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Cinéma : Le Dr. Folamour

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 62, juillet-août 1964, p. 9-10

Prenez deux idées justes. La première : tout appareil bureaucratique offre un aspect comique ; sa rigidité, sa hiérarchie, sa prétendue rationalité le rendent irréaliste, incapable de s’adapter à une situation nouvelle et de la résoudre simplement ; bien plus, les règles du fonctionnement bureaucratique favorisent ou provoquent elles-mêmes des accidents par lesquels l’appareil est pris au dépourvu. Deuxième idée : aujourd’hui l’organisation de la destruction et de la terreur est bureaucratisée ; elle est l’affaire d’un immense système (dont le Strategic Air Command est, aux États-Unis, une partie) servi par des milliers d’hommes, s’étendant à toute la surface du globe, équipé avec les résultats les plus récents de la science et de l’industrie, prêt à fonctionner dans des délais qui sont de l’ordre de la minute, et suspendu sur la tête de milliards d’hommes.

Appliquez la première idée à la seconde : vous avez Le Docteur Folamour, film drôle sur la terreur bureaucratisée. En prenant le parti de faire rire, Kubrick, le metteur en scène, dégage un aspect essentiel du problème de la guerre aujourd’hui, ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du secret. L’armée moderne remplit deux fonctions contradictoires : une fonction militaire offensive et défensive, qui consiste à exercer une menace réelle sur l’adversaire et à assurer une protection efficace du pays ; une fonction dite de dissuasion, d’ordre « psychologique », qui vise à faire peur à l’adversaire, à lui faire préférer la négociation à la guerre. La première de ces fonctions exige le secret concernant les effectifs, les emplacements, les armes, les codes, les plans d’attaque et de riposte ; la deuxième suppose au contraire la divulgation de tout cela, afin que l’adversaire se rende compte qu’il vaut mieux se tenir tranquille. Encore cette divulgation ne va-t-elle pas sans risque, puisqu’elle peut permettre à l’ennemi de préparer une riposte d’un niveau plus élevé, et ainsi de reprendre l’initiative.

Le film montre que le Strategic Air Command est organisé comme un appareil militaire « classique ». Par exemple, en cas de conflit les bases de bombardiers atomiques peuvent être déconnectées du Pentagone et mises en état de défense autonome ; les bombardiers peuvent de leur côté verrouiller leurs appareils récepteurs, une fois l’ordre d’attaque reçu, afin de ne pas être déroutés par des messages émanant de l’adversaire ; le chef de base est seul à connaître le code qui permet alors d’entrer en communication avec eux, etc. C’est la logique du secret que de multiplier les interrupteurs sur les circuits transmettant informations et ordres. C’est aussi la logique de tout pouvoir, car les exécutants n’ont plus dans ces conditions aucun moyen de prendre la moindre initiative.

Mais de l’autre côté la logique de la dissuasion veut qu’au Pentagone un fil direct joigne le président américain au premier soviétique, et que les deux états-majors ennemis soient au courant de leurs progrès respectifs dans la technique de l’anéantissement.

Le thème du film est qu’un général américain, chef de base, rendu complètement fou par la propagande anti-russe et l’atmosphère de chantage à la terreur, prend l’initiative de lancer ses bombardiers à l’attaque de la Russie, effectue toutes les déconnections de règle dans le cas d’un conflit réel, et crée celui-ci d’une façon irréversible. Le film déroule la suite des tentatives faites à tous les échelons de la hiérarchie militaire et politique pour empêcher un bombardier d’atteindre son objectif ; il s’agit de rétablir au plus vite toutes les communications et de divulguer les secrets, et cela aussi bien entre Washington et Moscou qu’à l’intérieur de l’armée américaine. Cela vaut au spectateur des scènes d’un solide comique, d’où la discipline militaire, l’idéologie patriotique, la fonction de l’armée, la signification de la guerre sortent éreintées.

Quand enfin le président américain rétablit le contact avec Dimitri (le Khrouchtchev du film) et s’apprête à lui donner des compensations en échange de la base russe que le bombardier, décidément échappé, va détruire, on apprend que les Russes ont mis au point la « machine du Jugement dernier », dispositif qui répond automatiquement à l’attaque d’un point stratégique par un nuage radioactif enveloppant la terre et y rendant toute vie impossible pour un siècle.

Consternation américano-russe. Alors intervient le docteur Folamour, conseiller du président américain, ancien nazi, à moitié paralysé, complètement cinglé. En grimaçant, en retenant à grand peine un bras qui fait tout seul le salut hitlérien, truffant ses explications de « Mein Führer ! », le docteur expose la seule réponse « rationnelle » à la machine du Jugement dernier : sélectionner rapidement, par des opérateurs électroniques, les hommes et les femmes (dix femmes pour un homme) les plus doués intellectuellement et sexuellement, et les installer pour cent ans dans les galeries de mine les plus profondes. Tout le monde se rallie à ce plan.

Le film ne conclut pas ; il laisse deux impressions. Celle d’une vertigineuse absurdité : on dépense des trésors d’intelligence, de travail, de richesse pour obtenir l’anéantissement parfait, et on dépense autant de trésors pour qu’il ne se passe rien. Et puis une impression d’inquiétude : cet appareil destiné à la sécurité est on ne peut moins sûr, il se dérègle pour un rien, et ce rien produit des catastrophes.

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