Article paru dans Combat communiste, n° 26, du 20 mai au 20 juin 1977, p. 15
« La question » : c’est par ce nom qu’on désignait la torture sous l’Inquisition. Sous ce titre parut en 1957 un bref récit de Henri Alleg — militant du Parti Communiste Algérien — relatant les tortures que lui avaient fait subir les équipes de tortionnaires spécialisés des unités de parachutistes du général Massu. Le livre fut saisi un mois après sa parution, mais il continua à être diffusé clandestinement pas les opposants à la guerre d’Algérie. Par sa sobriété, sa précision comme par les détails sur les effroyables sévices que faisaient subir les forces de répression à leurs victimes, séquestrées en dehors de toute légalité dans des salles de tortures aménagées dans des villas, le livre eut un profond retentissement. L’indignation soulevée par ces révélations dans les milieux « libéraux » et intellectuels contribua sans doute à sauver Alleg. Pour son camarade Maurice Audin, il était trop tard : il était mon sous les coups des tortionnaires qui tentèrent de dissimuler ce crime en annonçant son évasion. Comme on peut s’en douter, les tortionnaires nommément désignés par Alleg et reconnus par lui au cours de confrontations judiciaires furent « couverts » par l’appareil militaire et judiciaire et échappèrent à toute sanction. Aujourd’hui protégés par une amnistie qui concerne tous les crimes relatifs à la guerre d’Algérie, ils coulent des jours paisibles. Certains enseignent probablement dans l’armée leurs méthodes à de jeunes recrues…
Vingt ans après ces évènements, Laurent Heynemann, membre du PCF, vient donc de porter « La question » à l’écran et on ne peut que se réjouir du fait qu’un large public, en particulier de jeunes qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie, puisse ainsi apprendre de quelles atrocités se sont rendues coupables les troupes d’ « élite » de l’armée française. Toutefois, l’ambition de Heynemann dépasse le simple rappel de ces événements : il a voulu utiliser le martyre de H. Alleg pour réécrire l’histoire et dissimuler le comportement du PCF et du PCA pendant la guerre d’Algérie. Ce n’est donc pas un hasard si l’HUMANITE a fait une une large publicité à ce film en consacrant à plusieurs reprises une page entière à des interviews d’Alleg (aujourd’hui journaliste à l’HUMANITE). Pour qui ne connaît pas l’histoire de la politique coloniale du PCF, ce qui ressort à la vision du film d’Heynemann, c’est en effet que le PC luttait en collaboration avec le FLN pour l’indépendance de l’Algérie. En réalité, le PC dénonça l’insurrection nationaliste de la Toussaint en 1954 comme une provocation, vota en 1956 les pouvoirs spéciaux qui permirent à Guy Mollet d’envoyer le contingent en Algérie et de généraliser les méthodes de répression qui conduisirent à l’arrestation d’Alleg et de ses camarades. Ce n’est qu’en 1962 que Thorez pour la première fois prononça le mot « indépendance » en parlant de l’Algérie. Jusque là, le PCF ne fit campagne que pour la paix et l’ouverture de négociations avec le FLN. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le tournage de ce film a soulevé en Algérie diverses réticences de dirigeants du FLN qui n’ont pas oublié la politique du PC en dépit du soutien que le PCA accorde à l’heure actuelle à Boumedienne et du brevet de « socialisme » que le PCF décerne à son régime de dictature militaire…
Heynemann se paie même le luxe de faire de la publicité pour… Mitterrand ! Il fait dire à l’un des paras tortionnaires « votre Mitterrand, on l’aura ! ». L’actuel leader du PS apparaît ainsi pour un opposant à la guerre coloniale. C’est un comble quand on sait que Mitterrand fut ministre de l’intérieur en 1956 et directement responsable de l’exécution de deux militants du PCA guillotinés à Alger ! Alleg rapporte d’ailleurs discrètement ce fait dans son interview à l’HUMANITE du 2 mai 1977…
C’est un argument que le PCF tient en réserve centre son allié en cas de lâchage de l’Union de la Gauche.
Mais Alleg oublie par contre de rappeler qu’il fut à nouveau arrêté et victime de sévices ainsi que plusieurs autres dirigeants du PC en 1965 lors du coup d’Etat de Boumediene et que Alger Républicain fut à nouveau interdit. Heynemann et Alleg ne rapportent donc que de la vérité qui sert la politique actuelle du PC et le courage dont a su faire preuve Alleg face à ses bourreaux ne suffit pas à faire oublier ces procédés qui s’inscrivent dans la plus sinistre tradition stalinienne.
En dépit de l’opération politique que représente « La question », le film n’en est pas moins beau et émouvant. À voir et faire voir…
La torture, une bavure ?
C’est un peu la thèse que voudrait accréditer Heynemann qui déclare :
« Mon film n’est ni antimilitariste, ni antifrançais. J’ai d’ailleurs montré que les paras n’étaient pas des nazis. Si on peut dire que certains parachutistes ont torturé, on ne peut pas dire que ce soit le cas de toute l’armée française. »
Cette déclaration qui entre dans le cadre de la politique du PC de « démocratisation » de l’armée et de la police est totalement fausse. La torture, loin d’être l’œuvre de quelques sadiques isolés, fut EMPLOYEE SYSTEMATIQUEMENT pendant la guerre d’Algérie, aussi bien par les unités « d’élite » comme les paras et la légion que par le contingent. Chaque unité de combat disposait de sa « gégène » de campagne et les jeunes appelés ne furent malheureusement pas les derniers à se livrer à des exactions, viols, pillages, massacres, tortures, comme en attestent de nombreux témoignages. Une guerre coloniale comme la guerre d’Algérie ne pouvait qu’entraîner la corruption de la plupart de ceux qui furent contraints d’y participer. Le torture fut mime employée à grande échelle sur le sol métropolitain à l’encontre des immigrés algériens par les unités de harkis (mercenaires d’origine nord-africaine). Dans certains quartiers de Paris à l’époque de la guerre d’Algérie, les voisins des postes de harkis entendaient parfois les hurlements des victimes ! Faire parler la victime n’est d’ailleurs qu’un aspect souvent secondaire de la torture, un prétexte pour la justifier sous couvert d’ « efficacité ». Le rôle réel de l’emploi systématique de la torture est de terroriser une population qui hait ses oppresseurs à un point tel qu’elle ne redoute plus la mort. Les nazis, comme les para ou la Dina (gestapo de Pinochet), la Savak iranienne et leurs innombrables émules dans le monde ont d’ailleurs utilisé une méthode qui consiste à relâcher une victime souvent totalement innocente après l’avoir torturée… à titre d’exemple, pour que les atrocités soient connues dans la population.
La torture n’est qu’un produit d’une société divisée en classes : pour conserver leurs privilèges et leur domination, les exploiteurs sont prêts à faire appel aux pires tortionnaire, qu’ils préparent à cette tâche dans leurs armées et leurs polices. L’armée britannique l’utilise aujourd’hui en Irlande, comme la police de la RFA ou la bureaucratie russe contre les opposants. En dépit des pleurnicheries inutiles et hypocrites des bourgeois libéraux qui voudraient « humaniser » la répression (1), il est vain d’espérer mettre fin à cette gangrène sans détruire le système qui l’engendre.
(1) Il va de soi que les révolutionnaires communistes condamnent sans réserve l’usage de la torture pour son caractère dégradant et en contradiction avec les buts qu’ils poursuivent. En aucun cas, ils ne peuvent envisager de l’utiliser contre leurs adversaires de classe.