Article paru dans L’Etincelle, n° 1, 3 février 1965, p. 3-5
L’homme qui a écrit « le matérialisme dialectique » aura-t-il apprécié le faux dialogue qui consiste à être présenté au public ni par un autre lui-même, ni par un contradicteur ? Et ne pourrait-on pas parfois combiner d’emblée l’émission « officielle » avec le dialogue réel de la « cafétéria » ?
Henri Lefebvre est professeur de sociologie à la Faculté des Lettres de Nanterre, directeur de groupe de recherche au C.N.R.S. et à l’École des Hautes Etudes. Il fut membre du P.C.F. et en fut exclu. Il est maintenant membre du comité de rédaction de l’Action.
Henri Lefebvre a contribué très largement à sortir de l’oubli un concept fondamental du marxiste, l’aliénation, que trente années de stalinisme avaient enterré.
L’aliénation, et c’est ainsi que l’a définie Lefebvre, est le phénomène par lequel l’homme se voit dualisé. Une partie de lui-même lui échappe, ne lui appartient plus et intime se retourne contre lui. Cette contradiction fait de lui un être dépossédé, déchiré, insatisfait. Le processus historique de la désaliénation – et Henri Lefebvre a raison d’insister sur ce point – ne consistera pas à retrouver une « essence première » préexistante à la situation d’être aliéné, ce qui rejoindrait l’illusion étrangère au marxisme selon laquelle l’homme en se désaliénant, c’est-à-dire en reconstituant sa totalité, parviendrait à un être total, absolu et figé qu’on pourrait appeler T, semblable au point Oméga de Teilhard de Chardin.
Cependant Henri Lefebvre abandonne le marxisme lorsqu’il laisse ce concept dans l’abstraction, définissant la désaliénation comme une tentative de réaliser l’impossible dans un possible emprisonné dans le carcan de la société capitaliste. Si la conscience de son aliénation ne fait pas de l’homme un être désaliéné, il n’est pas vrai qu’elle le maintienne dans une situation dramatique. Présenter le problème de cette façon, c’est rester sur le terrain de la révolte anarchiste et maximaliste (et sur ce point les situationnistes dont il s’est séparé à cause de leur « gauchisme » sont plus conséquents que lui) ; c’est dégager des perspectives nettement réformistes comme nous avons tenté de le montrer au cours de la discussion à la « cafétéria » et donner à son « romantisme révolutionnaire » un aspect profondément pessimiste.
Encore une fois un concept marxiste, est un concept historique, c’est-à-dire génétique. Lui ôter ce caractère, c’est le couper de la réalité et le perdre dans l’abstraction philosophique. L’aliénation peut être analytiquement divisée en aliénation économique, sociale, politique, philosophique et religieuse. L’homme de la société primitive n’était pas un être total bien qu’il vécût en harmonie sociale avec les autres hommes. En fait sa situation était double déjà comme en témoignent ses mythes superstitieux. En tant qu’être naturel sortant de l’animalité, il était profondément aliéné par rapport à la nature qui le dominait. En tant qu’être se distinguant de l’animal par le travail, il était un être potentiellement total. La nature environnante apparaissait déjà comme son corps inorganique qu’il allait s’accaparer, mais qui lui restait profondément étrangère et hostile. L’histoire de l’homme jusqu’à nos jours est l’histoire du développement de cette dualité primitive par laquelle l’homme se sortit de l’animalité, et que les marxistes nomment préhistoire (I).
Le caractère fondamental de la société capitaliste est qu’elle constitue la phase finale du développement de cette dualité. L’époque historique du capitalisme a ceci d’extraordinaire qu’elle porte les termes de cette dualité à leur plus radicale contradiction en même temps qu’elle présente, liées génétiquement, toutes les phases antérieures du développement historique de cette dualité.
La genèse de cette situation prend sa source dans le travail, que les rapports de production capitaliste ont porté à un degré d’aliénation sans précédent. L’ouvrier se perd comme homme et devient chose dans l’acte économique de production (2). Il est aliéné par rapport à son produit qui lui échappe aussitôt qu’il est créé. Ce produit de lui-même dont il est dépossédé se présente en face de lui comme une puissance hostile, parce que transformé en Capital, il devient l’instrument d’exploitation de sa force de travail. Son travail ne lui appartient pas. L’ouvrier n’est libre que dans les fonctions animales comme boire, manger, procréer ; l’ouvrier est réduit à l’animalité. L’homme se distinguait de l’animal en ce qu’il se servait de la nature librement. Dans l’acte économique même, l’ouvrier est aliéné par rapport à la nature qui lui échappe, le réduisant à son être biologique. Son travail ne lui appartient pas, il appartient à un autre, le propriétaire capitaliste qui lui ne vit pas une activité d’aliénation en recevant un produit qui n’est pas sien. L’ouvrier et le capitaliste sont aliénés l’un par rapport à l’autre. L’homme, être social créateur est dualisé en possédant et possédé. Ainsi la contradiction de classe à l’échelle sociale est portée en chaque être. Elle a sa source sociale sur le carreau de l’entreprise. Elle est maintenue grâce à l’Etat, appareil dépressif au service de la classe dominante, né historiquement avec la propriété privée des moyens de production (I). La religion n’est autre que la tentative imaginaire de retrouver l’intégralité ailleurs, dans un autre être, un autre monde. La philosophie idéaliste n’est autre que la théorisation de cette situation d’un être incomplet, aliéné, réduit à l’abstraction, à l’individu absurde. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, l’Etat, le pouvoir politique, est l’instrument du maître, de la classe dominante, camouflée en pouvoir divin ou en pouvoir de tous.
Dans la phase actuelle de la société capitaliste, « l’aliénation s’exprime… par la perte totale du contrôle du travailleur sue ses conditions de travail, sur ses instruments de travail, sur le produit de son travail. Cette perte de contrôle s’accentue précisément au fur et à mesure que l’augmentation de la plus-value relative se substitue à l’augmentation de la plus-value absolue… L’aliénation s’exprime enfin par le fait de la commercialisation et de l’atomisation universelles de la société capitaliste. Tout se vend et tout s’achète. Toutes les qualités, toutes les aspirations, toutes les possibilités humaines ne peuvent plus se réaliser qu’à travers l’acquisition de choses ou de services sur le marché, acquisition que le capitalisme tend de plus en plus à commercialiser, donc à mouler et à mécaniser. Ainsi, la réduction du temps de travail est accompagnée bien moins d’un accroissement de loisirs individuels humanisés et humanisants, que de loisirs de plus en plus commercialisés et déshumanisés » (3).
Le travail de recherche d’Henri Lefebvre porte sur ce dernier aspect de l’aliénation et il n’est pas question d’en nier l’intérêt. Mais l’acquis de cette recherche doit être resitué dans le processus général de l’aliénation. Ce n’est pas seulement une nécessité théorique. Car la prise du pouvoir politique reste toujours l’objectif préalable principal, et pour y parvenir, le contrôle ouvrier est le mot d’ordre central de tout programme de revendications transitoires.
Il ne s’agit plus d’une divergence tactique. C’est l’abandon de ces deux derniers points que nous qualifions de révisionnisme.
(I) Engels – Origine de la propriété privée, de la famille et de l’Etat
(2) Marx – Manuscrits de 1844
(3) Mandel – Traité d’économie marxiste