Article de Maurice Chambelland paru dans La Révolution prolétarienne, n° 73 (374), juin 1953, p. 17-19
Les lecteurs de la R.P. ont déjà lu dans le numéro d’avril l’avant-propos et la conclusion de l’ouvrage de Rosmer. Ils savent déjà que ce livre est un récit, un « long rapport », selon l’expression de l’auteur. sur les séjours qu’il fit en Russie soviétique de 1920 à 1924, au moment des premiers congrès de l’Internationale Communiste et du congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge.
Ce qu’ils ont certainement remarqué, c’est ce passage de l’avant-propos où Rosmer rappelle l’importance extraordinaire de la Révolution russe pour les militants qui, pendant la guerre de 1914-1919, avaient résisté au nationalisme :
« Pour les révolutionnaires de ma génération qui ont répondu à l’appel de la Révolution d’Octobre, ces années ont laissé en eux une empreinte profonde. Nous avons touché alors le plus haut de nos buts la foi internationaliste que nous avions garder intacte durant l’entre-massacre des prolétaires trouva sa récompense quand surgit la nouvelle Internationale les honteuses abdications de 1914 étaient vengées : la République soviétique annonçait la société socialiste, la libération de l’homme. De telles époques s’inscrivent dans la mémoire pour n’en plus sortir. »
L’intérêt du livre de Rosmer c’est qu’il constitue un témoignage de première main sur des années d’espoir.
Mais dans quelle mesure, au cours de ces mêmes années, pouvait-on discerner les symptômes plus ou moins visibles du commencement de la ruine de ces mêmes espoirs nourris par les révolutionnaires de tous les pays du monde ?
Rosmer se défend de vouloir imposer à ses lecteurs quelque opinion que ce fût. Il se limite à son récit, j’allais écrire à son reportage. Il ne cherche pas à violenter le lecteur pour lui faire admettre « sa » vérité. Mais il pose la question la question brûlante pour nous tous :
« Staline continue-t-il Lénine ? Le régime totalitaire est-il une autre forme de ce qu’on avait appelé la dictature du prolétariat ? Le ver était-il dans le fruit ? … »
Plus de trente ans ont passé. Mais l’Histoire de ces premières années n’est pas encore écrite. Il existe beaucoup de fragments, mais ils attendent d’être rassemblés pour former le tableau véridique de la marche triomphale du stalinisme.
Une chose est certaine : ceux qui, un jour, brosseront ce tableau, écriront cette Histoire, ne pourront pas ignorer le témoignage d’Alfred Rosmer.
Dans Moscou sous Lénine, Rosmer ne donne pas de réponse à la grande question qu’il pose. Il laisse à chaque lecteur le soin de se faire son opinion. Chacun doit donc, avec son optique particulière et selon l’orientation de son esprit et de ses efforts dans le mouvement ouvrier, noter les points positifs et les points négatifs, dont la récapitulation lui permettra de dire si, oui ou non, le ver était dans le fruit.
Le livre vaut beaucoup par ce que Rosmer nous dit des hommes de la Révolution russe. Lénine et Trotsky au premier plan.
« Lénine et Trotsky dominaient d’une tête les hommes de le Révolution d’Octobre » (p. 88).
Mais, précisément, à propos du livre de Lénine, Le Communisme de gauche, maladie infantile du communisme, il rapporte une réflexion singulière que lut fit le Belge War Van Overstraeten :
« Quel livre dangereux ! me dit-il ; avec Lénine, il n’y a pas de risque ; avec lui la manœuvre servira toujours la classe ouvrière, et le compromis sera toujours conclu dans son intérêt : mais songeons aux jeunes communistes, — et même à certains qui ne sont plus très jeunes — sans expérience ni pratique des batailles ouvrières… Ils ne prendront dans ce manuel que l’accessoire, ce qui sera pour eux le plus facile et le plus commode ; ils négligeront le travail et l’étude. Ne possédant pas la base socialiste solide sur laquelle doivent s’ancrer manœuvres et compromis, ils seront portés à voir dans ceux-ci l’essentiel, une justification aisée de tous leurs actes. » (p. 81)
Cette réflexion de Van Overstraeten sa plus loin et porte plus haut que la seule question des « compromis ». Elle peut tout aussi bien s’appliquer à la conception même du parti ainsi qu’à la dictature du prolétariat : Ce qui paraissait admissible et même excellent avec Lénine et Trotsky le sera-t-il encore lorsque le pouvoir dans le parti et dans le pays passera en d’autres mains ?
Mais delà, au deuxième congrès de l’Internationale communiste, il apparaît que l’idylle nouée par les événements entre les bolchéviks et les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires s’achemine vers sa fin. Un autre curieux livre de Lénine, L’Etat et la Révolution, avait beaucoup contribué à ce rapprochement. Mais, en un certain sens, l’offensive anti-gauchiste de la Maladie infantile commença à démolir ce que L’État et la révolution avait plus qu’ébauché. Ce furent Cronstadt et la N.E.P. qui firent le reste. Vint ensuite ce qu’on a très justement appelé la « bolchévisation » des partis communistes et des mouvements ouvriers. La main-mise du bolchevisme sur le mouvement révolutionnaire mondial constitua la préface du stalinisme.
Les syndicalistes révolutionnaires français qui constituaient la minorité de la C.G.T. n’avaient pas aimé la phrase fameuse de Lénine dans la Maladie infantile :
« Il faut savoir résister, consentir à tous les sacrifices, user même – en cas de nécessité – de tous les stratagèmes, user de ruse, adopter des procédés illégaux, se taire parfois, celer parfois la vérité, à seule fin de pénétrer dans les syndicats, d’y rester et d’y accomplir malgré tout la tâche communiste. »
Rosmer nous dit (p 79) que cette phase ne choqua nullement les délégués présents à Moscou lorsqu’ils la lirent pour la première fois. Il n’en fut pas de même ici. Ah ! ce « celer la vérité », qu’est-ce qu’il nous fit mal, et qu’est-ce qu’il nous fit comme mal ! Les dirigeants réformistes de la C.G.T. en firent une utilisation forcenée. Ça n’avait pas été très malin, en fait de tactique, de leur donner gratuitement une telle arme. Ils purent ainsi tenter de renverser les rôles. Les syndicalistes minoritaires ne comprirent pas du tout qu’ils puissent avoir quoi que ce soit à dissimuler dans la bataille ouverte qu’ils menaient pour ramener la C.G.T. dans la voie tracée par ses origines et par son action. C’étaient bien plutôt les dirigeants réformistes qui manœuvraient, rusaient et mentaient. La phrase de Lénine leur permit de nous attribuer leurs propres méthodes. Et nous nous demandions si ce n’était vraiment qu’une phrase malencontreuse, si ce n’était pas la révélation de tout un système. Trente ans après, est-il permis de se demander s’il n’y avait pas, dans cette phrase, un petit bout du ver ?
Les militants syndicalistes s’attacheront particulièrement, c’est compréhensible, à tout ce qui touche à la question syndicale dans le livre de Rosmer. A son tout premier contact avec le Comité exécutif de l’Internationale Communiste, Rosmer note un accrochage à propos d’une résolution sur la question syndicale dont Radek donne lecture. Le texte de Radek « mentionnait en bloc la trahison des chefs syndicalistes pendant la guerre ». Pardon ! rétorqua Pestaña, les dirigeants de la C.N.T espagnole n’ont nullement trahi. Et Rosmer de rappeler que les militants des I.W.W. d’Amérique n’avaient pas trahi non plus. Mais c’est de mauvaise grâce que Radek modifia son texte. Et Rosmer note qu’il n’avait rien compris à leurs protestations. (p. 61)
On lira aussi avec intérêt, pp. 120-121, le désaccord avec Zinoviev à propos d’un appel aux ouvriers de tous les pays et aux ouvriers britanniques en particulier.
Mais l’attention se fixera surtout sur les syndicats russes.
« J’allais chaque jour — écrit Rosmer p. 134 – aux bureaux de la C.G.T. russe où un local était réservé au Conseil International provisoire des Syndicats rouges. Là il n’y avait ni luxe ni trace de luxe d’aucune sorte : l’extrême pauvreté, le minimum de ce qu’il fallait pour pouvoir travailler. Peu ou pas de chauffage, surtout une terrible odeur de soupe de poisson qui imprégnait tout l’immeuble : seul menu, semble-t-il, de la cantine. Les syndicats étaient malgré tout les parents pauvres, non qu’on ne leur attachât pas d’importance (ils allaient être bientôt le centre d’un des plus graves débats du Comité central et du parti) bien au contraire : on leur avait réservé de grandes tâches dans l’édification de la société communiste. Mais l’accent restait tout de même sur le parti : c’est lui qui avait la part du lion dans les ressources de la République, en hommes et en moyens. »
De grandes tâches sans hommes ni moyens !
Le « grave débat » sur la question syndicale dont parle Rosmer fut, en fait, provoqué par une grave crise économique due à la « survie du communisme de guerre » :
« Ce qu’on a appelé après la deuxième guerre mondiale la reconversion de l’économie de guerre en économie de paix, mais qui aurait paru alors une expression bien ambitieuse, c’était le problème que la République des Soviets devait résoudre. L’heure était venue de desserrer l’étreinte. » (pp. 164-165)
Les syndicats russes occupaient une place prépondérante au Conseil suprême de l’économie, mais ils s’acquittaient mal de leurs tâches. Trotsky présenta au comité central un projet de modification de la structure syndicale. Il proposait d’adjoindre aux directions syndicales les militaires que l’Armée Rouge démobilisait. Tomsky et Riazanov s’y opposèrent. Cinq tendances se constituèrent, qui se réduisirent à deux : Trotsky, Sapronov et Boukharine, contre les tenants du statu quo, que soutenait Lénine.
« On sut et on comprit plus tard que ce que Lénine reprochait à la proposition de Trotsky c’était, avant tout, d’être inopportune. Il avait en tête une autre solution, infiniment plus profonde, puisqu’elle modifiait la structure même de l’économie soviétique en plusieurs points essentiels, celle que le parti devait faire sienne quelques mets plus tard : la N E.P. » (pp. 146-167)
« La discussion se prolongeait, le congrès du parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et d’abord incroyable… » (p. 167).
Ici, une question vient immanquablement à l’esprit. Si les syndicats russes n’avaient pas été les « parents pauvres », si le parti n’avait pas eu « la part du lion », si les syndicats avaient pu discuter eux-mêmes de leur structure et de leurs tâches, si les syndicats avaient eu la capacité économique, y aurait-il eu Cronstadt ?
La N.E.P. consista essentiellement à substituer « l’impôt alimentaire » aux réquisitions. Dans la brochure éditée en français à Petrograd en 1921, Lénine écrivait :
« … La situation politique au début de 1921 s’est trouvée exiger impérieusement et d’urgence des mesures immédiates, décisives et exceptionnelles pour améliorer la situation du paysan et pour développer ses forces productrices. »
Et Lénine poursuivait :
« Pourquoi du paysan et non de l’ouvrier ?
« Parce que pour améliorer la situation de l’ouvrier, il faut avant tout du blé et du combustible (1)… »
Lénine considérait Cronstadt comme « l’expression la plus vive des fluctuations politiques » résultant de l’empirement de la situation économique, de « l’empirement extrême de la situation des paysans »… (p. 46 de la brochure).
Il aura donc fallu Cronstadt pour que les grands dirigeants bolchéviks, Lénine en tête, perçoivent l’extrême gravité de la crise économique. Le rapprochement des dates le prouve : soulèvement de Cronstadt, 2 mars 1921 : article de Lénine annonçant la N.E.P., 21 avril 1921. Il n’entre dans cette constatation aucune animosité, aucun parti pris, simplement le désir de savoir ceci : est-ce que Cronstadt aurait été passible si les syndicats russes avaient accompli leurs taches essentielles dans l’économie soviétique ? Est-ce que ce n’est pas dans leur impuissance de construire un régime économique que sombrent les révolutions politiques ?
Quant à cette prépondérance paysanne dans l’économie russe, elle nous ouvre des abîmes de perplexité : n’est-ce pas là que gît le plus gros bout du ver ?
On retrouve les préoccupations syndicales dans le chapitre consacré par Rosmer au congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge. Mais il serait difficile d’admettre que ce congrès pût constituer un sucres quant au rassemblement primitivement espéré des syndicalistes révolutionnaires du monde. Pestaña et Borghi, dont les organisations avaient adhéré d’enthousiasme à la « troisième », n’étaient plus là. Il y avait bien des délégués espagnols : Nin, Maurin, Arlandis, Ibanez et Leval, mais la C.N.T. ne devait se prononcer sur l’adhésion qu’après le congrès. L’Union syndicale italienne de Borghi n’était pas représentée. Quant à la nombreuse délégation française, elle se déclarait dans sa grande majorité hostile à la « liaison organique » entre l’Internationale Communiste et l’Internationale Syndicale Rouge. Pourtant, et malgré cette opposition, après des débats animés et parfois violents (Dimitrov n’alla-t-il pas jusqu’à demander l’exclusion de la délégation française ?), la liaison organique fut déclarée par le congres « hautement désirable ». Ce qui fit dire à Tommasi qu’en approuvant ce texte, il venait de signer sa démission de secrétaire de l’Union des Syndicats de la Seine. Ce seul fait montre assez que la grosse majorité des syndicalistes révolutionnaires français, quoique amis de la Révolution russe et dont certains étaient membres du parti communiste français, étaient opposés à toute formule de liaison immanente entre les organisations syndicales et les organisations communistes. Et cela irritait beaucoup Trotsky.
Ainsi que le « celer la vérité », cette liaison organique votée à Moscou constitua une des meilleures armes des dirigeants réformistes et les aida à perpétrer la scission syndicale en France ; elle [eut] pour premier résultat de diviser profondément la minorité du congrès de Lille. Et s’il est incontestable que les dirigeants réformistes de la C.G.T. furent les auteurs de la scission, il est non moins patent qu’ils furent aidés en cela par un esprit scissionniste de gauche si répandu qu’il triompha sans peine au congrès minoritaire de décembre 1921.
A trente ans de distance, il apparaît bien que ce fut une grosse erreur d’avoir tablé sur un changement réel des dirigeants de l’Internationale Syndicale Rouge en demandant, au congres constitutif de la C.G.T.U. à Saint-Étienne, la modification de l’article des statuts de l’I.S.R. relatif à la liaison organique, le fameux article onze.
Je n’en veux pour preuve que cet extrait d’un article publié en 1933 par Andrés Nin et que Rosmer reproduit fort opportunément page 257 de son livre :
« L’adoption de cet accord mit fin à nos différends avec le syndicalisme révolutionnaire français. La concession était, au fond, de pure forme. Immédiatement après le congrès fut formé un comité d’action comprenant des représentants des deux Internationales. L’expérience ultérieure des luttes ouvrières montra avec évidence la nécessité d’une collaboration des deux organismes. D’autre part, le processus de différenciation à l’intérieur du mouvement syndicaliste révolutionnaire s’accéléra. Les éléments sectaires retournèrent à leurs positions, adoptant une attitude hostile à la Révolution russe et à l’I.S.R. Tandis que ceux qui avaient su profiter des leçons de la guerre et de la révolution tusse s’orientèrent vers le communisme… »
Je coupe ici la citation, car, avec la suite, il y a une césure de taille. Il apparaît pour l’instant que les membres du congrès de Saint-Étienne furent quelque peu roulés… Et ce qui paraît grave, dans ce tour de passe-passe, c’est qu’il devait conduire la C.G.T.U. entre les mains des « bolchévisateurs ». Voici la suite de la citation de Nin :
« Enfin, spectacle édifiant, certains qui, comme Monmousseau, craignaient que l’I.S.R. attentât à l’indépendance du mouvement syndical français, devaient, peu après, convertir la centrale syndicale révolutionnaire en une simple annexe du parti communiste, provoquant ainsi un effondrement progressif de son effectif au bénéfice évident de la C.G.T. réformiste. »
On peut légitimement se demander si dans l’incompréhension bolchévique du syndicalisme révolutionnaire française, il n’y eut pas aussi un petit bout du ver.
J’ai usé un peu trop largement sans doute de la liberté grande laissée par Alfred Rosmer à ses lecteurs, et je ne puis plus maintenant dire ce que je voulais dire sur d’autres passages de son livre.
Ce livre, il faut le lire et le faire lire. C’est un excellent instrument pour mesurer la distance qui sépare l’antistalinisme d’un révolutionnaire de l’anticommunisme vulgaire dont les fonds secrets américains et patronaux tentent de nous submerger.
M. CHAMBELLAND.
1) Le bois apporté par les attelages des paysans.