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L’ère des communications

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 39, avril 1962, p. 7-8


Nous sommes à l’ère des communications, des relations de plus en plus rapides entre un pays et un autre, des possibilités de dialogue de plus en plus grandes.

Depuis le téléphone jusqu’à la radio et la télévision, tous ces moyens techniques permettent aux hommes de communiquer et on en vient maintenant à chercher à entrer en relations avec d’autres planètes. Grâce à une invention récente, le « laser », qui permet d’obtenir des sources lumineuses d’une puissance extraordinaire, on envisage en URSS d’envoyer des signaux visibles à des dizaines d’années lumière.

On a vu dernièrement à la télévision trois paysans, un français, un allemand et un italien, chacun restant chez lui, se parler des problèmes de leur vie. On peut bavarder par téléphone avec un ami à New-York, appeler par radio l’équipage d’un navire au fin fond des océans ou celui d’un avion en plein ciel, on peut entendre Glenn ou Titov de leur cabine, mais ce qu’on a de plus en plus de mal à faire c’est parler à son voisin de palier, à ceux qui vivent dans le même immeuble, travaillent dans la même entreprise, subissent les mêmes événements. Avec ceux-là à qui tout vous lie, vous pouvez de moins en moins communiquer.

Au fur et à mesure que les techniques de communication se développent, la société les utilise pour cloisonner, isoler les individus. L’homme moderne est à la fois mis en relation avec le monde et les hommes et coupé de ses contemporains.

Dans le travail industriel, à l’usine, tout est organisé pour que l’ouvrier ne quitte pas sa machine et de plus le bruit ambiant est un obstacle supplémentaire à toute conversation.

Dans de grosses entreprises qui emploient surtout du personnel de bureau, on voit les dactylos dans des cages de verre, écouteurs aux oreilles, qui tapent le courrier enregistré sur magnétophone. Coupées du monde, elles se voient à travers les cloisons, mais il leur est impossible de communiquer, si ce n’est peut-être par gestes. Elles passent ainsi leur journée, enfermées dans leur cage avec leur machine et leur magnétophone. Même le contact avec la personne qui dicte le courrier n’existe plus.

Dans les magasins pratiquant le self-service, il n’y a plus de dialogue
avec les vendeuses qui ont été supprimées, et on voit des femmes, cabas en mains, errer d’un rayon à l’autre d’un air à la fois vague et préoccupé, certaines, les plus âgées, marmottant à voix basse. Les seules paroles entendues sont prononcées par les caissières, qui d’ailleurs ne disent à longueur de journée que des chiffres : 4,90 et 10 qui font 5 et 5 qui font 1000.

Tout est fait pour que vous n’adressiez plus la parole à votre voisin.
Dans les grands centres, certains finissent par mourir de solitude et d’isolement, au point qu’un de nos contemporains a eu l’idée de créer une permanence téléphonique, où chacun peut, à toute heure du jour et de la nuit, trouver quelqu’un à qui parler ; ce quelqu’un encore est-il réduit à une oreille qui écoute et une voix qui répond…

Des flots de paroles et de musique sont déversés par toutes les techniques modernes – radio, télé, disques – pour couvrir ce grand silence qui entoure chacun de nous. Dans les magasins, chez eux, dans leur voiture, les gens ont la radio qui leur parle et on a même vu les piétons se promener avec des transistors, petite boîte à faire du bruit qu’ils transportaient partout avec eux.

Parler aux gens devient un acte incongru. Parler à des inconnus dans le métro, dans la rue, paraît un signe de déséquilibre mental. Vous entendez dire couramment : « il y avait un excentrique qui faisait des discours dans la rue » ou « j’ai été interpellé par une folle dans le métro ».

Cette société obéit à deux impératifs : d’une part la nécessité de grouper des individus en nombre de plus en plus grand, et d’autre part une politique qui consiste à les isoler les uns des autres. Après les avoir rassemblés soit dans la production, l’enseignement, la propriété collective des immeubles, la construction de grands ensembles (le pavillon individuel est voué à disparaître), il faut éviter à tout prix qu’ils se lient. Autrement dit, elle transforme les gens en appendice de la machine dans la production et en consommateur de machines (radio, télé, aspirateur, moulin à café électrique,voiture, etc…) dans la vie quotidienne.

C’est contre cette déshumanisation totale, quelle que soit la forme qu’elle prenne, que chacun de nous doit lutter dans toutes ses activités, tous les jours, à chaque instant.

Il ne s’agit pas de refuser le progrès, mais de réapprendre à vivre ensemble, à parler ensemble et à décider ensemble.

Ce n’est pas le développement technique qu’il faut supprimer mais l’organisation sociale capitaliste qui le transforme en moyen d’asservissement des hommes.

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