Catégories
revues

Henri Aubier : Cornelius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier

Article d’Henri Aubier paru dans Autogestion et Socialisme, n° 28-29, octobre 1974-janvier 1975, p. 190-193

vol. 1, Comment lutter ;
vol. 2, Prolétariat et organisation,
Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1974.

Les textes rassemblés dans ces deux volumes ont été publiés pour l’essentiel entre 1949 et 1964 dans la revue Socialisme ou Barbarie. Il ne saurait être question de résumer ici ni d’essayer de rendre compte de ces quelques huit cents pages, encore moins d’essayer de montrer en quoi nous sommes là devant l’une des entreprises intellectuelles les plus considérables de l’époque. Il faudra peut-être attendre que l’ensemble des textes de Castoriadis soit devenu enfin accessible à un large public pour qu’une telle affirmation ait des chances réelles d’être entendue. En attendant la publication dans l’un des prochains numéros de Autogestion et Socialisme d’un article de fond sur l’œuvre de Castoriadis, il est peut-être toutefois utile de donner un bref aperçu du contenu de ces deux volumes. On trouvera là des textes sur la « question de l’organisation », qui fut l’un des thèmes permanents de discussion au sein du groupe S. ou B. (1), des analyses des luttes ouvrières dans les pays occidentaux pendant cette période (2), ainsi que quelques analyses de type plus général comme « La lutte des ouvriers contre l’organisation de l’entreprise capitaliste », où est développée (en 1957-1958) une critique de la pseudo-rationalité de l’organisation capitaliste du travail (3), « Recommencer la révolution » (1964), qui marque la rupture avec les éléments marxistes « conservateurs » du groupe S. ou B. (4), et la très importante Introduction du vol. I, « La question de l’histoire du mouvement ouvrier », écrite spécialement pour cette réédition.

La société bureaucratique (5) groupait des analyses consacrées au problème de la nature des pays de l’Est, et aux luttes sociales qui s’y déroulent. Celles qui sont réunies ici sont liées aux précédentes dans la mesure où elles prennent comme point de départ l’expérience qu’a faite la classe ouvrière de la bureaucratie « considérée du point de vue le plus profond : non pas comme direction qui trompe ou qui trahit, mais comme couche exploiteuse qui peut surgir du mouvement ouvrier lui-même » (vol. II, p. 203). Il était dit dans S. ou B., dès son premier numéro (1949), qu’après l’expérience de la révolution russe « l’objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement l’abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu’il en résulte autre chose qu’une amélioration des méthodes d’exploitation, mais essentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général » (La société bureaucratique, vol. I, p. 177-178), que le socialisme ne pouvait donc être défini que comme gestion collective de toutes les activités sociales et que cette revendication deviendrait l’élément central du programme révolutionnaire à l’avenir. Mais pour comprendre qu’une telle revendication n’est pas purement utopique, il faut comprendre ce qui, dans la réalité de l’activité et de la lutte quotidiennes, prépare concrètement les travailleurs à la création d’une nouvelle société. Or il faut bien constater qu’il n’y a pas de véritable réponse dans la théorie marxiste à cette question :

« le marxisme a souffert d’une abstraction presque symétrique à celle [de la sociologie industrielle bourgeoise] dans la mesure où il s’est limité à poser immédiatement le concept de classe et à opposer directement prolétariat et capitalisme, en négligeant les articulations essentielles de l’entreprise et des groupes humains dans l’entreprise. Il s’est ainsi interdit de voir le processus vivant de formation, d’auto-création de la classe prolétarienne comme résultat d’une lutte permanente commençant au sein de la production ; de relier à ce processus les problèmes de l’organisation du prolétariat dans la société capitaliste ; et, finalement, dans la mesure où le contenu premier de cette lutte est la tendance des travailleurs à gérer leur propre travail, de poser la gestion ouvrière comme l’élément central du programme socialiste et d’en tirer toutes les implications. Au concept abstrait du prolétariat correspond le concept abstrait du socialisme comme nationalisation et planification, dont le seul contenu concret se révèle finalement être la dictature totalitaire des représentants de l’abstraction – du parti bureaucratique » (L’expérience…, vol. II, p. 50).

Si « transformée par son activité, d’objet d’exploitation force sociale déterminante de l’histoire depuis cent cinquante ans, la classe ouvrière a transformé aussi la société précapitaliste, par les effets directs et indirects de ses luttes explicites ou implicites, par sa pression constante sur le système, par la nécessité imposée aux capitalistes d’anticiper ses réactions et de compter avec elle » (vol. I, p. 107), cette évolution historique a eu également comme résultat la « dégénérescence » du mouvement ouvrier, interprétée par Castoriadis comme « rémanence ou résurgence des significations et des modèles capitalistes dans le mouvement ouvrier » :

« Brièvement parlant, la bureaucratisation a signifié que le rapport social fondamental du capitalisme moderne, le rapport entre dirigeants et exécutants, s’est reproduit au sein du mouvement ouvrier lui-même, et cela sous deux formes. D’un côté, à l’intérieur des organisations ouvrières, qui ont répondu à leur extension et à la multiplication de leurs tâches en adoptant un modèle bourgeois d’organisation, en instaurant une division du travail de plus en plus profonde qui a abouti à la cristallisation d’une nouvelle couche de dirigeants séparés de la masse des militants désormais réduits au rôle d’exécutants. D’un autre côté, entre les organisations et le prolétariat ; la fonction qu’ont graduellement assumée les organisations a été de diriger la classe ouvrière dans son intérêt bien compris – et la classe a accepté la plupart du temps de s’en remettre aux organisations et d’exécuter leurs consignes » (vol. II, p. 142-143).

« La dégénérescence et la bureaucratisation des organisations est donc un phénomène total, embrassant tous les aspects de leur existence. C’est un processus de dégradation, aussi bien de la théorie révolutionnaire que du programme, de l’activité, de la fonction et de la structure des organisations, du travail que les militants y accomplissent (…) Cette dégradation n’est que l’expression de la persistance de la réalité capitaliste, des modes de pensée et d’action capitalistes, dans le mouvement ouvrier. Elle signifie que ce mouvement ne parvient pas à se dégager de l’emprise de la société dans laquelle il naît, qu’il retombe sous son influence indirecte lors même qu’il croit la combattre le plus radicalement ». (ibid., p. 153-154).

De cette réalité, il faut savoir tirer les conclusions radicales :

« La dégénérescence du mouvement ouvrier n’a pas seulement consisté en l’apparition d’une couche bureaucratique au sommet des organisations, mais en a affecté toutes les manifestations, et cette dégénérescence ne procède ni du hasard, ni simplement de l’influence « extérieure » du capitalisme, mais exprime aussi la réalité du prolétariat pendant toute une phase historique, car le prolétariat n’est pas et ne peut pas être étranger à ce qui lui arrive, encore moins à ce qu’il fait. Parler de fin du mouvement ouvrier traditionnel signifie comprendre qu’une période historique s’achève, et qu’elle entraîne avec elle dans le néant du passé la quasi-totalité des formes et des contenus qu’elle avait produits, la quasi-totalité des formes et des contenus dans lesquels les travailleurs avaient incarné la lutte pour leur libération. De même qu’il n’y aura un renouveau de luttes contre la société capitaliste que dans la mesure où les travailleurs feront table rase des résidus de leur propre activité passée qui en encombrent la renaissance, de même il ne pourra y avoir de renouveau de l’activité des révolutionnaires que pour autant que les cadavres seront proprement et définitivement enterrés ». (ibid., p. 343-344).

Henri AUBIER


(1) Voir en particulier les discussions avec Claude Lefort (1951 et 1958) et avec le « communiste des conseils » hollandais Anton Pannekoek (1954), et la polémique contre le Sartre « stalinisant » des années cinquante. Les contributions de Claude Lefort à ces discussions ont été reprises dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, Genève-Paris, Droz, p. 30-38 et 109-120.

(2) Par exemple les grèves de 1955 en France, les grandes grèves belges de l’hiver 1960-1961, les grèves « sauvages » en Angleterre et aux États-Unis. Il faut rappeler que c’est dans Socialisme ou Barbarie que parurent, en France, les premiers essais d’interprétation du phénomène des grèves dites « sauvages », bien avant que d’innombrables « spécialistes » des affaires sociales ne les « découvrent » après 1968.

3) Que l’on a intérêt à mettre en regard avec les versions produites (ou reproduites) par Gorz, Il Manifesto, etc., quinze ans plus tard.

(4) Les textes de cette tendance n’ont malheureusement jamais été publiés par leur auteurs.

(5) 2 vol., Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1973.

Laisser un commentaire