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R. Merlin : Le livre de Pierre Hervé, nouvel épisode de la crise du stalinisme. Pour une véritable discussion

Article de R. Merlin paru dans La Vérité des travailleurs, n° 38, février 1956, p. 3

Depuis 1944 jusqu’au XIIe Congrès, la vie intérieure du P.C.F. fut plutôt sans histoire. Mais, à partir de 1952, elle devint mouvementée : exclusion d’André Marty puis d’A. Lecoeur qui publient leur défense, rétrogradation de Tillon, critiques publiques d’une violence inhabituelle d’Aimé Césaire à l’égard d’Aragon, polémique Lefèvre-Garaudy, et voici que paraît un livre de 200 pages de Pierre Hervé : « La Révolution et les Fétiches ».

Le livre de Pierre Hervé prend place avant tout dans le cadre d’une polémique entre intellectuels. Cependant, les problèmes politiques et sociaux n’y sont pas oubliés.

LES QUESTIONS CULTURELLES

Une bonne partie de ce qui est dit sur les questions culturelles est généralement juste et devait être dit. C’est ce que la plupart des intellectuels du P.C.F. pensent. Il leur faut admettre sans discussion tout ce qui vient d’U.R.S.S. ou de responsables du Comité Central.

Les éditions de « La Table Ronde » où P. Hervé a publié son livre sont particulièrement réactionnaires. Toutefois, quand Guy Besse écrit dans l’Humanité : « Quant aux discussions entre communistes c’est dans le cadre du Parti sur les bases de ses principes historiques, qu’elles se déroulent… » il affecte d’oublier que les éditions contrôlées par le P.C. non seulement ne se permettraient pas une telle publication, mais retirent de leurs catalogues toute publication ancienne d’un auteur condamné.

La direction du P.C.F. est passablement désarçonnée par ce qui se passe actuellement en U.R.S.S., elle ne peut l’expliquer, elle n’a pas les mêmes raisons que les dirigeants soviétiques à un « cours nouveau ». Aussi s’efforce-t-elle, comme Hervé le souligne justement, de minimiser ces changements.

Tout communiste doit défendre le droit de P. Hervé à formuler ses critiques, ses positions, contre les prétentions d’une direction dont « l’infaillibilité » prend de plus en plus de sérieux coups. Il faut repousser toute condamnation du type excommunication. Nous considérons qu’il y a dans le livre de P. Hervé plusieurs prises de positions et une orientation condamnables, mais qui ne peuvent l’être qu’au travers d’une discussion sérieuse et honnête.

L’EXISTENCE DE LA BUREAUCRATIE

Hervé déclare que l’exposé du marxisme a pris dans les vingt dernières années un tour « byzantin et scolastique » en Union soviétique.

Pourquoi cela ? L’explication d’Hervé est inacceptable. « Ce fut surtout en vertu de nécessités pédagogiques d’une immense ampleur. » On ne peut justifier à aucun titre un enseignement — élémentaire ou supérieur — frelaté du marxisme. Chaque fois que le marxisme a été altéré, il a fallu lutter pour le rénover et ceux qui l’ont rénové ont à cet effet expliqué les causes objectives de l’altération.

Loin de le faire, P. Hervé croit probablement plus astucieux de mener sa polémique contre la direction du Parti en s’appuyant sur Staline dont il ne peut ignorer qu’il fut le grand patron organisationnel et théorique dans cette période d’un marxisme byzantin et scolastique ».

Staline était le représentant d’une couche de la société soviétique, la bureaucratie, qui a exproprié politiquement le prolétariat. Et « l’extrémisme idéologique » (terme tout à fait confus et équivoque, c’est autoritarisme idéologique qu’il faudrait dire) c’est « l’idéologie » de la bureaucratie qui déforme le marxisme-léninisme.

Pierre Hervé souscrit d’ailleurs à l’explication bureaucratique qui fait de Beria le responsable de l’affaire yougoslave et de toute la période stalinienne. Comment peut-il y croire lui qui par ailleurs parle de « procès retentissants » qu’on expliquera autrement à l’avenir ? A cette occasion disons qu’on aurait bien voulu voir dans ce livre quelques explications des motifs qui lui tirent écrire les ignobles articles de la Nouvelle critique « De Trotsky à Tito » et d’autres aussi peu ragoûtants. Car le silence d’Hervé sur ce point, cette absence de franchise, ne fait qu’affaiblir toutes les critiques justes qu’il formule.

VARIATION CONJONCTURELLE OU RETOUR A LENINE ?

Parmi les reproches qu’il adresse a la direction du P.C., l’un des principaux est de conserver ce marxisme « byzantin et scolastique » alors que la période a changé, que la « coexistence pacifique » et la « détente » ont remplacé la « guerre froide ». Nous traiterons plus loin de la ligne politique d’Hervé. Mais cet argument lui aussi est manifestement erroné. La tension politique internationale tonnait et connaitra nombre de variations. Faudrait-il donc, en cas de tension croissante, revenir au byzantinisme, à la scolastique.

Le byzantinisme et la scolastique ne peuvent avoir aucune justification dans le marxisme — ni les nécessités d’un enseignement très ample ni les conditions de la « guerre froide ». Accepter une telle conception, c’est accepter de mentir à la classe ouvrière ; c’est une conception qui est étrangère au marxisme et elle ne peut provenir que de la pression de l’ennemi de classe sur une couche de la classe ouvrière ou sur une couche sociale issue de la classe ouvrière.

Ce dont les travailleurs ont besoin, ce n’est pas d’une variation conjoncturelle, comme elle apparaît dans le livre d’Hervé, mais d’un véritable retour à Lénine.

PEUT-ON SE PASSER DE FAIRE LA REVOLUTION ?

Les chapitres politiques appellent plus que des réserves ; il faut en condamner absolument l’orientation.

La lutte du travail contre le Capital risque de remettre en cause la coexistence pacifique. Alors, que la classe ouvrière de France devienne raisonnable et peut-être pourra-t-on s’acheminer par des voies nouvelles vers le Socialisme ! C’est un thème que développe « la Révolution et les fétiches ».

Il va de soi que les marxistes ne préconisent pas la révolution pour la révolution. Le problème est de savoir si la transformation du capitalisme au socialisme peut se faire sans une crise révolutionnaire de la société, sans l’abolition de l’Etat bourgeois, sans l’intervention par la force du prolétariat. Le problème c’est de savoir si aujourd’hui l’impérialisme, après avoir perdu un tiers du globe, est disposé à accepter sa disparition sans combat.

Mais, en contradiction avec sort argument qu’il faut éviter la révolution en France pour ne pas provoquer la guerre, P. Hervé soudain dit qu’il ne s’agit pas d’escamoter la Révolution ; en Occident, déclare-t-il, elle prendra d’autres formes. Sans doute la Révolution peut revêtir différentes formes ; ce qui s’est passé en Yougoslavie, en Chine, n’est pas en tous points comparables à ce qui s’est passé en 1917 en Russie. Mais ce n’est pas là véritablement la pensée d’Hervé. Il ne s’agit pas des formes de luttes révolutionnaires pour le pouvoir, mais de formes d’évolution, d’étapes du type Front populaire, c’est-à-dire de périodes de compromis avec des partis bourgeois, menant — on ne sait trop comment — au socialisme. Sur ce point, il n’a d’ailleurs aucun désaccord avec la direction du P.C.F. et, dans cette mesure, il a raison quand il dit qu’il ne défend pas une ligne opposée. Son mérite même, si l’on peut dire, est de poser plus franchement le problème.

P. Hervé, citation de Lénine à l’appui, parle de la nécessité d’un « programme minimum » et d’un « programme maximum ». Malheureusement cette citation date de 1907, où tout le mouvement socialiste s’alignait encore sur le programme d’Erfurt de la social-démocratie allemande et où il n’était pas question de poser la conquête du pouvoir comme tâche primordiale dans cette période. P. Hervé connaît les Congrès de l’Internationale communiste ; il a dû les relire pour écrire son livre, car il en cite plusieurs dans les 200 pages de son ouvrage. N’a-t-il donc pas lu dans la résolution sur la tactique du IIIe Congrès de l’Internationale Communiste (1921) :

« A la place du programme minimum des réformistes et des centristes, l’I.C. met la lutte pour les besoins concrets du prolétariat, pour un système de revendications qui, dans leur ensemble, démolissent la puissance de la bourgeoisie, organisent le prolétariat et constituent les étapes de la lutte pour la dictature du prolétariat, et dont chacune en particulier donne son expression à un besoin des larges masses, même si ces masses ne se placent pas encore consciemment sur le terrain de la dictature du prolétariat. »

Il s’agit là d’un conception essentielle pour toute la période impérialiste, la période dans laquelle le prolétariat doit renverser l’Etat bourgeois et instaurer le pouvoir prolétarien. C’est une conception totalement opposée à celle qui est commune à P. Hervé et à la direction du P.C.F. Encore une fois, ce que P. Hervé sur ce point revendique, c’est plus de conséquence.

Et malgré les dénégations de Guy Besse, la stratégie stalinienne et post-stalinienne de la coexistence pacifique implique bien la coexistence pacifique entre bourgeois et prolétaires.

LES OUVRIERS DOIVENT DECIDER.

Ceci dit, la manifestation de P. Hervé est une expression nouvelle de ce qui se développe dans le sein du P.C.F.

Si les militants pouvaient s’exprimer librement et clairement, nul doute que plusieurs lignes différentes verraient jour. Dans la tribune de discussion du 13e Congrès, nous avions relevé il y a 18 mois des tendances gauches embryonnaires (entre autres, celle d’un autre ancien collaborateur d’Action, V. Leduc). Depuis que la crise dans le P.C.F. a pris des manifestations plus accusées, c’est incontestablement André Marty qui a tiré les conclusions les plus approfondies de la situation politique et du régime intérieur de l’organisation dont il fut Secrétaire et qui dans son livre « l’Affaire Marty » a exposé la ligne révolutionnaire la plus conséquente.

Le problème qui se pose aujourd’hui aux militants communistes, ce n’est pas de passer à côté de toutes ces manifestations de divergences de pensée. Les questions ne sont pas à régler au sein du Bureau Politique. Tous les problèmes d’orientation soulevés par tous ceux qui se placent sur le terrain du communisme doivent être discutés démocratiquement par les ouvriers. C’est ainsi qu’on mettra fin aux fétiches.

R. MERLIN.

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