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Daniel Guérin : Algérie. La honte du pardon aux généraux criminels

Article de Daniel Guérin paru dans Lutter !, n° 4, janvier-février 1983, p. 32

Il est certes un peu tard, mais dans de tels cas il n’est jamais trop tard, pour revenir sur la réintégration des huit généraux qui ont trempé dans le putsch algérien de 1961, puis dans le carnage de l’OAS.

En haut lieu on a certes tenté de justifier la loi visant à « effacer les séquelles de la guerre d’Algérie » en invoquant les promesses particulières faites aux rapatriés par le candidat Mitterrand. Toutefois ces engagements ne figuraient pas dans les 110 propositions adoptées par le congrès socialiste de Créteil du 24 janvier 198l. Ils sont donc restés ignorés de millions d’électeurs et ne faisaient pas partie du « contrat » passé avec l’ensemble du corps électoral. De plus l’« oubli du passé » accordé aux ex-pieds noirs n’aurait pas dû s’étendre aux généraux qui les ont fourvoyés.

Au surplus, nombre de propositions de Créteil sont restées lettre morte, l’équipe portée au pouvoir ayant manqué en partie à sa parole. Ainsi, si l’on a trahi les bidasses, on ne l’a pas fait pour les porteurs d’étoiles : aux généraux félons, par l’article 6 de la nouvelle loi, les promesses ont été honorées rubis sur l’ongle. Pourquoi cette choquante exception ? Afin de s’assurer les voix des rapatriés aux prochaines municipales, en même temps qu’amadouer une hiérarchie militaire dont on n’est pas sûr.

A l’inverse, les généraux Binoche, De Bollardière et l’amiral Sanguinetti, mis à la retraite par Giscard pour de dignes « manquements à l’obligation de réserve » restent limogés.

Certes, tous les généraux sont par vocation plus ou moins des criminels comme le rappelle un couplet de l’Internationale, qui n’est plus que rarement chanté. Criminels, ceux ici en cause ne l’ont pas été seulement en 1961-62, mais par toute leur conduite dans la guerre menée contre le peuple algérien qui lui a coûté un million de morts sans compter les torturés et mutilés.

Ce n’est pas, d’ailleurs, parce qu’ils ont désobéi au général-président d’alors qu’on aurait dû refuser le pardon. Lui aussi a été un factieux, lui aussi a fait bon marché de la démocratie (bourgeoise) en téléguidant à distance, puis en récupérant à son profit, de pair avec Salan, le premier putsch, celui du 13 mai 1958 à Alger, pour se hisser au pouvoir sous des apparences légales et ouvrir ainsi la voie aux factieux de 1961. Il a été le premier « félon ».

Mais les officiers supérieurs qu’il a ensuite limogés l’ont surpassé dans le maléfice, puisqu’ils ont contribué à allonger et aggraver le drame sanglant. Leurs victimes n’ont pas été seulement les maquisards algériens, mais les gars du contingent français, canardés comme des lapins et qui, par leur résistance, ont fait avorter le putsch des soldats de métier.

Les parlementaires du PC, pour une fois, n’ont pas eu tort de soutenir que la rédemption des Salan et Jouhaud ne peut qu’encourager les galonnés de l’armée actuelle à conspirer, un jour ou l’autre, contre la volonté populaire. Mais le PC n’a pas été jusqu’à oser censurer le gouvernement, sous couleur de « solidarité ministérielle ».

Ceci nous amène à flétrir la procédure gaullienne par laquelle on a contré le groupe socialiste pour avoir repoussé l’article 6. On a recouru à un article 49 alinéa 3 glissé dans la constitution de la Ve République, à savoir : « le premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’assemblée nationale sur le vote d’un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté sauf si une motion de censure déposée dans les 24 heures qui suivent est voté …) ». Cet article avait, naguère, suscité l’indignation de Mitterrand. Le 4 décembre 1979, il avait souligné que « le parlement légifère sans voter la loi (…) C’est nier les élus de la nation et par voie de conséquence le suffrage universel et populaire qui les choisit ». Et, au cours d’un colloque du 22 avril 1981, peu de jours avant son élection, il dénonçait « les lois qui ont été adoptées sans avoir été votées », à condition que « personne ne bouge ».

Mais le pourrissement des consciences, fruit de l’exercice du pouvoir, est tel que le régime actuel ne se souvient plus de ce qu’il clamait la veille. Et personne n’a « bougé ».

Tout au contraire, les frondeurs socialistes ont paru soulagé d’avoir, grâce à ce subterfuge, pu sortir à bon compte du « guêpier » (dixit « Le Monde ») dans lequel ils s’étaient laissé fourvoyer. Raymond Forni, que l’on croyait plus courageux, s’est aplati. Pierre Joxe, l’initiateur de la fronde, a pris prétexte d’une session de l’ONU à New York pour s’éclipser et faire diffuser par son secrétaire un adage latin cité par Cicéron et qui n’est pas trop clair.

Cette magouille parlementaire n’a pas effacé et ne fera pas oublier le fait patent dont les dits députés ne semblent même pas s’émouvoir : les généraux putschistes se trouvent réhabilités, c’est-à-dire recouvrent tous les « honneurs » et privilèges militaires. Ce n’est pas pour en arriver là qu’on avait voté le 10 mai 1981.

Daniel Guérin

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