Catégories
revues

Robert Louzon : Nécessité d’une révolution algérienne

Note de Robert Louzon parue dans La Révolution prolétarienne, n° 172 (473), juin 1962, p. 13-14


Bourguiba donnait une interview, il y a quelques semaines, à un journal anglo-saxon, se résumant à peu près à ceci : les Algériens parlent toujours d’une « révolution algérienne », mais la question d’une révolution ne se pose pas ; on conquiert l’indépendance et ça suffit !

A la suite d’une protestation du gouvernement provisoire de la République algérienne, la publication de cet interview a été suivie de la part de Bourguiba d’un démenti plus ou moins diplomatique, mais il est bien certain que son contenu correspond parfaitement à la pensée du chef tunisien et il montre combien celui-ci ne se rend pas compte de la profonde différence qui existe entre la Tunisie et l’Algérie.

En Tunisie, la question de la révolution, en effet, ne se posait pas, au moins au lendemain de l’indépendance : pourquoi ? Parce qu’en Tunisie, il y avait une bourgeoisie, une bourgeoisie indigène. Toute prête, naturellement, comme toute bourgeoisie, à prendre le pouvoir. La bourgeoisie européenne qui lui était surimposée, n’était qu’une superfétation ; cette superfétation disparue, la bourgeoisie indigène restait en place, prête à remplir toutes ses fonctions. Donc, pas besoin d’une révolution, dans l’immédiat tout au moins.

Mais il n’en est pas du tout de même en Algérie du fait qu’en Algérie, il n’y a pas de bourgeoisie, de bourgeoisie indigène s’entend.

Qu’est-ce, en effet, qu’une bourgeoisie ?

Des bourgeois, c’est essentiellement, comme leur nom l’indique, des gens qui vivent dans des « bourgs », c’est-à-dire à la ville. Le bourgeois, c’est l’homme de la ville, par opposition à l’homme de la campagne. Or, tandis qu’en Tunisie, les villes arabes sont nombreuses : Tunis, Sousse, Kairouan, Madhia, Sfax, etc., en Algérie, il n’y a pas de villes. Pas de villes indigènes. Alger n’était en 1830 qu’un nid de pirates et Constantine qu’une place forte. La seule ville qui méritait ce nom était Tlemcen, mais Tlemcen, qui est à moins de 50 kilomètres de la frontière actuelle du Maroc, est beaucoup plus marocaine, historiquement, qu’algérienne.

Donc, le bourgeois est l’homme qui habite la ville et il y fait ce pour quoi on a bâti des villes : des échanges. C’est à la ville que se rencontrent ceux qui ont à vendre et ceux qui ont à acheter, et à la ville aussi, par suite, que se trouvent ceux qui fabriquent ce dont les autres ont besoin d’acheter en plus des produits de la terre. L’homme de la ville, le bourgeois, c’est donc essentiellement le commerçant et l’artisan. Aussi la caractéristique de la ville en Afrique du Nord est-elle le « souk », c’est-à-dire un ensemble de rues où l’on n’habite pas, mais dont chaque maison renferme une boutique, qui est, selon le cas, un simple magasin de vente, ou bien aussi, un atelier : de cordonnerie, de maroquinerie, de teinture, etc. C’est pourquoi, en Tunisie, chaque ville a ses souks, tandis qu’à Alger et dans les autres villes algériennes (sauf Tlemcen, et, partiellement Constantine !) il n’y a pas de souks.

Enfin, une troisième caractéristique de la bourgeoisie, c’est qu’elle fait preuve d’une certaine activité intellectuelle. A la différence du paysan, le bourgeois est un homme « cultivé ».

Pour travailler le sol et en consommer les produits, il n’y a pas besoin de savoir lire, écrire et compter. Par contre, lorsque l’on passe sa journée à vendre et à acheter, il est presque indispensable de savoir lire, écrire et compter. D’autre part, les rapports entre vendeurs et acheteurs deviennent bientôt suffisamment complexes pour qu’il soit nécessaire de les soumettre à certaines règles : le Droit naît. Et lorsque le Droit est né et qu’on est commerçant, il faut le connaître, ou, tout au moins, avoir à sa disposition des gens qui le connaissent. Enfin, comme le Droit emprunte durant longtemps sa principale force exécutoire au fait qu’il est prétendument tiré de la religion, il faut étudier le Droit et la théologie.

Le ville se trouve ainsi devenir le lieu où l’on s’instruit ; ce n’est pratiquement que dans les villes qu’existent des écoles primaires, et c’est à la ville que s’établissent les universités. L’existence d’universités est la preuve la plus visible de l’existence d’une bourgeoisie. Or, tandis qu’à Tunis, et à Fez (1), au Maroc, il y a de grandes universités comprenant chacune des milliers d’étudiants ainsi que de nombreuses medersas (sorte de collèges secondaires), rien de semblable n’existe en Algérie, sauf à Tlemcen.

Donc, c’est bien certain : pas de bourgeoisie en Algérie (2). Il y existe, certes, des gens riches, puissants, instruits, mais ces bourgeois-là, si on veut absolument les appeler des bourgeois, ne sont que des produits d’importation.

Les uns sont tout simplement les auxiliaires de la colonisation française, ceux, anciens féodaux ou anciens « hommes de rien » que l’Administration française a pourvus de prébendes et d’honneurs, afin qu’ils puissent tenir la population indigène, grâce à la fois à leur prestige et à leurs fonctions, dans le respect de ses maîtres et l’obéissance à leurs ordres.

Les autres sont les jeunes qui ont été dans les écoles et les universités françaises et en sont sortis avec des diplômes qu’ils ont cherché à utiliser de leur mieux. Ce sont ceux qu’on appelle partout les « intellectuels ». Or, les intellectuels ne forment pas une classe. Toute classe a pour base une fonction économique, et eux n’en ont pas ; ce sont donc seulement des « cadres » pour les classes.

De fait, ce sont eux qui ont fourni à peu près tous leurs cadres aux mouvements nationaux tunisien et marocain, et une partie de ses cadres, mais une partie seulement, au mouvement national algérien ; et ce sont eux sans doute qui fourniront la plus grande partie de ses cadres à la classe dirigeante qui émergera en Algérie une fois les Français partis.

Mais quelle sera cette classe ?

Pour le moment, il n’en existe pas ; la seule classe dirigeante qu’il y avait en Algérie était celle de l’occupant. Son départ va donc créer non seulement une gêne économique, mais un vide social. Ce vide, il faudra le combler. Or, c’est précisément dans cette opération : la constitution d’une nouvelle classe dirigeante que consiste ce qu’on appelle une révolution. Et c’est pourquoi, avec une prescience remarquable, les dirigeants du F.L.N. ont appelé leur lutte : la Révolution Algérienne.


(1) A propos de Fez, rappelons que la partie arabe du Maroc est tout à fait comparable à la Tunisie au point de vue de l’existence d’une classe bourgeoise, ce qui fait que le Maroc a pu accéder, lui aussi, à l’indépendance sans révolution – mais qu’à côté de sa population arabe, le Maroc, à la différence de la Tunisie, renferme une population berbère considérable, qui, elle, ne possède point de bourgeoisie, et qui, en s’associant au néo-prolétariat des mines et des ports, comme elle le fait déjà au sein de l’actuel parti d’opposition, forcera peut-être à une révolution.

(2) Les seules fractions de la population algérienne qui pourraient être considérées comme étant au moins des embryons de bourgeoisie, sont les Mozabites et les Juifs, mais les uns et les autres sont trop peu nombreux, trop repliés sur eux-mêmes et, en ce qui concerne les Juifs, parfois trop européanisés, pour pouvoir jouer autre chose qu’un rôle d’appoint dans la société algérienne.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *