Article de Charles Martial paru dans L’Enseignement public, n° 8, juin-juillet 1962, p. 21-22
De Ben Bella à Ben Khedda les leaders du F.L.N., comme ceux de l’A.L.N., ont tour à tour répété que l’objectif numéro un de la révolution algérienne était la réforme agraire.
Ils n’innovent pas en cette matière car dans tous les pays à population essentiellement paysanne, les révolutions modernes commencent par la terre. Mais la situation en pays de colonisation comme l’Algérie rend encore plus impérative cette priorité de la réforme agraire.
Les chiffres suivants, puisés aux sources officielles, sont significatifs à cet égard.
Première série de chiffres
A. 22 000 exploitants européens se partagent 2 726 000 hectares de terres cultivables.
B. 630 000 exploitants musulmans se partagent 7 350 000 hectares de terres cultivables.
Les moyennes que donnent les chiffres précédents sont :
A. 124 hectares par exploitant européen.
B. 11 hectares par exploitant musulman.
Deuxième série de chiffres
A. Dans les 2 726 000 hectare exploités par les Européens, sont compris le 3/4 des surfaces irriguées de l’Algérie
B. Les 7 350 000 hectares des Musulmans comportent donc essentiellement les terres les moins fertiles.
Troisième série de chiffres
Si l’on compare les populations vivant respectivement du revenu des exploitations européennes et musulmanes on arrive aux résultats suivants (chiffres de 1956) :
A. — Sur les 22 000 exploitations européennes vivaient. 120 000 Européens bénéficiant d’un revenu global de 70 milliards d’anciens francs soit en moyenne 600 000 anciens francs annuels par tête. Ce qui pour une famille normale de 4 personnes, donne 2 400 000 anciens francs de revenu annuel ou 200 000 anciens francs par mois.
B. — Sur les 630 000 exploitations musulmane il y en avait 615 000 composées de petits terrains d’une superficie totale de 4 750 000 hectares. Sur cette superficie vivaient 6 500 000 Musulmans avec un revenu global de 83 milliards d’anciens francs, soit en moyenne 12 000 anciens francs annuel par tête. Ce qui, pour une famille de 4 personnes donne 48 000 anciens francs de revenu annuel ou 4 000 anciens francs par mois, soit environ 50 fois moins que pour la même famille européenne.
CES chiffres datent de 1956 et sans doute ont-ils un peu évolué, mais pas d’une manière à modifier les conclusions d’ensemble qu’on en peut tirer et qui, à notre sens, sont les suivantes :
1. L’inégalité choquante de la répartition de terre vraiment productives ne pouvait se maintenir pus longtemps et, même sans le soulèvement des masses musulmanes, la question de la réforme agraire se serait posée tôt ou tard, au moins sous la forme d’une redistribution en partie volontaire.
2. Le « plan de Constantine », en prévoyant la redistribution de 250 000 hectares avant 1963, œuvrait donc dans le bon sens, mais d’une manière trop timide. En effet, 250 000 hectares, c’est à peine la superficie cultivable d’un département moyen en France et, à l’heure actuelle, ce programme si modeste semble n’avoir été réalisé que dans la proportion de 30 % environ.
3. Il est certain que le premier souci du jeune Etat algérien sera de reprendre et d’étendre considérablement la réforme agraire. Mais il semble que les dirigeants algériens, dont la maturité politique et économique s’affirme de plus en plus, ne céderont pas à la tentation démagogique de distribuer d’une manière aveugle des hectare de terre sans s’occuper de leur équipement. La raison de l’échec de certaines réformes agraires, hâtivement faites dans le monde, a été de remettre au paysan des « terres sans charrues », c’est-à-dire des propriétés qu’il était techniquement et économiquement incapable d’exploiter.
4. Dans cette perspective, la structure coopérative, c’est-à-dire collective, de l’exploitation des nouvelles terres, parait être le meilleur moyen de mettre en œuvre une réforme réelle. C’est la formule qui parait être envisagée par les éléments les plus dynamiques du G.P.R.A. Elle pose, évidemment, un problème politique car elle serait l’amorce d’une socialisation de l’économie et ferait passer le fellah algérien, assez brutalement, au stade du socialisme agraire.
5. On comprend qu’une telle réforme, qui veut mener de pair la redistribution et l’équipement, nécessite à la fois une lutte contre la démagogie facile de l’égalitarisme immédiat, mais dangereux, et la disposition des crédits d’investissements considérables. C’est ici que le rôle de la France peut être décisif dans sa politique de coopération avec le nouvel Etat algérien. Fournir du matériel agricole, des techniciens, participer à la construction de barrages pour l’irrigation serait, pour notre pays, la meilleure manière d’aider l’Algérie Cette politique se heurtera, en France, à une double opposition : celle des partisans avoués ou hypocrites de l’O.A.S qui, ayant perdu l’Algérie, lui souhaitent un avenir de « terre brûlée » ; celle plus nombreuse d’une masse mal informée qui ne voit dans la fin de la guerre que le soulagement d’une lourde charge. La F.E.N., dont la vue a toujours été plus prospective doit viser des horizons plus larges, plus fraternels et finalement plus rentables, car l’expérience enseigne que la richesse relative des Etats modernes n’est durable que par l’évolution vers une richesse égale des Etats voisins plus pauvres.
6. La réforme agraire envisagée posera, évidemment, des problèmes humains et sociaux car la redistribution des terres lèsera des intérêts. Mais ces problèmes sont moins sérieux que les précédents, car la réforme n’affecterait finalement qu’un nombre de propriétaires relativement réduit.
Au nombre de ces intérêts atteints figureront évidemment ceux de quelque 5 000 ou 8 000 gros colons européens exploitant chacun plusieurs centaines d’hectares. Mais il faut savoir aussi que le nombre des gros propriétaires musulmans atteints sera encore plus grand, car 8 500 caïds possèdent à eux seuls près du 1/5 des exploitations musulmanes. Enfin d’importantes sociétés anonymes étrangères (notamment suisses) seront affectées par l’expropriation probable.
Mais toutes ces « victimes » savent dès maintenant que les accords d’Evian prévoient leur indemnisation totale par les deux gouvernements, ce qui explique que beaucoup d’entre elles soient finalement moins hostiles à l’expropriation qu’on ne pourrait le penser.
7. Ainsi il apparaît que la réforme agraire algérienne, si elle revêt un aspect politique et passionnel certain, se présente sur le plan technique comme parfaitement réalisable à condition que le problème des investissements soit résolu.
Paradoxalement, ce sont les « pieds noirs » les moins atteints par une telle réforme, c’est-à-dire les masses européennes des grandes villes qui, pour l’instant, demeurent les obstacles principaux à la mise en œuvre rapide d’une politique qui est la base d’une économie algérienne prospère, prospérité qui apporterait justement aux petits Européens l’assurance de conserver leur place dans le nouvel Etat.
8. Enfin notre dernier jugement, débordant la réforme agraire algérienne, visera à entrainer chez nos camarades la réflexion suivante :
Dans l’ensemble des problèmes qu’a posés et que pose encore l’Algérie à la France, la grande erreur commise par les partisans de tous les bords c’est d’oublier, dans l’entraînement de la passion, la force inexorable des chiffres et des faits, force sur laquelle nous avons tenté de bâtir cet article. Seule pourtant, cette conscience claire des réalités permet, nous ne disons pas de porter un jugement sûr, mais au moins de ne pas entraîner les démentis cruels et cinglants de l’avenir.
C’est le grand mérite de la F.E.N, de l’avoir compris et proclamé — quelque-fois à contre-courant — depuis le début du drame algérien.