Texte de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, n° 169 (470), mars 1962, p. 5-6
Les lettres de plusieurs lecteurs témoignent que j’ai peut-être été insuffisamment précis lorsque j’ai parlé de la nécessité de retirer l’armée française d’Algérie. Indiquons donc que lorsque je parle du retrait de l’armée française d’Algérie, cela sous-entend que cette évacuation doit se faire sur le littoral comme elle se fait dans le bled, c’est-à-dire qu’elle doit être suivie immédiatement de l’arrivée de troupes F.L.N. (ou contrôlées par le F.L.N.). Cette arrivée doit être même encore plus immédiate dans les grandes villes du littoral que dan s les villages du bled ; c’est une véritable « relève » des troupes françaises par les troupes algériennes qui doit avoir lieu.
Certes, en certains endroits, cette relève sera accompagnée d’un clash. Un clash entre l’armée algérienne et la population européenne, soutenue peut-être par certains éléments de l’armée française. Mais, sauf le cas d’un effondrement total du moral de la population européenne qui paraît de plus en plus improbable, des clashes, en tout état de couse sont inévitables ; mieux vaut donc qu’ils se produisent le plus tôt possible, car plus tôt ils auront lieu et moins longue sera la liste des tués quotidiens de la période présente (2).
Car il est un fait certain, qui devient chaque jour plus éclatant, c’est que l’armée française est incapable d’assurer à Alger ou à Oran, sans compter ailleurs, la paix entre les deux communautés. Elle en est incapable, non point, certes, pour des raisons militaires, mais pour des raisons, disons morales, ou si l’on préfère, raciales. Car ainsi qu’on pouvait le prévoir et qu’on l’a vérifié au cours de toutes ces dernières semaines, les troupes françaises interviennent dans les quartiers musulmans dès qu’il s’y manifeste une « certaine effervescence », elles y tirent et elles y tuent (heureux encore, lorsque appelées pour mettre fin à une ratonnade, elles ne s’empressent pas d’y participer, comme, cela a été le cas à Mers-el-Kébir, où, d’après la presse américaine, trois des quatre musulmans massacrés doivent être portes à l’actif de soldats de l’infanterie de marine), mais, par contre, et quoique le terrorisme européen atteigne à Alger et à Oran une bien plus grande envergure que le terrorisme musulman, la troupe ne tire jamais sur les Européens, ou, si elle l’a fait de rares fois, elle s’est toujours arrangée pour que ses balles ne blessent ou ne tuent personne.
Cette partialité des troupes françaises est impossible à éviter pour des raisons bien évidentes, et cette partialité a pour conséquence forcée que la paix entre les deux communautés ne peut se rétablir puisque l’une d’elles sait qu’elle n’a pratiquement rien à craindre ni des « forces de l’ordre », ni de l’autre communauté que lesdites forces de l’ordre se chargent de contenir.
C’est ainsi que, par sa seule présence, l’armée française crée l’équivoque qui est à l’origine des troubles actuels. Tant que la population européenne aura le sentiment qu’elle peut se livrer à peu près impunément à toutes les fusillades et à toutes les ratonnades qu’elle voudra, car l’armée française la protégera contre les représailles, elle ratonnera, mais le jour où elle saura qu’à ses ratonnades pourraient répondre des contre-ratonnades, et d’une tout autre envergure, le plus enragé des gars de Bab-el-Oued deviendra doux comme un mouton. Prudence est mère de Sagesse.
Vouloir maintenir l’armée française en Algérie tant que la paix ne sera pas revenue entre les deux communautés, comme certains de nos camarades paraissent le préconiser, c’est donc se condamner à l’y maintenir éternellement, car la paix entre les communautés ne sera jamais rétablie tant qu’elle sera là.
Le jour, au contraire, où ce sera l’armée algérienne qui se chargera du maintien de l’« ordre », plus précisément le jour où les clashes, là où ils se seront produits, seront terminés, il en sera tout autrement, car l’armée algérienne n’hésitera pas à imposer la paix aussi bien aux Algériens qu’aux Européens, cela par intérêt (et aussi pour des raisons d’ordre psychologique plus complexes), ainsi qu’elle en a fait la preuve dans le bled déjà depuis des mois.
Mais il va de soi que cette armée algérienne ne pourra imposer sa volonté, c’est-à-dire la paix, qu’à la condition d’être en force suffisante pour le faire. Il faut donc qu’elle puisse circuler et stationner dans tout le pays, après avoir rassemblé tous ses effectifs, y compris ceux de Tunisie et du Maroc, ce qui implique la disparition des barrages français.
Cela montre toute l’importance des nouvelles négociations entre gouvernement français et gouvernement algérien qui doivent s’ouvrir le lendemain du jour où j’écris (6 mars), car c’est de leur issue que dépendra la possibilité pour le F.L.N. de mouvoir ses troupes, de les installer à la place de l’armée française, et donc, d’instituer la paix.
R. LOUZON
(2) Le remplacement de l’armée française par l’armée algérienne pourrait se faire, en gros, très en gros, selon le plan suivant :
L’armée algérienne commencerait par occuper les villes du bled constantinois : Guelma, Batna, Sétif, Constantine, etc., puis, lorsque cela aurait été achevé et qu’il serait apparu clairement à. tous que l’armée algérienne ne se donne pas pour mission de massacrer les Européens, mais, au contraire, de les protéger, on procéderait à. l’occupation du littoral constantinois, de Bône et de Philippeville. Pour les raisons que J’ai données le mois dernier; on peut espérer, sans pouvoir en être sûr, que cette occupation pourrait avoir lieu sans clash. Alors, on s’attaquerait aussitôt au gros morceau : Oran. Là le heurt est presque certain. Pour le réduire aux plus faibles proportions possibles, le F.L.N. devra masser pour cette opération toutes ses troupes disponibles, auxquelles même il ne faudrait pas hésiter à ajouter, si nécessaire, un certain nombre de « volontaires » marocains. Oran tombé, il est probable qu’Alger ne résisterait pas ou n’offrirait qu’une résistance symbolique.
Il va de soi que le plan que je viens d’indiquer est susceptible de maintes modifications en rapport avec les contingences du moment, mais il me semble que c’est en en suivant du plus près possible les grandes lignes qu’on a chance de réduire l’effusion de sang au minimum.
Il va sans dire aussi que tout cela ne vaut que si l’armée française accepte de se retirer ; dans le cas où une part importante de l’armée entrerait en dissidence, le problème alors serait tout autre : ce serait une nouvelle guerre, au plein sens militaire du mot, à engager et à gagner.