et aux va-t-en guerre de leur propre parti. Aussi sans cesse vont-ils se trouver affronter les problèmes que posait en France la création d’un Front commun antifasciste qui ne soit pas une machinerie patriotarde. La capitulation du P. C. en Allemagne, qui n’a pas craint pendant une première période de s’allier à n’importe qui — y compris les fascistes — contre les sociaux-démocrates ouvrait la voie à la réaction.
La peste brune apparaissait en France, sanglante, avec la soirée du 6 février 1934. Mais à ce moment Guérin s’était retiré du groupe dans lequel il militait — à moitié à l’aise d’ailleurs — pour écrire « Fascisme et Grand Capital » ; livre qui reste l’une des contributions les plus importantes à l’analyse du phénomène fasciste. Le gouvernement français réarmait, sous le prétexte du « si l’autre le fait, pourquoi pas moi ? ». Staline n’ayant pas réussi à se lier avec Hitler, s’allie avec Laval, cocufiant les communistes allemands avec son cynisme habituel. Le P. C. F. retournera sa veste mitée et se mettra à soutenir Laval. Alors commencent les embrassades impudiques des staliniens et de la bourgeoisie radicale. Les partis de gauche avaient la possibilité de rayer de la carte malodorante de la politique le parti radical, ils le renflouèrent.
Mais en Afrique, en Asie, les peuples colonisés poussaient leurs premiers balbutiements vers la libération. Leurs cris de haine n’ont pas été entendus par l’immense majorité des travailleurs, ils ont été étouffés par les partis traditionnels. Quinze ans plus tard, les guerres coloniales en étaient la rançon.
Pendant les grèves de juin 36, Guérin était responsable d’un comité intersyndical de la C. G. T. Guérin passe trop brièvement sur l’immense mouvement que furent les occupations d’usines, mais il montre clairement qu’une « révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer. » Alors que les ouvriers avaient formulé concrètement l’idée d’appropriation de leurs usines, les décisions des machines bureaucratiques étouffèrent ces idées en truquant les résolutions adoptées. Celles-ci furent réduites à un appel à la réquisition et à la remise en marche des entreprises sous autorité gouvernementale.
Guérin démasque implacablement les vipères déguisées en amis qu’étaient les membres du gouvernement Blum qui s’étaient installés dans l’Etat pour éviter la guerre de classe. Il montre le rôle du P. C. brisant les grèves. Le parti S. F. I. O., en s’intégrant à ce gouvernement qui avait pour fonction de sauver les classes dirigeantes, devenait la filiale de ce gouvernement. Il dénonce l’erreur de la participation du leader de l’opposition de gauche dans la S. F. I. O., Marceau Pivert, au gouvernement. Ce faisant, il brouillait les cartes, il se liait à un gouvernement qu’il ne pouvait plus dénoncer. Il se trouvait marié à ce gouvernement qui, sous le prétexte du « risque de guerre », livrait l’Espagne à Franco. Ce gouvernement, lui, faisait massacrer les manifestants anti-fascistes par sa police. Pour Guérin et pour ses camarades de la gauche révolutionnaire la vie dans le parti S. F. I. O. devenait impossible. Ils hésitaient pourtant à scissionner, ils hésitaient aussi à rejoindre la fantomatique IVe Internationale. Ils voulaient participer au Front Populaire des masses, à celui de Juin 36, pour ce faire lutter contre le Front Populaire deuxième manière, celui de Blum. Ils voulaient rester dans le mouvement pour être le cri des révolutionnaires étranglés par Staline en Espagne, pour être la haine des colonisés que l’on abandonnait, pour être la voix des travailleurs français. Mais quand la gauche révolutionnaire soutenait les grévistes elle devait combattre les flics de Blum et les nervis du P. C. ; quand la gauche révolutionnaire rejetait l’union sacrée, c’était encore à Blum qu’elle s’opposait.
La dernière partie du livre raconte l’exclusion de la gauche révolutionnaire de la S. F. I. O. et la formation du P. S. O. P., tentative à mi-chemin entre le trotskysme et le socialisme libertaire. Mais après Blum, Daladier aidé par le P. C. va entraîner les masses dans la guerre. La gauche révolutionnaire avait mis trop de temps à briser l’alliance qui la mariait à Blum, elle était restée trop longtemps dans la grande maison, séduite par le mythe de l’efficacité. Elle ne sera pas prête lors de l’échec de la grève générale de 38, dernier sursaut révolutionnaire saboté par les staliniens ; cette grève qui donna aux masses une psychologie de vaincus. En Espagne, aussi les dernières braises révolutionnaires étaient en train de s’éteindre. La guerre arrivait. Guérin termine son livre sur la description des tentatives d’actions pacifistes révolutionnaires auxquelles il a pris part.
Guérin a l’immense mérite de traiter les problèmes dans les termes dans lesquels ils s’offraient à lui, militant révolutionnaire. Son style est facile à lire, et rendra le livré abordable à beaucoup de gens. On peut regretter qu’il passe trop vite sur les problèmes de fond, ou qu’il les laisse de côté. Mais c’était inévitable étant donné le caractère que Guérin a voulu donner à son livre : non pas étude théorique, mais témoignage d’une expérience réelle. Comme tel il aura peut-être une efficacité plus grande, pour démystifier ce que Guérin appelle, dans sa Préface, le « mythe toujours vivant » du Front Populaire.
SERGE MAREUIL.