Textes parus dans Choisir la cause des femmes, n° 68, août-septembre-octobre 1985, p. 2-3
L’histoire de Nora
Que savons-nous de Nora ? Qu’elle a 19 ans ; qu’elle est lycéenne ; qu’elle est l’aînée d’une famille nombreuse (plusieurs frères et, au moins, une sœur) ; qu’elle a passé sa petite enfance en France ; qu’elle vit désormais dans une bourgade de l’Est algérien, coincée entre une mère malade (qui la bat), un père autoritaire (qui la tuerait si elle essayait de s’enfuir) et une sœur qui la déteste (parce qu’elle réussit mieux qu’elle dans ses études)…
Nora croit avoir vécu une grande passion avec un garçon qui avait, comme elle, envie de « sortir de son trou ». Ils ont, semble-t-il, beaucoup fait l’amour. Nora s’est aperçue qu’elle était enceinte. Le garçon lui a d’abord proposé de partir avec lui. Puis il a disparu…
Histoire banale. Vécue par des millions et des millions de jeunes filles, à travers les siècles et aux quatre coins du monde…
D’où vient qu’en recevant la première lettre de Nora, à la fin du mois de juin, nous ayons été, toutes, si bouleversées? Etait-ce l’écriture malhabile qui avait tracé sur l’enveloppe (une fois la lettre cachetée, par conséquent) ces quelques mots : … « C’est très urgent, je vous en supplie… » ? Etait-ce le récit détaillé du malheur de Nora qui couvrait quatre pages très serrées ? Etait-ce un ton désespéré qui ne s’invente pas ?
Toujours est-il que nous avons été plusieurs à écrire à Nora, aux bons soins de ce commerçant dont elle nous avait donné les coordonnées.
En même temps, nous prenions contact avec une avocate algérienne dont nous connaissions les sentiments féministes. Nous lui demandions d’essayer d’approcher Nora et de lui venir en aide. Nous n’avons jamais eu de réponse de cette avocate qui a, sans doute, hésité à ajouter une difficulté supplémentaire à celles qu’elle a choisi d’affronter chaque jour, en exerçant, là-bas, un « métier d’homme »…
Nora, elle, a répondu à Monique Petit, au début du mois d’août. Une lettre plus brève que la première, mais aussi plus inquiétante. Elle écrivait « … Je souffre car même les larmes m’ont quittée… » Et surtout : « … Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est la façon de procéder lorsque la rentrée (scolaire, NDLR) se présentera. Mon ventre n’est pas tellement visible, je peux encore tenir le coup un ou deux mois mais après, comment vais-je faire ? … » Nous avons immédiatement écrit à nouveau à Nora, pour ce fil tenu, entre elle et nous, ne soit pas rompu… Mais nous n’avons pas reçu de réponse…
Certaines d’entre nous ont commencé à douter. Nora avait écrit, dans sa première lettre : « Je suis enceinte et j’ai oublié de vous dire que je suis encore vierge : c’est tout ce qui me reste… » Cette incohérence les a troublées. Avons-nous eu affaire à une mythomane ? A une jeune fille un peu « dérangée » ? … Ou bien cette incohérence n’est-elle pas plutôt le signe d’un immense malheur qui embrouille tout, qui fait dire n’importe quoi, qui est, déjà, bien au-delà des mots ? …
Si nous avons décidé d’accorder, dans ce journal, une telle place à Nora, c’est ce que son histoire fait partie de notre histoire… Si elle nous a menti, ses phantasmes font tout de même partie de son histoire, donc de la nôtre. Et si Nora a dit la vérité, elle est peut-être déjà morte, au moment où nous doutons encore d’elle…
Deux lettres d’une lycéenne algérienne de 19 ans nous bouleversent
Première lettre
C’est très urgent,
Je vous en supplie, aidez-moi.
Je ne sais par quoi commencer, tout dans ma tête est embrouillé, je vous écris car je n’ai plus autre chose à faire et comme par hasard je viens de lire le livre édité par Gisèle Halimi « La cause des femmes » et étant donné mon état, j’ai décidé de vous demander aide. Je vais essayer si je le puis encore, vous dire qui je suis et quel est mon problème mais avant ça je vous demanderais de rien en faire car ma vie serait mise en danger.
Je suis une jeune Algérienne de 19 ans qui a un problème et qui est seule à l’affronter et pour ceci, je demande votre aide et votre attention. Je suis étudiante au lycée, plus précisément je vais être en classe de terminale mais dans la situation où je suis je ne pense guère revoir un jour le lycée.
Je vis dans une famille plus ou moins enfermée et je suis l’aînée de la maison et ceci ramène des problèmes atroces.
J’ai beaucoup de problèmes avec mes parents et mes frères mais le plus grand problème est celui que je vais vous citer. Tout a commencé il y a un bon bout de temps et tout ceci étant la cause de mes parents, j’ai décidé de fréquenter quelqu’un en espérant que celui-ci m’aiderait à supporter le peu de temps qui me reste à vivre avec mes parents. J’ai donc connu un jeune homme qui avait les mêmes problèmes que les miens. La seule chose qui m’ennuyait en lui c’était qu’il aimait beaucoup faire l’amour, peut-être cela l’apaisait-il de quelque chose et tout compte fait dans notre pays, faire l’amour quand on est célibataire, est très dangereux. Et c’est aujourd’hui seulement que je m’en rends compte. On s’amusait beaucoup ensemble et il me faisait oublier ma tristesse, ma solitude. On faisait souvent l’amour mais ça avait ses limites, on s’entendait bien. On faisait toujours attention à ne faire aucun mal qui pourrait nous être fatal. Un jour, de peur d’en arriver loin, je lui ai refusé toutes ses manifestations, ce jour-là, je ne sais ce qu’il avait, qu’on a presque fini par se séparer, j’en suis devenu malade et je voulais en mourir. Je ne pouvais me mettre en tête de perdre la seule chose qui m’appartenait vraiment dans ce monde.
Je commençais à ressentir que j’existais…
Je suis donc tombé amoureuse de lui et je ne voulais pour rien au monde le perdre d’autant plus qu’on avait décidé de se marier et de s’en aller le plus loin possible du trou où l’on vivait et ceci après la fin de mes études. Moi ça m’arrangeait beaucoup car je commençais à ressentir que j’existais, que j’avais une place dans ce monde.
Pendant les vacances j’étais toute triste car mes parents ne me laissaient aller nulle part, trois mois enfermée à la maison, vous pouvez demander à Gisèle Halimi ce que c’est de vivre dans une famille algérienne et ce qu’une famille est capable de faire pour son honneur. J’ai eu l’imprudence de tomber enceinte et je suis seule aujourd’hui à supporter ce fardeau. Je suis allée chez le médecin, il a dit qu’il allait m’aider mais il ne l’a vraiment pas fait. Il m’a empoisonné avec des comprimés, injections, test de toutes sortes mais cela ne menait à rien. J’ai passé trois mois dans un état horrible et je suis arrivée à détester ma propre vie. Voyant que ça ne menait à rien il m’a dit que je devais aller à Alger, Oran, des grandes villes, je suppose que vous connaissez. Habitant dans une petite ville éloignée et possédant des parents sévères, je ne pouvais pas me déplacer jusque-là. Je me suis mis à prendre tout ce qui me passait sous la main. J’ai prétexté que j’étais gravement malade et que je devais aller dans une grande ville pour voir un médecin. Devinez ce que mon père a dit : il m’a dit qu’avec un peu de repos je me rétablirais vite et que c’était un déshonneur pour lui que d’avoir une fille ; ma mère elle, étant cardiaque, je n’ai pas tellement discuté avec elle car sa réponse serait, soit par des injures ou par des coups. Imaginez-vous une jeune fille de 19 ans recevant des coups de sa mère. On dit que je suis folle, je ne sais si c’est vrai au moins je ne m’en rendrais pas compte. Je ne peux aller à Alger alors je suis coincée. C’est les vacances d’été et je ne sors pas, je suis là, à cacher ce qui est en moi.
On me tuera
Le type que je fréquentais ne l’a su que peu après et et il a été très fâché : il est très nerveux et il est hors de lui aujourd’hui, il ne mange pas, il ne dort pas, il a vraiment maigri et changé. Il m’a proposé de nous sauver loin d’ici, loin de ce pays si horrible et j’ai refusé, vous savez pourquoi parce que j’ai peur, j’ai 19 ans et je suis encore mineure, dans mon pays on est majeure à 20 ans ou on ne l’est pas jusqu’à son mariage. Me marier maintenant, mes parents ne l’accepterait jamais. J’ai peur car, si, on s’en va ensemble, ma famille nous retrouvera car nous n’avons aucune ressource, je n’ai pas de passeport aucun papier. Tout est chez mon père, et si l’on me retrouve, on me tuera et lui ira en prison pour je ne sais combien, et je n’accepterais ça pour rien au monde. J’ai tout essayé, j’ai pris de tout, je pense que si ça continue je vais devenir folle et mon enfant sera sous aucune protection. Je n’ai personne avec qui parler, je vous écris donc dans l’espoir de trouver un peu de charité et de bonté dans vos cœurs, vous qui avez déjà aidé d’autres personnes avant moi. J’ai une sœur de 16 ans mais elle me comprend guère, elle me déteste et elle cherche n’importe quels moyens pour me faire souffrir d’autant plus que je n’ai aucune place dans notre foyer. Je n’ai jamais le droit de parler, donner mon avis sur aucune chose et ceci depuis mon enfance. J’ai eu une seule chance dans ma vie et c’est celle concernant mes études mais aujourd’hui cette chance aussi va mourir. Ma sœur a raté dans ses études et elle pense que c’est ma faute. Je suis donc seule aujourd’hui ; même mon amoureux ne cherche plus à me voir. Le médecin a dû m’oublier, je ne suis pas sa seule patiente. Même mes amis à qui j’ai prêté aide dans maintes choses à maintes reprises m’ont laissé tomber, ils n’ont même pas cherché à savoir pourquoi j’étais toujours si triste, pourquoi mes notes avaient baissé, pourquoi j’étais toujours si seule. Je vous demande donc de l’aide car je vois que vous avez déjà aidé de jeunes femmes qui ont eu le même problème. Je suis enceinte de 4 mois et quelques jours, je ne trouve plus rien à faire pour qu’il tombe. Je n’ai plus qu’un dernier espoir qui est en vous. J’ai décidé d’en finir avec moi même mais j’attends d’abord votre réponse en espérant que vous, vous ne me rejetterez pas comme les autres car je crois que j’ai la peste, personne ne veut vraiment de moi. A mon âge, j’ai besoin ne serait-ce que de discuter avec quelqu’un. Ça m’est indispensable car je ne sors pas, je ne voyage pas, je ne vois personne. J’ai eu autrefois la chance d’avoir toute mon enfance en France, aujourd’hui, on m’a ramené dans ce coin perdu et je suis coincée. Je suis enceinte et j’oubliais de vous dire que je suis encore vierge, c’est tout ce qui me reste. Qu’est-ce que je dois faire, mourir ou bien espérer un dernier miracle, à la dernière heure ? Je n’ai de chance dans aucuns domaines et je m’en rends compte aujourd’hui alors que j’ai seulement 19 ans. Les gens de mon âge ont l’ambition de vouloir s’amuser, rigoler, mais moi je ne veux rien de tout ceci, je désire être en paix, dormir sainement, respire de tout mon cœur. J’avais une très grande volonté, une telle force, aujourd’hui tout est parti. Je vous en conjure donc, je vous en supplie, s’il y a le moindre espoir dites-le moi, et s’il n’y a aucun espoir je voudrais aussi le savoir, ça sera dur mais j’ai vu plus que ça, je vous en serais gré toute ma vie. Dites-moi, conseillez-moi, que dois-je faire ?
J’attends votre réponse avec une telle impatience, je vous écris car j’ai un peu confiance en vous et surtout car j’ai une telle admiration en Choisir ainsi qu’en Gisèle Halimi et ses confrères.
Merci d’avance,
NORA
Deuxième lettre
Ma très chère Monique,
Je suis très heureuse de voir qu’il y a encore des gens qui pensent à moi. J’avais perdu espoir mais voilà qu’une lumière vient à moi. Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, ne serait-ce que de m’avoir répondu car toute seule comme je vous l’ai déjà dit, je ne peux rien faire. Je suis en train de me détruire sans aucun résultat. Je ne souffre pas seulement pour ce qui m’arrive mais aussi car j’ai constaté que je n’avais pas de place dans cet univers, oui un univers c’est comme cela que je vois le monde bien que n’en ayant vu peu.
Même les larmes m’ont quittée
Je souffre car je vais faire de la peine à des gens alors que ce n’est pas ce que je veux. Je souffre car de jour un jour, je sens mon corps s’alourdir, moi qui aime tant faire du sport, maintenant mon cœur ne me le permet pas. Je dis mon cœur, mais je ne sais vraiment s’il m’appartient. Je souffre car chaque soir, je suis obligée de dormir à 2 heures, 3 heures, de peur que ma mère vienne et voie mon ventre et chaque matin, je me réveille en sursaut. Et tout ceci pour cacher mon ventre et ma poitrine.
Je souffre car même les larmes m’ont quittée, je n’ai plus la force de dire quoi que ce soit. Je souffre car celui à qui j’ai donné tout mon bonheur m’a peut-être oublié. Je ne l’ai plus vu depuis mes vacances c’est-à-dire deux mois. Est-ce que vous savez ce que c’est de trouver quelque chose, de croire qu’elle lui appartient et subitement cette chose disparaît ? Vous devez savoir. Mes chères sœurs françaises, mes chères amies de « Choisir », je vous écris tout cela car je n’ai personne qui puisse me conseiller et être à mes côtés chaque fois qu’il me vient une crise.
Dites-moi que dois-je faire ? Que dois-je penser ? Vous qui êtes au-delà de la Méditerranée, vous m’écrivez, alors que lui qui est là, ne peut même pas chercher à me voir. Chères sœurs françaises, je voudrais vous demander de remercier tout profondément pour moi, Gisèle Halimi, Dominique Locquet et aussi toutes les personnes agréées à l’association « Choisir ». Je vous remercie vous aussi et je ne saurai jamais comment trop vous remercier. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est la façon de procéder lorsque la rentrée se présentera. Mon ventre n’est pas tellement visible. Je peux encore tenir le coup un mois ou deux, mais après, comment vais-je faire et surtout que je ne veux pas que mes parents le sachent, ça serait une grande défaite pour eux, vous savez. J’ai peur rien que de penser à ça.
Participer à l’émancipation de la femme
Quand votre lettre et celle de Gisèle Halimi et Dominique Locquet sont arrivées, j’ai eu peur mais j’ai tout de suite trouvé un prétexte, j’ai dit que c’était des correspondances et que ça m’aiderait dans mes études, alors ma mère inconsciente, a accepté ce que je lui ai dit. Je l’ai échappé belle, pour ma sœur, elle n’a pas eu le temps de les voir, elle est tellement curieuse et cherche le moindre indice pour provoquer un drame.
Vous savez, vous m’avez donné encore un peu d’espoir, qui avait complètement disparu de mon âme. Je ne sais ce que j’aurai fait si vous n’aviez pas écrit, car je me sentais toute isolée, toute seule et c’est ce qui en est quand vous ne m’écrivez pas. Je vous remercie encore et je vous embrasse très fort. Vous savez ce que j’aimerais, c’est vous voir toutes un jour, ne serait-ce que vous parler un instant. Je vous laisse en espérant que cette lettre ne soit pas la dernière qui nous unisse et que j’aie un jour le moyen de participer à l’émancipation de la femme quelle que soit sa nature et son origine.
Votre amie NORA qui vous embrasse.
Textes parus dans Choisir la cause des femmes, n° 69, novembre 1985-mars 1986, p. 2-3
Nora : troisième lettre
De très nombreuses lectrices ont été émues par Nora, la jeune algérienne dont nous avons publié les lettres, dans notre précédent numéro. Depuis le mois d’août, nous n’avions plus de nouvelles. Et puis, au début du mois de janvier, Monique Petit a reçu la 3e lettre de Nora, dont nous publions ici des extraits.
Une chance misérable
… Je ne vous ai pas écrit, car j’ai été traumatisée et très malheureuse, non par mon problème mais par la chance misérable que j’ai : j’ai accouché il y a quelque temps. J’ai accouché d’une petite fille très mignonne mais qui est morte à la naissance : je pense que c’est à cause des comprimés (et) injections que j’ai prises (…). Trois jours de suite, j’ai été très malade. Le troisième jour, j’ai eu tant de douleurs que l’on m’a fait une piqûre (…). Ensuite, le soir même, j’ai senti que j’étais très trempée et (comme) personne ne savait encore, je me suis enfermée dans ma chambre. J’essayais en vain d’accoucher, je me sentais mourir. A maintes reprises, je voyais seulement son crâne et je n’arrivais pas à le faire sortir. Mais, grâce à Dieu, elle est sortie… Ma sœur est entrée dans la chambre et, quand elle m’a vue, elle a hurlé de telle façon que maman et mes deux petits frères ont surgi, eux aussi. Maman s’est évanouie et mes petits frères étaient terrorisés… quant à moi, j’étais debout et je me sentais emportée par la peur. Je me suis nettoyée et changée. J’ai mis mon enfant dans des torchons blancs, propres et je suis sortie : il faisait tout noir. Je suis descendue — il y a une grande prairie près de chez nous — j’ai secoué la terre et j’ai creusé un grand trou. Puis je l’ai posé et remis la terre sur mon propre enfant…
(26.12.85)
… « Le sang de la nuit conjugale » …
A la suite de la publication des lettres de Nora, nous avons reçu un long témoignage d’une institutrice algérienne de 30 ans, Yasmina, qui raconte un amour de jeunesse déçu par une tentative de mariage « arrangé » par ses parents et accepté par résignation. Nous extrayons de ce récit un passage significatif.
… « J’ai décidé de m’accrocher au premier venu, dans l’espoir de fuir le fantôme de Djamel… Un type s’est présenté officiellement à ma famille : ils étaient tous d’accord et, au même instant, j’étais d’accord tout en ayant une petite idée en tête. Je voulais uniquement me protéger vis-à-vis de la société pour qu’ils disent : « Enfin, Mademoiselle une telle s’est enfin libérée de Djamel, c’est une fille sérieuse… Elle voulait faire son avenir et se marier selon la religion et les traditions des familles… » Et lui, il voulait m’épouser pour que les gens disent : « … Tiens, c’est un homme, on lui tire le chapeau parce qu’il a pu la maîtriser et faire d’elle une esclave au foyer, la petite vaniteuse, elle qui se croyait la déesse du pays… » Chacun de nous avait une idée en tête : pas d’amour, pas de confiance… C’était un marché conclu entre deux êtres, chacun de nous cherchait le point faible de l’autre, pour l’anéantir… Tout s’est déroulé suivant les coutumes : les fiançailles, le contrat et on a retardé un peu le mariage pour que je puisse préparer mon trousseau.
Des rapports sexuels légers
Alors, à ce moment-là, je me suis rappelé quand je sortais avec Djamel, on faisait des rapports sexuels légers, sans qu’il me pénètre, c’est-à-dire en frottant à l’extérieur, comme le cas de Nora qui est tombé enceinte sans perdre sa virginité… On dit chez nous « des rapports légers » où la fille risque de perdre sa virginité ou de tomber enceinte à force de frotter (je m’excuse de l’expression)… Imaginez l’état quand je me suis présentée chez le gynécologue : mon cœur battait à se rompre… Il m’a examinée et, d’un air triste, il m’a regardée longuement, puis il m’a dit : … « Mademoiselle, je suis désolé de vous informer que vous n’êtes plus vierge… » Puis, il m’a expliqué comment, etc. Toutes les portes se sont fermées d’un seul coup devant moi. Me suicider ? Non, car je n’ai pas le courage et j’ai horreur de la mort… Que dirai-je à ma mère ? … Quand et comment je l’ai perdue ?… Que dirai-je à mon mari, la nuit conjugale, quand il me trouvera sans ma virginité ? Il va sans doute me dépouiller de tout et me faire sortir toute nue devant tous les invités et les voisines… et les moqueries de la famille… et mes frères : ils vont me tuer de les avoir déshonorés… et même si je disais que c’était Djamel, il n’est plus ici et cela datait de x temps… Je voyais la vie en noir. Je devais garder le fardeau pour moi. Même si je le disais à mes sœurs, elles me mépriseraient de plus en plus, puis je serais foutue à jamais… Alors, la seule solution, c’est de rompre sans que je perde ma dignité et mon honneur auprès de la famille et vis-à-vis de la société… Je souffre à tort et à travers pendant une année complète comme l’être atteint de cancer ou de lèpre, cachant du mieux possible ma douleur. J’ai eu deux dépressions nerveuses, je fus hospitalisée trois mois…
Les « djins »
Ma mère et sa mère ont dit que c’était de la sorcellerie, c’est-à-dire les djins et, sûrement, que j’avais mangé quelque chose… Ils m’ont emmenée chez les marabouts, mais la vérité était loin de la sorcellerie et des djins… Même lui croyait à ce que disaient ses parents… Un beau jour, j’en ai eu marre de lui : il voulait que je l’aide à jouir de n’importe quelle façon et que je fasse avec lui des choses que fait tout homme avec sa femme.
Une vieille fille de 30 ans
Et moi, je trouvais ça dégueulasse et je devais garder mon secret sans que personne ne le sache, car s’il le savait, il le dirait à tout le monde et je serais affichée… Il me traitait d’anormale parce qu’il n’avait jamais pu m’embrasser ni me toucher. J’ai décidé de lui en parler maintes fois, mais il changeait toujours de discours comme s’il savait ce que j’allais lui dire… Un soir, il est venu tout heureux m’annoncer la date exacte du mariage. Alors qu’un flot de larmes intarissables venait de je ne sais où couvrir mon visage, l’angoisse me serra la gorge et je lui ai dit en face et devant les deux familles que je ne voulais pas de lui, que j’en ai marre de lui, qu’il n’était pas un homme et d’autres insultes… Quand je me rappelais le style dont je lui avais parlé, j’en pleurais à chaudes larmes, car il n’avait pas mérité ça… Au moins, lui, il avait accompli un geste en me donnant son nom de famille. Il avait essayé maintes fois de me rattraper et de me parler… Finalement, il en a eu marre de moi. Il est venu me voir là où je travaille et il m’a tabassé la gueule. Il était hors de lui, ce jour-là, j’ai chargé un avocat de demander l’annulation d’un mariage non consommé et j’ai été obligée de rembourser, en payant des dommages et intérêts pour le préjudice que je lui avais causé… Et, actuellement, je suis une vieille fille âgée de 30 ans, sans enfants, sans foyer, avec, en plus, les critiques de la société…
Quelle est ma fin ? Ces derniers temps, de vieux bonhommes se sont présentées à ma famille, me demandant en mariage… Imaginez un vieux de 50 ans ! … Que vais-je lui dire ? Que j’ai aimé avant lui ou que je le tromperais si un jour je me rencontrais avec Djamel ?…
… Ma mère m’a suppliée de me marier. Pour elle, ce qui compte, ce sont les voitures et le sang de la nuit conjugale, sur le fond de la robe… ».
Yasmina