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Pablo Rouy : Carte de Séjour. Rachid, la petite bique

Article de Pablo Rouy paru dans Gai Pied Hebdo, n° 275, du 20 au 26 juin 1987, p. 26-27


Rachid Taha, le chanteur-leader de Carte de Séjour est un vieux pote à moi. On s’est flashé dans les années 80, quand son groupe donnait des concerts en banlieue parisienne. Grand déconneur et provocateur en diable, Rachid parle avec humour et sans ambage de la situation des Arabes en France, du code de la nationalité, et d’homosexualité. Tout à fait le genre d’amant arabe dont on rêve !

Les biques

« Est-ce que je suis un beur ? » me dit Rachid. « Je réponds par la phrase d’un copain : « J’ai déjà du mal à être arabe à l’endroit. Comment veux-tu que je sois arabe à l’envers ! Le mot beur, je m’en fous. Les médias ont besoin d’étiquettes, mais ça fait des années qu’on emploie ce mot en banlieue. Entre nous, on s’appelle des biques, comme vous des pédés. Carte de Séjour n’est pas un groupe beur, mais bar ! (Rires.) En arabe, bar veut dire le puits où on se désaltère quand on a soif. Ceux qu’on appelle la deuxième génération ont les mêmes envies, les mêmes plaisirs que tout le monde, mais on leur refuse tout à cause de leur gueule. Il faut arrêter cette haine entretenue par les médias, les partis et les journalistes comme Louis Pauwels. Depuis la mort de Coluche, hélas, il n’y a plus personne pour gueuler contre ça ! »

SOS Racismes

« On va jouer à leur fête du 20 juin… à condition de ne pas être en play-back ! SOS est une « assoce » antiraciste, comme le MRAP, la LICRA ou la Ligue des droits de l’homme. Les autres sont peut-être moins branchés ou moins médiatiques, mais elles font du bon boulot aussi. On ne veut pas quand même qu’avec SOS ce soit la quinzaine du beur (rires) ou la semaine de l’immigration ! J’aimerais un mouvement antiraciste, plus puissant, sans classifications et avec des positions plus claires. De toute façon, ce n’est pas le moment de baisser les bras. Le climat n’a pas changé, le racisme est plus en demi-teinte. Maintenant on s’attaque aux gens atteints de sida. Les délires de Pasqua et Le Pen servent à diviser et faire peur aux gens pour qu’ils ne baisent plus. Sans doute qu’ils ne veulent pas que leurs femmes les trompent avec des Noirs ou des Arabes. Je viens de me faire traiter de pédé en concert quand j’ai chanté Ramsa. J’ai dit : « Oui, je dédicace cette chanson à tous les homosexuels ! » Bientôt, je vais chanter This is a gay song pour This is a raï song ! (rires).

Le code de nationalité

« Le code de la nationalité ? » C’est l’arbre qui cache la forêt. Crois-tu que Pasqua est digne d’être français ? (Rires.) Ce gouvernement veut mettre la population dans des ghettos avec des vrais et des faux Français. C’est encore une façon de liquider des individus comme on le fait déjà en empêchant les Arabes de se loger, ou de trouver un travail, à cause de leur faciès. On veut les dégoûter pour qu’ils se barrent de France ! Je suis d’accord avec ceux qui réclament le droit de vote pour les immigrés aux élections municipales, comme ça se passe en Hollande. Même si on dit qu’on n’en a rien à foutre de la politique, il faut que les beurs s’inscrivent et votent aux élections. La seule façon de montrer son dégoût ici, c’est de voter. Je pense que la troisième génération aura moins de problèmes. J’ai fait un bébé avec ma copine française, c’est pour ça qu’on a appelé notre dernier album 2 1/2. Nos parents étaient les facteurs de production, nous on est considéré comme les facteurs de délinquance ! (Rires.) La montée de l’Islam ? Il n’y a pas d’ascenseur là-bas ! (Rires.) En fait, l’intégrisme est partout. Dans les pays arabes, mais ici aussi. Les gens veulent être assistés. Ils sont masos ! »

La pop française

« Pas terrible ! Le son est meilleur. Les Français copient les Anglais, mais ne mélangent pas beaucoup leurs musiques. Contrairement aux Anglais qui, depuis déjà pas mal de temps, intègrent les musiques hindoues, pakistanaises, black ou jamaïcaines. On ne peut pas dire qu’on entend Fella autant que Stéphanie ! Il reste beaucoup de travail à faire sur les mentalités. Carte de Séjour a du mal à passer dans les radios, bizarre ! On est pourtant tout prêts à passer dans émissions de télé à forte audience. Si c’est le seul moyen de se faire connaître, pourquoi pas ! Le rock anglais a un contenu social, pas le français. Téléphone, Indochine, à la limite, c’est hard par rapport à tous les autres ! (Rires.) Après tout, ils n’ont peut-être rien à dire, ou bien préfèrent-ils les chansons d’amour ? C’est vrai que s’appeler Carte de Séjour et faire de la bonne musique, c’est déjà une provocation ! »

Douce France

« C’est une chanson émouvante, une chanson d’espoir. Nous l’avions chantée à la première fête des potes à la Concorde, avant de l’enregistrer. Et comme Jack Lang et Charles Trenet étaient partants, nous l’avons fait distribuer à tous les députés de l’Assemblée nationale. Ils n’ont jamais le temps d’acheter des disques, alors on leur a rendu ce petit service, pour leur dire qu’on existe. Voilà, c’est une pièce à ajouter au dossier sur le code de nationalité ! Mais je suis un saltimbanque. Je ne veux pas prendre la tête des gens avec des chansons à message. Et puis on n’est pas toujours sincère, on se trompe. En fait, mes chansons sont assez ombrageuses. Dans mon dernier album 2 1/2, je réhabilite le Raï quand il était chanté par les femmes. Elles parlaient de sexe et d’alcool. Ça avait une autre portée, que lorsqu’un type le chante. Car lui, il est libre de sortir, d’aller dans les bars. Alors que pour une femme arabe, c’était une vraie provocation. Je parle des flics aussi, comme dans tous mes disques, parce que c’est un problème civique et chronique. Vraiment si cette loi sur le code de nationalité passe un jour, j’espère que tout le monde va se mobiliser, et pas seulement nous. La violence peut être un cri…

Les pédés

« Qu’est-ce qu’ils ont les pédés ? Ils sont malheureux ? Ils veulent qu’on les aime ? (Rires.) Ma littérature préférée, c’est Jean Genet qui écrit comme un Oriental, et tous les poèmes orientaux qui ne parlent que de ça ! Un proverbe arabe dit : « Rien ne vaut le dos d’un homme et le ventre d’une femme (rires). La littérature arabe, en particulier les soufis, évoque très souvent les histoires d’amour entre hommes. Mais le mot homosexuel est aussi un mot pour désigner une minorité. Pourquoi l’hétérosexuel ne serait-il pas aussi une minorité ! C’est la société qui désigne ce qui est permis. Quand on est un homme libre, on essaie tout. J’ai tout essayé : j’ai baisé avec des mecs il y a très longtemps, quand j’étais môme, et même plus grand ! (Rires.) Je n’y prenais pas de plaisir. Ça ne m’intéressait pas. Il faut une histoire d’amour, de l’émotion, de la sensibilité. On peut être homosexuel sans passer à l’acte. Est-ce que l’homosexualité n’est qu’un acte ? Non ! L’homosexualité dans les pays arabes est très pratiquée, mais à la limite elle est forcée, puisque les femmes ne sortent pas. Un peu comme dans les prisons. Être hétéro à 100 %, ça ne veut rien dire ! Se branler, c’est pas de l’homosexualité, franchement ! Avec qui tu baises ? Avec ta main ! Tous les Arabes ne sont pas homosexuels. Mais l’hétérosexualité, c’est quoi ? De la psychanalyse ! Si personne n’avait de réticences, il n’y aurait plus de problèmes. Le film My Beautiful Laundrette est génial là-dessus. Pourquoi les Français ne font pas des films comme ça ? »

Propos recueillis
entre deux pastis
par Pablo ROUY

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