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Pierre Vaquez : Tito et la révolution yougoslave (1937-1956), par Branko Lazitch

Recension de Pierre Vaquez parue dans La Révolution prolétarienne, n° 123 (424), janvier 1958, p. 30-31

Tito est-il le héros de l’indépendance nationale et le libérateur de la Yougoslavie ?

Tito incarne-t-il ce qu’on peut appeler le communisme libéral ?

Quelles sont les véritables causes du conflit Tito-Staline ou du Parti Communiste Yougoslave avec le Kominform ?

Le culte de la personnalité sévit-il en Yougoslavie tout comme en U.R.S.S. ?

Existe-t-il une démocratie intérieure au sein du Parti Communiste Yougoslave ?

Où va le titisme ?

Tels sont les principaux points développés dans le livre de Branko Lazitch enseignant actuellement l’histoire du mouvement communiste au Collège d’Europe à Bruges.

Branko Lazitch a participé au mouvement de résistance nationale du colonel Mihailovitch qui combattit aux côtés des communistes dans la première phase de la guerre. Recherché par la Gestapo en 1942 et 1943, il prit le maquis, puis se réfugia en Suisse à l’arrivée des troupes soviétiques.

Ce livre, étayé par une copieuse documentation, a le mérite de nous « déculotter » de façon magistrale un Tito que nous avons cru débonnaire avec sa face ronde joviale, un Tito qui n’a rien à envier à Staline dans le choix des alliances et le double jeu, un Tito infatué de sa personne, un Tito qui, tout autant que le sanguinaire maître du Kremlin et peut-être davantage, a érigé en dogme le « culte de la personnalité ».

Branko Lazitch nous montre d’abord que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’indépendance nationale n’ont été pour Tito que des paravents trompeurs derrière lesquels il manœuvrait cyniquement pour prendre le pouvoir.

Alors qu’en 1923 la gauche du P.C.Y. abandonnant les théories d’un seul peuple yougoslave créé par Versailles et proclamait que la Yougoslavie était multinationale, conformément aux théories du bolchevisme confirmées par le Ve Congrès du Komintern en 1924. Alors qu’à cette époque le P.C.Y. proclamait également que ce principe devait trouver son expression dans la séparation de la Croatie, de la Slovénie et de la Macédoine du cadre de la Yougoslavie, en 1938 le même P.C.V., dirigé par Tito, se posait en défenseur de l’Etat yougoslave.

La lutte pour l’indépendance nationale ne fut pendant presque toute la durée de la guerre qu’une lutte à mort menée par les partisans, mouvement de résistance animé par Tito et composé en majorité de communistes, contre les tchetniks, autre mouvement de résistance beaucoup plus important en nombre, dirigé par Mihailovitch, colonel de carrière et qui groupait passablement d’officiers de l’ancienne armée et des éléments non communistes.

Contrairement à ce qui se passa dans d’autres pays et notamment en France où les divers mouvements de résistance collaborèrent dans une certaine mesure, Tito dirigea davantage ses coups contre les tchetniks que castre les nazis.

Pis encore : pour combattre les tchetniks, fin 1943, il fit des avances à Pavelitch, Croate oustachi — on sait que les oustachis constituaient l’organisation nazie de la Croatie.

Soubymann Filipovitch, colonel de l’armée Pavelitch, déclaré criminel de guerre à cause des massacres de Serbes, passa avec toutes ses troupes dans les rangs des partisans et devint ministre dans le premier gouvernement Tito — de même Franji Pirc, lieutenant-colonel devint commandant de l’aviation titiste.

Mario Mésitch, commandant des troupes croates qui luttèrent à Stalingrad contre l’armée rouge où il fut fait prisonnier, pris en main de l’année suivante le commandement des unités yougoslaves dans le cadre de l’armée rouge.

5.000 Oustachis avec une batterie d’artillerie firent cause commune avec les partisans.

Ainsi Tito, pour lutter contre les patriotes yougoslaves, fit alliance avec les nazis croates coupables de centaines de mille d’assassinats et de tortures diverses.

En septembre 1943 les partisans attaquèrent dans le dos les tchetniks qui luttaient contre les Allemands et les oustachis.

Mais la Serbie resta le bastion de Mihailovitch et la conquête de la Serbie par Tito ne fut possible qu’avec l’invasion de l’armée rouge.

Ajoutons qu’au début de la guerre Tito, tout comme Staline et le P.C. russe, avait pratiqué le défaitisme, rendant responsables du déclenchement des hostilités les impérialismes franco-anglais.


Pour Branko, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de communisme libéral pas plus que des chemins différents pour arriver au communisme en Yougoslavie.

Les épurations, purges et liquidations successives y ont frappé les meilleurs militants. Ainsi l’exclusion du Comité Régional de Dalmatie de Petko Militich, communiste torturé en prison par la police gouvernementale yougoslave, l’exécution de 19 chefs communistes dont 4 anciens secrétaires du P.C.Y. condamnés à mort par le Comité Central présidé par Tito — et tout dernièrement la condamnation à sept années de prison de Djilas, compagnon d’armes de Tito, considéré longtemps comme dauphin, qui cependant en 1942, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre avait écrit cette apologie grandiloquente de Staline :

« Y a-t-il un honneur et une joie plus grands que de sentir que ton camarade le plus proche et le plus aimé est Staline ?

Le soleil serait devenu obscur sans Staline… Staline a réalisé le poème glorieux de la liberté et de la fraternité parmi les hommes et les peuples — la Constitution stalinienne.

Staline est le seul homme d’État qui eut la conscience tranquille et le cœur altruiste… Staline est l’homme le plus parfait… Il sait tout et il voit tout, tout ce qui est humain lui est proche…

On est fier de vivre à l’époque de Staline et de lutter sous la direction de Staline – cela veut dire faire partie de quelque chose qui ne mourra jamais… »

Tout ceci n’empêche pas Tito, qui avait signé l’exécution de ses camarades devenus traîtres, d’être lui-même proclamé traître dix ans plus tard par Staline.

Pour Branko Lazitch il n’y a pas de démocratie intérieure dans le P.C.Y. et le « centralisme démocratique » y joue comme en U.R.S.S.

Le Komintern désigne sans congrès ni conférence un secrétaire général qui, à son tour, nomme un Comité central. Ce Comité central désigne des Comités nationaux ou régionaux et ainsi de suite.

Cette construction une fois faite, de haut en bas, un congrès est convoqué qui ratifie à l’unanimité les décisions déjà prises.


Quelles sont les causes du conflit Tito-Staline ?

Pour Branko Lazitch, il s’agit surtout d’une rivalité entre deux ambitieux, chacun essayant de supplanter l’autre.

Tito a voulu être un Staline balkanique alors que le P.C.Y. était considéré comme quantité négligeable et que, par contre, le P.C. bulgare (Dimitrov et Kolarov) avait toutes les faveurs du Kremlin.

Le plus grand crime de Tito vis-à-vis de Staline fut de rompre la hiérarchie du système communiste : Parti bolchevik russe sur le plan des partis, U.R.S.S. sur le plan des Etats.

Tito établissait ainsi la hiérarchie : Parti bolchevik russe, d’abord, P.C.Y. ensuite et tous les autres partis communistes après.

Tito et Staline entrèrent au Comité central par cooptation ; tous deux avancèrent dans la hiérarchie non par leur travail dans les masses mais dans l’appareil clandestin du Parti.

De l’ancien Politbureau de Lénine. Staline reste seul en vie : du Comité central du P.C.Y., un seul membre : Tito, ne fut pas éliminé.

Tout comme Staline, Tito cumula toutes les fonctions : Secrétaire général du Parti, Président du gouvernement et Commandant suprême de l’armée avec le grade de maréchal.

Staline a poussé à l’extrême le culte de sa personne.

Tito a imité cet exemple et les inscriptions en lettres gigantesques : Vive Tito ! ne manquent pas en Yougoslavie.

Staline a proclamé la théorie de l’édification du socialisme en un seul pays. Tito a voulu l’appliquer aussi.

Staline ne voulut jamais admettre les prétentions de Tito, justifiées dans une certaine mesure, étant donné que le P.C.Y. était le seul à avoir pris le pouvoir, après l’U.R.S.S., par l’insurrection armée. Il n’y avait place dans le monde bolchevik que pour un seul Dieu : Staline.

Comme le dit Branko Lazitch :

« Ce n’est donc pas une interprétation différente du marxisme qui força Tito à résister à Moscou mais bien la décision de Staline de l’éliminer du pouvoir ».


La mort de Staline, pas plus qu’en U.R.S.S., n’a changé la face des choses en Yougoslavie.

Tito n’a pas réhabilité les chefs communistes exécutés.

Tito ne veut pas de la direction collective et continue à cumuler toutes les fonctions.

Tito veille sur le monolithisme du Parti.

Tito maintient sa bureaucratie.

Ce qui pouvait justifier une différence entre le prétendu communisme libéral du P.C.Y. perd de sa valeur étant donné qu’en U.R.S.S. depuis la mort de Staline et jusqu’à nouvel ordre les éliminations ont remplacé les purges sanglantes.

Mais les deux régimes restent totalitaires. Tito a approuvé la répression sanglante contre les insurgés de Budapest. Les moindres déviations sont sanctionnées sévèrement comme c’est le cas de Blagogi Neskovitch, membre du Comité central, et plus récemment de Djilas.

La tragédie de Djilas est d’avoir pris au sérieux le slogan de la propagande titiste sur le chemin spécifiquement yougoslave dans l’édification du socialisme et d’avoir cru le trouver dans l’abandon de l’actuelle structure politique yougoslave en préconisant la création d’un parti socialiste démocrate dans lequel marxistes et non marxistes pourraient trouver place. Les sept années de prison à Djilas nous prouvent suffisamment que le totalitarisme continue comme avant.


Branko passe en revue bien d’autres problèmes.

Son livre vient à point pour dessiller bien des yeux et mettre fin à une controverse qui a pu opposer ceux qui donnaient à Tito un préjugé de faveur à ceux qui disaient : Il n’y a pas de communisme libéral en Yougoslavie. Il confirme ce que nous avons déjà écrit dans de précédents articles.

Le mythe Tito s’effondre.

Ses oscillations à droite n’ont jamais eu d’autres buts que de se procurer des dollars auprès des Américains pour renflouer son économie désastreuse et empêcher certaines années le peuple yougoslave de mourir de faim ou de montrer qu’il était l’égal de Staline.

Tito, en bon stalinien, est un équilibriste de première force, un habile meneur du double jeu, un cynique qui s’est assis avec désinvolture sur les liens de profonde camaraderie qui l’unissaient à Djilas. Il a peut-être tout ce qu’il faut pour faire un bon maréchal, mais rien qui lui permette de ramener le régime actuel sur des bases démocratiques.

Tito continuera peut-être de longues années encore à faire parler de lui, à épater les diplomates occidentaux dans sa résidence de l’île Brioni, à entretenir une armée qui engloutit les trois quarts de son budget, à entretenir la docilité de ses bureaucrates au fameux camp des Diplomates, près de Belgrade. Mais parallèlement pendant de longues années encore le peuple yougoslave continuera à se nourrir presque exclusivement de pain noir et de yaourt et à regarder avec des yeux de convoitise les automobiles des touristes venus de « l’enfer capitaliste ».

Pierre VAQUEZ.


« Tito et la Révolution Yougoslave 1937-1956 ». Ed. Fasquelle.

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