Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 8, mai 1962, p. 11-14
Plusieurs livres sont récemment parus sur la guerre d’Espagne ; anarchistes et communistes de la génération d’avant-guerre y cherchent les enseignements pour la lutte de classe présente qui doit faire face aux impérialismes camouflés sous le masque, l’un du « monde libre » américain, l’autre du « monde socialiste » russe.
L’ampleur des grèves actuelles en Espagne souligne aussi l’intérêt du meilleur (et de loin) de ces livres :
LA REVOLUTION ET LA GUERRE d’ESPAGNE.
dont un de nos camarades présente la critique.
Mais il faudrait se garder d’assimilations hâtives : en 25 ans la situation a évolué bien qu’elle découle de toute l’histoire antérieure. Ce qu’il faut inlassablement chercher, ce sont les rapports de classe dans l’Espagne d’aujourd’hui, et comment les conflits de classe peuvent s’exprimer dans le contexte national et international.
Quand éclate la révolution, de grands remous sociaux ont secoué l’Espagne depuis plusieurs années. Il faudrait citer l’insurrection asturienne de 1934 conduite par les « Comités d’Alliance ouvrière », lesquels furent le modèle de ceux de 1936, c’est-à-dire plus Comités d’Entente que Conseils (sur cette insurrection, il existe un livre « Révolution et contre-révolution en Espagne » par Joaquin MAURIN – Ed. Richer)
En 1935-36 toute l’Espagne est le théâtre d’évènements et de heurts où les différentes classes s’affrontent (grèves locales ou générales occupations de terres ou d’usines, incendies d’églises ou de locaux fascistes). La situation présente semble bien différente. C’est à nous , en réunissant des informations, en en discutant, de voir ce que signifient ces grèves et sur quoi elles peuvent déboucher.
LA REVOLUTION ET LA GUERRE d’ESPAGNE – P. Broué et E. Témime
Les Editions de Minuit.
Comme nous avons eu l’occasion de le dire dans une récente présentation de ces « Notes de lecture » notre principal souci outre la critique de quelques livres d’actualité, est de signaler aux camarades les bouquins qui, à notre avis, peuvent être considérés comme livres de base. Celui de P. Broué et Témime en est justement un.
Tranquillisons tout de suite les copains qui pourraient voir quelque prétention dans l’opinion exprimée sur cet ouvrage. Si nous nous permettons de porter un tel, jugement, c’est simplement parce que nous avons suivi, nous pourrions même dire, vécu, les évènements d’Espagne, avec un maximum d’informations, de contacts, de liaisons, et que d’autre part, notre position fut à l’époque toujours élaborée collectivement, nationalement et internationalement. Nous irons par la suite beaucoup discuté avec nos camarades espagnols réfugiés. Mais la guerre mondiale est venue. Depuis, nous. attendrons un livre conne celui-ci. Il nous apporte une documentation riche et sobre à la fois. Tout ce qu’il faut pour tirer les enseignements de le Révolution espagnole. Car si les auteurs ont fait un bon boulot d’historiens, il n’en reste pas moins que le ou les livres consacrés aux enseignements de cette Révolution sont encore à venir. P. Broué n’a fait qu’amorcer cette tâche, mais comme nous le verrons, ses observations constituent une excellente base de départ.
Bien sûr l’ouvrage de P. Broué et E. Témime n’est pas parfait. Eux-mêmes dans leur introduction, nous indiquent le principal défaut du livre dont le titre est d ‘ailleurs le reflet : « Révolution » et « Guerre d’Espagne ». Les deux sujets sont traités presque séparément, mais cela ne nuit pas tellement à la compréhension, puisqu’il s’agit réellement de deux sujets différents bien qu’inséparables. Regrettons seulement que la partie du livre consacrée à la « Guerre » soit encombrée de récits et même de plans de batailles, ainsi que de considérations militaires, dont on se serait volontiers passé, ce qui déséquilibre encore davantage le bouquin. Toutefois, cette partie tire son intérêt du fait qu’elle permet de placer le conflit espagnol dans la situation internationale de l’époque, caractérisée par l’évolution rapide vers la deuxième guerre mondiale. Disons tout de suite pour en terminer avec le sujet « Guerre d’Espagne » que le seul problème militaire pouvant intéresser les révolutionnaires est à peine esquissé. Nous voulons parler de l’opposition fondamentale des stratégies et méthodes de lutte, opposition expriment le caractère de classe des forces antagonistes. Cela peut évidemment paraître facile à dire, après les exemples du Viet-Minh et même du FLN, lesquels ont pu opposer victorieusement leur stratégie à celle de leur adversaire. Mais bien avant 1936, nous avions discuté de ces questions avec de nombreux camarades, émigrés de l’Europe Centrale qui cherchaient à tirer les leçons des échecs subis. Et l’enseignement qui en ressortait était que les opérations « militaires » devaient à tout prix conserver le caractère de guerre civile, de combat révolutionnaire. Sachons gré à E. Témime d’avoir souligné les épisodes de la guerre d’Espagne où l’application de ce principe permit quelques succès.
Dans la partie du bouquin consacrée à la « Guerre d’Espagne », est évidement traitée la question du rôle de la Russie. P. Broué est également amené à en parler en ce qui concerne la « Révolution ». Les explications des deux auteurs nous paraissent bien faiblardes, même lorsqu’ils parlent de raisons de politique intérieure russe (page 340). En effet l’intervention des Russes en Espagne est présentée par eux comme un contrepoids aux mesures contre-révolutionnaires, qui allaient s’accélérant en Russie à l’époque alors que l’intervention des Russes visait à l’étranglement de la Révolution en Espagne et n’était donc que la conséquence logique du processus contre-révolutionnaire constaté en Russie. A l’époque nous écrivions :
« En intervenant en Espagne comme elle le fait, la bureaucratie russe défend sa peau. »
Environ dix ans auparavant, Staline avait livré les communistes chinois à Tchang-Kai-Chek (voir Condition Humaine de Malraux). Shanghai, Espagne, Budapest. La nouvelle classe dominante de Russie se défend contre la Révolution Prolétarienne. Et nous pensons que P. Broué ne nous contredira pas lorsque nous insistons sur le caractère contre-révolutionnaire de l’intervention des Russes en Espagne, lui qui, dans les chapitres politiques du livre fait apparaître assez clairement le rôle des Russes et des communistes espagnols.
Ces considérations nous amènent à la partie la plus intéressante du bouquin, celle qui a trait à la Révolution espagnole.
Les étapes de celle-ci sont très bien marquées. Nous verrons que de ce fait P. Broué nous fournit là une contribution importante à l’étude plus générale que serait celle de la dynamique des mouvements révolutionnaires. En somme, la Révolution espagnole a duré de juillet 1936 à Mai 1937. Après n’en parlons plus. Insistons sur le fait que P. Broué a su donner toute leur signification aux journées de Mai 1937 à Barcelone qui sonnèrent le glas de la Révolution. De même l’auteur a donné tout son sens à la période cruciale d’octobre 1936 qui aurait déjà pu marquer la fin de la révolution s’il n’y avait ou au cours de l’hiver 1936-37 un vigoureux réveil des forces révolutionnaires à la base, et même dans les organisations où des tendances de gauche apparaissent et se développent.
Essayons de caractériser ces étapes de la révolution que P. Broué distingue avec netteté :
– de juillet à fin septembre, période révolutionnaire ; tout ce qui représente le pouvoir bourgeois est détruit ou disloqué.
– tournant d’octobre : les organisations ouvrières syndicales et politiques composent avec les organismes du pouvoir bourgeois républicain, ressuscités ou réveillés. Alors commence la liquidation de toutes les prérogatives des comités de base, en ville, à la campagne, ou au front.
« la formation du Conseil de la Généralité avec le soutien de la CNT et du POUM est en réalité l’arrêt de mort du pouvoir des Comités. Le 1er Octobre, le Comité Central des milices se dissout et adhère par un manifeste, à la politique du nouveau gouvernement. Le 9, un décret pris en Conseil, avec l’approbation de Nin et des ministres de la CNT, dissout, dans toute la Catalogne « les comités locaux, quels qu’en soient le nom ou le titre, et tous les organismes qui ont pu être constitués pour abattre le mouvement subversif « … (p. 185).
– hiver 1936-37 : Réactions parfois très vives des comités. Formation de tendances de gauche, dans les organisations politiques et syndicales, notamment chez les jeunes. Pression russe de plus en plus accentuée.
L’épreuve de force qui couvait depuis mars-avril (voir p. 256, « situation explosive ») se produit au début de mai, à Barcelone. Les travailleurs maîtres de la ville pendant quelques jours, sont écrasés. La CNT et le POUM qui n’ont pas voulu prendre la responsabilité du mouvement, paieront cher cette dérobade. A Madrid, l’épreuve de force tarde un peu, mais le 15 Mai, Caballero cède la place à Negrin. Les Russes ont gagné.
Après, c’est l’étranglement définitif et rapide de la révolution : liquidation physique et politique de tout ce qui pouvait rappeler la période juillet-octobre 1936. De tous ces événements, P. Broué en fait l’Histoire et la fait bien.
Autre grand intérêt du travail de P. Broué : l’auteur en effet nous explique ce qu’étaient en fait les organismes de base nés de l’insurrection contre Franco (plus souvent Comités d’entente entre organisations politiques et syndicales que véritables Conseils ou Soviets) et pourquoi les :
« Comités cessèrent d’être de véritables organismes révolutionnaires faute de se transformer en expression directe des masses soulevées ».
Il faudrait citer en entier les pages 163 et 169.
L’auteur nous dit « qu’au fur et à mesure qu’on s’éloigne des journées révolutionnaires et de l’exercice direct du pouvoir dans la rue, par les travailleurs en armes, … l’influence des appareils, des partis et des syndicats devient prépondérante ».
Cela devait mener en octobre, non à un gouvernement émanant des Conseils et Comités, mais à l’appareil d’Etat reconstitué, grâce aux partis et syndicats.
Il y a dans ces quelques très bonnes pages de P. Broué, un des enseignements essentiels à tirer de la Révolution espagnole. Partis et syndicats, et notamment leurs appareils, précise l’auteur, ont en quelque sorte contrôlé très vite ces Comités de base spontanément créés par les travailleurs. Ils en ont très vite faussé la vie et le dynamisme créateur. En les coiffant par des ententes d’appareils opérant à tous les échelons, ils ont annihilé tout ce qu’il y avait de vivifiant dans les Comités de base. Que pourrions-nous en conclure ? Qu’il y ait des partis petits et grands, des syndicats, des tendances de groupuscules, de grands journaux « ouvriers », des feuilles de choux et des bulletins semi-confidentiels, c’est la réalité d’avant tout grand mouvement et cela reste la réalité pendant. Mais pour que le mouvement garde son dynamisme et que l’effort créateur et révolutionnaire des travailleurs puisse s’exercer à plein, il est nécessaire que ceux-ci restent souverains. Pas seulement eu sein des Comités de base, mais à tous les échelons de l’organisation de la nouvelle société, échelons qui s’organisent au cours de le lutte révolutionnaire. S’il faut avoir recours aux « appareils », c’est foutu d’avance. Tout est à créer.
Revenons au travail d’histoire de P. Broué.
Ce travail donne aux lecteurs tous les éléments pour étudier le comportement des organisations ouvrières, syndicales et politiques. Nous avons parlé du rôle contre-révolutionnaire des communistes. Il faudrait aussi analyser les raisons de la faillite des anarchistes de la FAI et des syndicalistes de la CNT, devant les problèmes du pouvoir ouvrier. Nous nous souvenons que fin août 36, Feredica Montsény, au cours d’un entretien, nous parla d’ « anarchisme d’Etat ». Nous en eûmes le souffle coupé. Cet « anarchisme d’Etat » devait par le suite mener très loin les Montsény et Garcia Oliver. Il faudrait enfin perler du POUM, de son opportunisme, de sas velléités, de sa liquidation au lendemain des journées de mai. L’histoire du POUM est toute entière résumée par l’histoire tragique d’Andrés Nin : du Ministère de la Justice à l’exécution par le Guépéou. Les erreurs se payent cher.
Comme l’a fait P. Broué, nous n’oublions pas, et pour cause, les tendances de gauche qui se développèrent tant au sein des organisations anarchistes qu’à l’intérieur du POUM. Nous fûmes à l’époque en contact avec de nombreux camarades appartenant à ces mouvements. Nous avions même espéré qu’ils parviendraient à conjuguer leurs efforts avant le printemps de I937. Ils n’en eurent pas le temps. Mais Jeunesses et gauche du POUM, Jeunesses Libertaires et Amis de Durruti, tous ont pris leurs responsabilités pendant les journées de Mai, clore que les appareils flanchaient. C’est ce qui reste de ce qu’ils ont écrit qui, à notre avis, peut surtout servir de base au bouquin qui reste à écrire sur les enseignements de la révolution espagnole.
Noua cale conclurons par une suggestion : pourquoi P. Broué ne s’attèlerait-il pas à ce travail ?