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Les femmes dans la révolution algérienne : entretien avec Mohammed Harbi par Christiane Dufrancatel

Entretien paru dans Les révoltes logiques, n° 11, hiver 1979-1980, p. 77-93

Ouarda, la grande chanteuse algérienne a revêtu au Caire la tenue de combat, pour chanter avec ses frères de la troupe Nationale Algérienne la beauté de leur révolution. Elle aussi à sa façon est une militante. (Faîza n° 20 déc. 61)

Comment s’est posée la question de la participation des femmes au début de l’insurrection ?

— Je crois qu’il faut d’abord situer la position de la société féminine à la veille de l’insurrection. La question de la femme était débattue dans des cercles très restreints et portait surtout sur le voile. A part le parti communiste, personne ne posait réellement la question. Un certain nombre de gens dans le mouvement nationaliste avaient conscience de la nécessité de la participation des femmes, mais cette conscience, par exemple dans le M.T.L.D., se heurtait au traditionalisme de la base du mouvement. A Skikda, en 1951, le M.T.L.D. a fait une expérience avec une jeune fille en classe de Maths Elem. Elle a été chargée de contacter des femmes de militants dans les faubourgs de la ville et de discuter avec elles des questions politiques. Petit à petit elles en sont arrivées à lui parler de leurs problèmes familiaux, de leurs relations au sein de la famille, avec leurs frères aînés, leurs maris, etc. A l’époque, personne n’était en mesure ou ne voulait répondre aux questions posées. Au début de l’insurrection, la participation des femmes a été résolue au coup par coup d’une manière spontanée. Dans les villes, ce sont essentiellement des filles, mal à l’aise dans leur famille, en général des lycéennes, qui ont essayé de rejoindre le maquis. Cela n’a pas été toujours facile parce que les maquis eux-mêmes n’acceptaient pas les femmes. Je connais le cas d’une jeune fille qui a voulu rejoindre le maquis le la région de Guelma ; elle a été renvoyée : on lui a dit que les maquis n’étaient pas pour elle, qu’elle était une jeune fille de famille et qu’il n’était pas question de l’accepter. Elle a fait deux ou trois tentatives avant d’être gardée quelque temps dans le maquis ; elle a d’ailleurs été très vite arrêtée. Le responsable de cette région à l’époque était l’actuel responsable de la région militaire de Constantine, le colonel Hadjerès. Il n’acceptait pas de bon gré les femmes au maquis.

Même comme infirmières ?

— Même comme infirmières, il ne voulait pas de femmes. C’était différent dans la région d’Alger. La question était résolue d’une façon très inégale selon les lieux, les besoins et les individus. A Alger, par contre, dès le départ il y a eu tendance à engager les femmes comme infirmières, agents de liaison, poseuses de bombes, etc. C’est la nécessité qui a poussé à enrôler des femmes. Celles qui ont eu le moins de problèmes au maquis sont les femmes traditionnelles auxquelles il était dévolu de faire la popote, de coudre les habits, de faire en définitive un travail de type ménager. Elles étaient là, à la disposition des hommes pour assumer le rôle qu’elles avaient auparavant dans les foyers. Les filles qui avaient des aspirations politiques ou qui désiraient l’égalité avec les hommes avaient beaucoup plus de difficultés, elles étaient assez isolées. On considérait leur comportement, leur volonté d’égalité comme une manifestation de mœurs légères. C’est pour cette raison que fin 1957-début 1958 la majorité des filles ont été acheminées à l’extérieur, ou plus simplement placées dans des douars pour servir d’assistantes sociales.

Les femmes ont vraiment été renvoyées des maquis ?

— Oui, on a fait sortir les filles. On leur a appris à défiler et on les a exhibées dans des reportages filmés ou des films tels que l’Algérie en Flammes de René Vautier. Puis on les a dispersées. Une partie a été enfermée dans des maisons, en Tunisie. D’autres ont été ou se sont mariées avec des soldats et des officiers de l’A.L.N. Leur rôle politique et leur participation ont pris fin. Quelques récalcitrantes n’ont pas accepté de rester dans des maisons comme pensionnaires, en Tunisie, par exemple. Ces filles-là ont eu un tas d’ennuis avec l’organisation. J’en connais une qui s’est mariée par la suite avec un sous-préfet, qui a été contrainte à la prostitution pour garder son indépendance car elle avait une conscience très vive de son égalité avec les hommes et elle refusait absolument d’être enfermée dans une maison. Il y avait une maison qui était dirigée par une vieille dame, une ancienne communiste, Madame Allouache, qui s’occupait avant 1954 des femmes au sein du parti communiste algérien. Dans cette maison on faisait de la broderie ou des travaux de ce genre pour apprendre un métier aux filles. Celles qui étaient plus cultivées ont été envoyées au Caire apprendre l’arabe et la dactylographie. Une dizaine d’entre elles sont devenues des dactylos en français ou en arabe.

Pourtant il existe une image très forte d’une participation heureuse des femmes à la révolution algérienne.

— L’expérience des femmes, à part celles qui étaient à Alger ville et avec lesquelles l’organisation s’est comportée à peu près correctement, n’a pas été si heureuse que cela. Elles ont eu une infinité de problèmes qui ont été d’ailleurs très vite refoulés. On a fait comme si l’ordre moral avait commencé en 1962. Il a régné au départ dans la révolution même. Si l’on retrouve les textes officiels du F.L.N., il est très net que la participation des femmes consistait essentiellement en un certain nombre de tâches au service de l’homme. Évidemment il y a eu les héroïnes. Mais elles ont eu un statut particulier. Leur activité a été courte et c’est essentiellement à partir de la prison qu’elles ont été connues. Ce qui fut réel, c’est la remise en cause dans les faits de la structure de la famille. Pour accomplir certaines tâches on avait besoin de femmes qui pouvaient passer inaperçues, qui pouvaient être prises pour des françaises. Sur la base de ce besoin concret, l’autorité paternelle ou maritale s’est relâchée dans de nombreuses familles parce que l’interlocuteur du père ou du mari n’était plus la femme elle-même mais le F.L.N. Il y a donc eu un relâchement, dû aux circonstances.

Après 1957-58, il n’y avait donc plus de femmes dans les maquis ?

— Il y en avait très peu, sauf par exemple dans le Nord-Constantinois, à El Milia, parce qu’elles assumaient totalement des rôles traditionnels.

Et jusque-là celles qui étaient dans le maquis étaient nombreuses ou c’était monté en épingle ?

— C’était monté en épingle. Ça ne dépassait pas quelques centaines, même pas des milliers, je ne crois pas, évaluation fondée sur le nombre de filles qu’ils ont fait sortir, une cinquantaine… Un certain nombre ont été gardées sur place, celles qui acceptaient les rôles traditionnels ; elles ne posaient pas de problèmes. Mais la participation qui signifie une certaine libération de la femme, celle-là a été très restreinte. D’ailleurs on le voit très bien maintenant dans le mouvement féminin. Les femmes disent : « Nous aussi, on s’est battu », mais personne n’a tenté de refaire l’itinéraire, essayé de comprendre pourquoi la participation a été partielle, pourquoi les femmes ont été cantonnées dans certaines tâches. C’est très ambigu de dire que les femmes ont participé à la révolution algérienne. Ce thème a surtout été exploité à l’intention de l’étranger et non des Algériens. On y voyait la preuve du caractère progressiste de la révolution algérienne, mais les comportements ne correspondaient pas à ce discours. Il n’y a jamais eu aucune femme dans les différentes instances du F.L.N.

On ne peut quand même pas dire que les femmes n’ont pas participé à la lutte ?

— Le problème qui se pose n’est pas celui de la participation mais celui du niveau de participation. La femme a participé à la guerre mais en tant qu’élément subordonné, pas simplement au niveau politique, mais subordonné dans les tâches mêmes qu’elle a assumées. Elle était la logistique. Elle pouvait poser des bombes, s’occuper de la cuisine dans les maquis, acheminer des vivres, mais on ne trouve pas de femme dans les directions des organisations.

Au niveau de l’organisation militaire. Mais au niveau de l’organisation politique ?

— C’est exactement le même problème. Au niveau de l’organisation politique, les femmes avaient des tâches d’exécution, mais elles n’étaient pas associées aux décisions. Dans la Fédération de France, par exemple, on ne trouve aucune femme à quelque niveau que ce soit. On les trouve dans les réseaux de logistique, d’acheminement d’armes, d’argent. C’est tout !

A ce niveau, alors, y a-t-il eu une réelle participation ? Et à quelles étapes de la lutte ?

— Oui. Il suffit de lire le Journal de Mouloud Feraoun pour se rendre compte qu’en Kabylie le rôle des femmes était décisif ; il n’y avait plus qu’elles dans les mechtas pour s’occuper du ravitaillement, des collectes financières et d’autres tâches. Mais cela était particulier à la Kabylie. Dans d’autres régions, l’utilisation — car je crois qu’il vaut mieux parler d’utilisation que de participation — l’utilisation était très sélective. Elle n’avait pas un caractère massif comme en Kabylie où dans certains douars il ne restait que les femmes, les vieux et les enfants.

Est-ce qu’ont existé des moments plus particuliers de la lutte où on a eu plus besoin des femmes ?

— Oui, par exemple dans la bataille des villes. Si l’on reprend l’histoire de la bataille d’Alger, on voit que tous les réseaux bombes, c’étaient les femmes, en un certain sens émancipées, qui avaient abandonné le voile et qui physiquement pouvaient être prises pour des Européennes. C’est sûr que sans les femmes le réseau bombes n’aurait pas fonctionné de la même manière.

Et dans les campagnes ?

— Ce fut au niveau de l’utilisation pour des tâches précises et ponctuelles, sans organisation permanente. J’ai déjà dit que les combattantes ont été évacuées sur les frontières dans leur majorité fin 1957-début 1958, parce que l’on considérait qu’elles posaient beaucoup de problèmes. En Wilaya IV (Algérois), à un moment, on les a sédentarisées dans des douars pour des tâches à caractère social. Quelques-unes d’entre elles ont été exécutées pour avoir eu des rapports sexuels, par exemple la femme d’un colonel parti à l’extérieur. En Kabylie, en 1957, on a fait passer des visites médicales à des filles pour savoir si elles étaient vierges ou non. Selon les examens, cela pouvait aboutir à une liquidation physique. Mais les médecins étaient hostiles à la visite et déclaraient vierges toutes les filles qui passaient entre leurs mains.

Les hommes étaient-ils aussi menacés s’ils avaient des rapports sexuels ?

— Absolument, de la même manière. D’abord il n’y avait pas beaucoup de femmes et souvent les hommes abandonnaient leurs unités pour retourner dans les mechtas où se trouvaient leurs épouses. Aussi fallait-il une discipline de fer. Ce sont les conditions elles-mêmes qui ont imposé cette égalité.

Les maquisardes ont été rapatriées fin 1957, début 1958. Or, en regardant El Moudjahid, j’ai vu qu’il parlait beaucoup du rôle de la femme dans les maquis ou dans les zones dites libérées pendant les années 1958, 59… Par exemple, le Journal d’une maquisarde.

— Cela n’a aucun rapport. Ils peuvent très bien publier un certain nombre de choses après coup, alors que dans les maquis la question féminine avait été résolue négativement. Je crois que les articles d’El Moudjahid correspondaient au besoin de donner une certaine image de soi à l’extérieur. Au fur et à mesure que la guerre durait, il se produisait une radicalisation forcée, dans l’expression surtout, qui a depuis été assez bien cultivée par toutes les guérillas du monde. On laisse entendre qu’il existe une révolution profonde, que le symbole de cette révolution profonde c’est la femme autrefois tenue en laisse et maintenant libérée par sa participation à la résistance, etc. De ce point de vue la révolution algérienne a été un modèle, elle a ouvert la voie au trucage progressiste. J’ai relevé dans El Moudjahid entre 55 et 62 seize articles où l’on parle des femmes. Six reproduisent le Journal d’une maquisarde, un des extraits de L’an V de la révolution algérienne de Frantz Fanon, un autre fait un compte rendu critique du livre de G. Arnaud et J. Vergès Pour Djamila Bouhired, d’autres évoquent des congrès féminins auxquels des Algériennes ont participé. Enfin, le journal publie une lettre d’une militante dont le nom, fait significatif, n’est pas mentionné. C’est tout ce qu’il y a dans tout le journal pendant la guerre. La vraie question est la suivante : pourquoi les femmes se trouvaient-elles dans les douars et non dans les unités de l’armée, les infirmeries ou l’intendance de l’armée ? N’était-ce pas le refus d’une société mixte ? Il est vrai que la mixité pose des problèmes ; mais il y avait problème dans la mesure où le F.L.N. disait que l’homme et la femme étaient égaux sans traduire son discours en actes. Si le F.L.N. avait dit : c’est une tâche qu’on ne peut pas résoudre maintenant, ç’aurait été compréhensible. Mais il donnait une image de lui à l’extérieur qui ne recoupait pas ses pratiques. Son souci était d’éviter toute analyse en terme de statut réel de la femme dans le F.L.N. Par exemple, en mai 1959, une jeune lycéenne de Tlemcen, Djennet Hamidou, a été assassinée. A cette occasion, El Moudjahid rappelle la farce du dévoilement des femmes en mai 1958. Il écrit : « L’Algérienne n’attend pas d’être émancipée, elle est déjà libre parce qu’elle participe à la libération de son pays ». On élude le problème réel, la participation qui, du point de vue des femmes, donne des droits. Il y a un autre thème que l’on retrouve dans El Moudjahid et dans la plate-forme de la Soummam (1), le thème de la virilité. Les femmes veulent des hommes virils, et les hommes virils, ce sont les combattants. Dans cette plate-forme de la Soummam, on cite en exemple une jeune fille kabyle qui refuse une demande en mariage parce qu’elle n’émane pas d’un maquisard. « Cette jeune fille illustre d’une façon magnifique le moral sublime qui anime les Algériennes ». Même Frantz, Fanon a cédé à ce type d’approche. Il a écrit dans L’An V de la révolution algérienne : « Même les femmes ne considèrent plus comme avant la condition d’homme. Le métier d’homme se mène dans l’action patriotique et nul ne peut affirmer sa virilité s’il n’est un des morceaux de la nation en lutte ». Le même thème est repris. Ce langage, d’ailleurs, ne s’adresse pas du tout à la femme, mais à des hommes pour qui la virilité est un des aspects les plus importants de l’affirmation. On leur dit : si vous ne voulez pas être méprisés par les femmes, soyez des militants. La femme sert d’enjeu.

Le F.L.N. n’a jamais pris position sur des questions précises ?

— Si, en 1959 à propos de la loi Debré sur le divorce, loi qui donnait certains droits aux femmes pour demander le divorce et non pas seulement subir la répudiation. Le F.L.N. s’est trouvé devant un problème : les Français avaient compris qu’il existait sous certains aspects la recherche d’une libération. D’autre part les officiers d’action psychologique agissaient selon les leçons qu’ils avaient tirées de l’expérience vietnamienne. Ils se sont dit : ces gens-là veulent tout chambarder, ils veulent créer une contre-société ; il faut aller sur leur terrain et les prendre de vitesse. Nous allons nous attaquer à la question de la femme. C’était d’ailleurs un vieux thème : on les aura par leurs femmes. Les Algériens répliquaient : puisqu’ils veulent nous avoir par nos femmes, accrochons-nous à la tradition. Les officiers d’action psychologique ont commencé par prôner le dévoilement des femmes et lorsque Debré est arrivé au pouvoir, il y a eu réformisme sur la question de la femme. Le F.L.N. a réagi d’une manière conservatrice. El Moudjahid a publié un article sous le titre « Le colonialisme et l’Islam » dans lequel il écrit : « Ainsi, des Français, au surplus chrétiens ou de confession israélite comme l’est, parait-il, M. Michel Debré, ont osé, de propos délibéré, porter atteinte au Coran, de par son essence immuable, et imposer, par le sabre, aux Musulmans d’Algérie les lois laïques de France, et ce, dans la matière la plus sacrée, à savoir le statut personnel ». C’est toujours la même chose, on se sert de la religion pour bloquer l’émancipation de la femme. Devant un problème concret, le discours sur la libération de la femme se brise net et fait appel à la religion et au statut personnel religieux pour empêcher toute réforme. Je crois aussi que personne ne faisait attention à cette question parce que, ce qui intéressait les gens, c’était la libération de l’Algérie. il existait une hiérarchisation telle des problèmes que la libération, l’indépendance, semblait essentielle et tout le reste avait peu d’intérêt. Je connais personnellement nombre de Français qui croyaient dur comme fer que le F.L.N. voulait libérer la femme et qui n’ont pas réagi à cet article d’El Moudjahid. Pourtant il était en bonne place ! Mais la mythologie rend aveugle.

Pourtant, en 1956, la plate-forme de la Soummam donnait une place aux femmes.

— La plate-forme de la Soummam est un bon exemple du recul devant les problèmes. Elle a été rédigée par des hommes qui avaient conscience de la question des femmes — Chentouf, Amar Ouzgane étaient pour l’émancipation des femmes, l’égalité au sens traditionnel du terme. Or, dans la plate-forme il est bien spécifié qu’il est possible « d’organiser dans ce domaine un redoutable et efficace moyen de combat avec des méthodes originales et propres aux mœurs du pays ». Les domaines dans lesquels la femme pourrait intervenir sont énumérés : soutien moral des combattants et des résistants, renseignements, liaisons, ravitaillement, refuge, aide aux familles et enfants de maquisards, de prisonniers ou d’internés. Les femmes sont donc exclues de l’exercice des responsabilités politiques ou militaires. On n’a d’ailleurs pas créé d’organisation féminine. Alors que toutes les organisations, les étudiants, les commerçants, les travailleurs ont eu une représentation au Conseil de la Révolution, les femmes étaient inexistantes.

Et les femmes qui allaient dans des congrès, comme ceux de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes (F.D.I.F.) ?

— Qui étaient envoyées plutôt… On a créé des noyaux de femmes, mais essentiellement pour la représentation extérieure, pour aller dans des congrès de femmes.

Il y avait beaucoup d’illusions, y compris à l’intérieur du F.L.N. Par exemple je suis tombé sur un rapport de jeunes lieutenants de Kabylie en révolte contre l’état-major de la région, en septembre 1959. Parmi les accusations portées contre la direction en figurait une contre un membre du Conseil de la wilaya qui avait épousé une jeune fille de 17 ans alors qu’il était déjà marié plusieurs fois. Les jeunes lieutenants disaient que la polygamie était une violation de la Charte de la Soummam ; or, rien de cet ordre ne figure dans la Plate-forme. Je pense que ce sont leurs propres aspirations qu’ils ont investies dans cette Charte.

Il y a un thème dont je me demande quelle réalité il a, celui que tu citais tout à l’heure : le colonialisme veut nous avoir par nos femmes. On trouve encore dans El Moudjahid cette référence.

— Il est vrai que les Algériens se sont brutalement repliés sur la tradition com-me refuge. Pour briser ce type de résistance, on retrouve dans toute la littérature coloniale le thème selon lequel il faut émanciper la femme pour briser la tradition.

Pourtant, dans les faits, le colonialisme n’a pas voulu changer le statut des femmes ?

— Dans certains domaines le nationalisme s’est formé par réaction. Les gens croyaient dur comme fer qu’on allait les christianiser, qu’on allait prendre d’assaut la famille et le statut personnel. La volonté de conserver est devenue un élément du clivage politique.

Mais c’était complètement imaginaire ?

— Dans le domaine politique, les intentions et les faits mème mineurs peuvent, dans certaines circonstances, remuer une opinion. Par exemple les naturalisations en Algérie étaient très insignifiantes. Le tapage fait par certains organes de presse a été plus important que la réalité. Les réactions affectives ainsi provoquées sont devenues un élément du champ politique plus important que le fait lui-même. Autre exemple : les mariages mixtes. Qu’est-ce qu’il y avait com-me mariages mixtes ? J’en ai relevé 359 en je ne sais combien de décennies. C’est insignifiant. Pourtant on considérait que c’était un danger important.

Certains courants même très minoritaires de la politique coloniale ont-ils pu penser sérieusement qu’en changeant les structures familiales la colonisation serait plus facile ?

— Ce n’est pas tellement au niveau du réel. Face à l’inertie et à l’impossibilité de pénétrer cette société, les journaux, les idéologues de la colonisation phosphoraient dans tous les sens. Mais sans but précis, sans qu’ils soient suivis dans leurs élucubrations par le pouvoir. D’ailleurs si les colonialistes avaient fait quelque chose dans ce domaine, cela se serait retourné contre eux. Mais chez les Algériens, comme leurs perspectives étaient bouchées, leurs moyens de défense faibles, tout prenait des proportions énormes. Ce qui est important dans ce cas-là, c’est plus la réaction affective que provoque une intention que les faits eux-mêmes.

Est-ce que dans les autres sociétés coloniales il y a eu aussi cette inflation à propos d’une menace coloniale envers les femmes ?

— Non, je crois que c’est particulier à l’Algérie. L’Algérie est le seul pays où la question culturelle, la question féminine et la question religieuse étaient liées. le pense que si on ne remet pas en cause le totalitarisme de la religion dans ce domaine on n’avancera pas. Ce n’est pas du tout la même chose en Tunisie.

Du côté des femmes elles-mêmes, est-ce qu’on a des traces

— Du côté des femmes, il y a eu un immense malentendu. Indéniablement les femmes croyaient avoir l’égalité le lendemain de l’indépendance. Le contexte s’y prêtait. Celles qui avaient été dans les maquis avaient trouvé normal que dans cette société d’hommes où il y avait si peu de femmes, les gens soient rigoureux et puritains. Elles pensaient qu’il s’agissait d’une réaction d’hommes frustrés de femmes et ne se sont rendu compte qu’au lendemain de l’indépendance que ce n’était pas du tout cela. Elles ont agi comme les Algériens en 1914-l8 avec les Français. Les Algériens croyaient qu’on allait leur donner l’égalité en échange de leur participation à la guerre. Ils ont déchanté.

Pourtant les femmes qui avaient accompli des tâches pendant la guerre désiraient que leur situation change.

— Cela ne fait pas de doute. Mais en même temps, elles s’en remettaient totalement au pouvoir. Elles étaient dans la position des marginaux sous-prolétaires par rapport au sauveur suprême. Elles attendaient d’être émancipées. Je ne connais pas de fille qui ait dit, si on ne fait pas quelque chose nous-mêmes, on n’aura rien. Je crois aussi que l’Algérie était une société trop écrasée pour poser la question en ces termes. Les femmes ont eu un champ d’initiative plus grand au cours de la guerre que pendant la période passée et je crois que c’est ce champ d’initiative qui leur a fait croire que les choses allaient changer. Elles pensaient à un changement profond. Mais dès que les circonstances se sont modifiées, elles se sont retrouvées peu à peu au point de départ.

Tu dis que le problème n’était pas posé pendant la guerre. Il l’était quand même, ne serait-ce qu’a travers les discours de propagande.

— Le problème de la femme bien sûr était senti comme problème. La preuve en est dans le fait même qu’on ait à se justifier vis-à-vis des autres en disant ; nous voulons, nous avons fait etc… ce n’est pas pur cynisme de propagande. Cela traduit quand même quelque chose de nouveau, la naissance d’une citoyen­neté, sur laquelle on temporisait. Les gens qui demandent le suffrage universel n’instaurent le suffrage censitaire qu’après avoir atteint leur but. Là, à froid, chacun restant à sa place, la question peut être examinée, sans interférence ex­térieure et à la limite sans la présence des femmes.

A partir de quand cesse le discours sur l’émancipation des femmes ?

— Sous Ben Bella le discours est resté très fort. Au lendemain de l’indépendan­ce, dans la nouvelle Assemblée, il y avait quand même une quinzaine de fem­mes sur 196. La majorité d’entre elles avaient été des militantes de la bataille d’Alger. Ceux qui avaient pris cette décision de faire élire tant de femmes ne réalisaient pas les problèmes que cela allait leur poser. La réaction de la société et la brutalité de cette réaction les a fait revenir en arrière très vite. Dans la 2ème Assemblée, il n’y avait plus qu’une seule femme. D’autre part, les femmes députées n’ont pas pensé que leur problème était d’être porteuses des aspira­tions des femmes. Elles se sont rangées derrière les différentes fractions qui se querellaient pour le pouvoir. Elles se sont retrouvées du côté d’Aït Ahmed, de Boudiaf. Elles sont tombées avec eux et elles ont entraîné dans leur chute la question de la femme.

La participation des femmes à l’organisation militaro-politique de la lutte était-elle nécessaire pour qu ‘il y ait changement de leur condition ? Ne peut-on aussi penser que les femmes restant à leur place spécifique aient joué un rôle suffisamment déterminant dans la lutte pour que quelque chose change pour elles ?

— Peut-être qu’une société masculine moins craintive quant à l’affirmation de sa supériorité aurait réagi autrement. Lorsqu’il y a eu la grande manifestation de femmes du 8 mars 1965, ce fut un véritable tremblement de terre au Bureau Politique. Les hommes étaient effrayés et lorsque le lendemain on a appris l’existence de centaines de divorces, ce fut la panique. Chacun voyait cela chez lui et les hommes ont réagi d’une manière conservatrice.

Cette manifestation était-elle spontanée ou organisée ?

— Elle a été organisée pendant longtemps par l’Union des Femmes, avec l’aide de la Commission d’Orientation, qui était à gauche. Et ce fut une démonstra­tion de forcé puisque des centaines de femmes y sont allées malgré l’opposi­tion de leur mari, ce qui a entraîné beaucoup de divorces. Je crois que si les députés femmes avaient agi en 1962-63 en fonction des aspirations féminines exclusivement, elles auraient eu un autre impact. Mais en réalité, pour elles, l’égalité, c’était leur égalité à elles avec les hommes. Elles ne se voyaient pas à l’intérieur d’une collectivité. Cela a faussé la question. Pourtant toutes avaient de l’envergure, des capacités, de l’énergie et ne s’en laissaient pas conter. Mais elles étaient coupées de la société. Elles étaient à l’image des intellectuels algé­riens, déracinés.

Est-ce que dans une lutte armée, pour dire que la femme participe à la lutte, elle doit être une combattante, elle doit passer par ce statut de la femme en armes ?

— Non, le problème ne se pose pas comme ça. Pas plus que je ne pense à la femme tractoriste, je ne pense à la femme nécessairement armée. Ce qui impor­te, c’est son rôle social, son rôle politique, la possibilité d’être dans un centre de décision qui décide des problèmes de la société, y compris du sien. Je suis pour que la femme porte une arme, mais je ne pense pas que c’est le fait de la porter qui lui facilite les choses.

Il existe pourtant une image révolutionnaire de la lutte, celle de la femme avec son fusil ou sa mitraillette pour montrer combien la lutte est progressiste pour les femmes.

— C’est un phénomène propre aux sociétés qui ont la question nationale à résoudre. En Yougoslavie, les femmes ont participé mais dans un rôle second et personne n’en a fait un plat. Les bureaucrates yougoslaves avaient une vue moderniste de la société et ils voulaient donner à la femme un autre rôle que celui qu’elle avait. Ils n’avaient pas à raconter d’histoires là-dessus. C’est dans la mesure où il y a un doute quant aux intentions que ces choses-là prennent de l’importance. Cela ne veut pas dire que c’est seulement de la duplicité, mais c’est une des conséquences de l’acculturation.

Il faut en rajouter du côté du symbole. Les Palestiniens font ça aussi

— Oui, et il n’y a pas une seule femme à leur Conseil National, il n’y a pas une seule dirigeante.

Ce qui me semble grave, c’est pourquoi tout au cours de la guerre les gens ne se sont pas interrogés. Nous étions quelques-uns à poser des questions sur le fait d’avoir fait quitter les maquis aux femmes. Cela nous a semblé très grave. Beau­coup se sont tus, se sont laissés prendre aux discours, ils ne voulaient pas regar­der les faits en face.

Qui étaient ceux qui produisaient ce discours mystificateur ?

— Les intellectuels, ceux qui avaient la presse entre les mains. Ils étaient pris aussi dans la hiérarchie des choses. C’était un problème secondaire par rapport aux autres. Certains percevaient bien un malaise mais ils se disaient que cela se résoudrait avec la libération. Ils ne voyaient pas que c’était justement un aspect de la libération et que si on ne le résolvait pas en cours de route, on pouvait revenir au même point.

Ceux qui écrivaient des articles ou publiaient des photos sur la femme « déjà libérée » imitaient-ils d’autres discours existants ?

Je crois que les Algériens sont les premiers.

Ce n’était pas une imitation des discours des pays socialistes sur la libération de la femme ?

— Je ne crois pas. C’était beaucoup plus une réponse à la propagande coloniale. Il fallait coincer le colonialisme avec ses idées tout en gardant les nôtres.

Crois-tu que le dévoilement des femmes en mai 1958 a eu des répercussions ?

— Ah oui ! Au lendemain de la résistance les maquisards, à Alger, qui brutali­saient les femmes, exigeaient des livrets, embarquaient les femmes, disaient : « les filles du 13 mai ». Cela ajoutait une justification supplémentaire. Pour eux, les filles dans la rue étaient celles qui avaient été au forum le 13 mai, qui s’étaient dévoilées. J’avais une copine un peu paumée qui errait seule en ville. Elle a été arrêtée. Je suis allé la chercher dans un commissariat. Les flics m’ont dit : « tu viens chercher une fille du 13 mai ».

D’où vient cette violence non seulement symbolique mais physique des hommes sur les femmes après l’indépendance ?

— Je ne sais pas. Ceux qui avaient acquis le pouvoir n’étaient peut-être pas très contents de penser qu’ils pouvaient le perdre ailleurs. Mais je crois que c’était un regain plus général de traditionalisme. Par exemple à Guelma, ils sont allés briser les statues romaines. A Adrar, ils ont fouetté en public les fumeurs de kif ; or, c’est une région où tout le monde fume. A Mila, ils ont lapidé une fem­me soupçonnée d’adultère. Ceux qui agissaient ainsi étaient de nouveaux cita­dins. Du fait de la ruralisation des villes il existait dans les grandes cités deux sociétés ; la périphérie et les bidonvilles composés de ruraux chassés par la guer­re étaient considérés par les vieux citadins d’une manière méprisante. Pour les ruraux, les habitants de l’ancienne ville, au mode de vie européen, étaient à l’image des pieds-noirs. Et ils en voulaient aux privilégiés, eux qui n’avaient en­core aucun statut.

Est-ce que l’habillement des femmes a été un enjeu ?

— Je ne crois pas. Je vois El Arrouch, c’était un petit village en 1962. C’est maintenant une sous-préfecture. Quand les filles passaient dans la rue en mini­jupe, elles étaient ennuyées en 1962. Mais cela s’est arrêté dès que les gens se sont installés et ont envoyé leurs filles à l’école. Ils se sentaient tenus par des règles. Ils ne voulaient pas qu’on leur dise : on touche à vos filles parce que vous touchez à celles des autres. La conversion a été rapide. En deux ans le vil­lage a retrouvé la paix et la sérénité. On n’embêtait plus les filles dehors, parce que c’était à l’échelle d’un petit village. Dans une grande ville, avec l’anonymat, c’est tout à fait différent.

Mai 58 a pourtant symbolisé le dévoilement des femmes ?

— Je ne crois pas que le voile faisait problème en 1962. Les jeunes exigeaient la liberté de disposer d’elles-mêmes, de n’être pas mariées à des hommes qu’elles n’aimaient pas ou ne choisissaient pas. C’est pour imposer cette aspira­tion qu’il y a eu une vague de suicides. Ces suicides ont ajouté à l’alarme des familles conservatrices. On s’est alors rendu compte que ce n’étaient pas seule­ment les ruraux qui voulaient disposer des femmes, mais que toute l’actuelle so­ciété citadine n’envisageait pas d’autre mariage que les mariages arrangés. Au lendemain de la guerre de nombreux parvenus désiraient des mariages avec des jeunes filles de bonne famille. Les alliances matrimoniales avaient des buts poli­tiques. Je connais à Constantine un très gros propriétaire terrien qui a sorti sa fille de la classe de seconde du lycée pour la marier avec un délégué à la réfor­me agraire, un homme âgé dont les enfants auraient pu être le père de cette fille. Le refus par les filles des mariages arrangés était quelque chose de nouveau. Pendant la guerre, beaucoup de familles avaient ratifié le choix des filles. La liberté de choisir son époux était devenue un droit. Or, la majorité de la socié­té voulait revenir sur ce droit. Les suicides étaient une lutte pour les droits ac­quis.

Et sur la question de la répudiation ?

— Cette question ne s’est pas posée aussi tôt. Elle s’est posée après. Le mariage précoce a été contesté, même les traditionalistes n’étaient pas pour. Les résis­tances portaient sur les mariages arrangés. A ce moment-là, la radio faisait des émissions sur la libération de la femme et donnait une grande importance au problème des suicides. L’émission était réalisée par Fadila M’Rabet et Tarik Maschino. Je pense qu’ils avaient beaucoup d’illusions sur le F.L.N. Il me sem­ble qu’il était plus convenable de pousser les filles à s’organiser elles-mêmes plutôt que de leur laisser croire qu’on pouvait prendre à leur place leurs problè­mes en charge. Cela ne poussait pas les filles à se battre et les amenait à penser que tout viendrait d’en haut. Personnellement, je considérais à tort qu’il y avait une hiérarchie aux problèmes et qu’avec le socialisme tout se réglerait. Mais j’étais pour l’organisation autonome des femmes et leur accession à toutes les instances du F.L.N. Elles ne devaient pas attendre après le pouvoir. Il ne fallait pas non plus faire peur inutilement. Il n’est pas permis d’ignorer le ter­rain sur lequel on agit. Un jour F. M’Rabet et T. Maschino sont venus me voir. On voulait interdire leurs émissions. Je leur ai dit : je protesterai mais la maniè­re dont vous posez les problèmes ne me convainc pas. Cette société a besoin de prendre en charge elle-même ses problèmes. Il y a de fortes résistances qui ne vont pas disparaître par une campagne à la radio, faite de surcroît en français et comprise seulement par une mince frange de gens.

Pendant la guerre, est-ce qu il y a eu des réunions de femmes ? Dans les villages ?

— Il y avait des retrouvailles de femmes, mais…

Les commissaires politiques ont-ils eu un rôle important dans les villages ?

— Non. Dans certaines régions, on disait que les commissaires politiques étaient des consommateurs de poules et de viande parce qu’ils venaient toujours pour demander du ravitaillement, persuader la population de se sacrifier. C’était un rôle très ingrat que le rôle de commissaire politique. J’avais un co­pain qui était capitaine, chef de zone. Un jour il arrive dans une ferme sans être vu. Une femme était en train de moudre le grain et une poule venait le picorer. Alors la femme, en arabe, dit à la poule : « Maudit sois-tu, puisses-tu te faire consommer par un commissaire politique ». Les rôles réels étaient joués par les responsables militaires. Les commissaires politiques avaient un rôle d’action psychologique. Ce n’était pas comme au Vietnam où, dans la hiérarchie, ils étaient les responsables des chefs militaires. Là, non.

Et ces organisations de villages, dont parle El Moudjahid, avec les Assem­blées populaires composées de 5 personnes ?

— C’est une chose qui avait été projetée par le Congrès de la Soummam, mais elles ont tout de suite été sabrées.

On en parle encore en 1958-59.

— C’était fini. Ce sont des histoires. Ils les ont sabrées en 57.

J’ai lu pourtant des reportages dans lesquels on raconte qu ’il y avait des femmes dans les Assemblées populaires.

— Ce sont des histoires. J’ai vu pas mal de rapports. Déjà en 57 ils avaient commencé par dissoudre les Assemblées populaires et ce n’étaient plus que des responsables administratifs qui les guidaient.

Sur la Wilaya II (Nord-Constantinois), j’ai lu un entretien avec Lamine Khene et le colonel Ali Kafï en 1959, dans lequel la nouvelle organisation du peu­ple est décrite. L’accent est mis aussi sur la participation des femmes à la lutte et la création de comités de femmes dans les villages.

— Ce n’est pas sérieux. Ce n’étaient pas des comités de femmes, mais des grou­pes de femmes qui suivaient les campements de soldats, qui étaient leurs fem­mes. Comme au temps du M.T.L.D., les femmes de militants se réunissaient. On venait leur donner des cours, leur faire des conférences. Ce n’étaient pas des comités. Comité veut dire qu’il y a un pouvoir. Ce n’était pas du tout cela. C’est une idéalisation, même plutôt une mystification.

Mais ce fut toute une campagne, pendant plusieurs mois. En 1959 toujours, pour la Wilaya V (Oranie), on insiste beaucoup sur le fait que les femmes parti­cipent aux réunions collectives. Il est même écrit que dans certains douars les militantes femmes sont élues présidentes de l’Assemblée du peuple.

— Ce n’est pas vrai. Ce sont des histoires. Les dirigeants de la Wilaya V étaient à l’extérieur et ne savaient pas ce qui se passait sur le terrain. Des régions entiè­res avaient disparu, étaient sans organisation. L’essentiel de la Wilaya V était au Maroc. Ce n’est pas sérieux. D’ailleurs même selon le Congrès de la Soummam, les responsables de l’Assemblée du peuple sont choisis par le F.L.N. C’était exactement le même système que celui qui existe maintenant. Je me souviens très bien que dans un douar ou deux ils ont très vite renoncé parce que les paysans du douar voulaient désigner ceux en qui ils avaient confiance et non ceux que leur désignait le F.L.N. Il a été alors décidé de nommer purement et simplement des gens pour ramasser les cotisations, pour le ravitaillement, etc. D’ailleurs, pourquoi au lendemain de la libération n’y a-t-il eu aucune système de contre-institution ? C’est l’Exécutif provisoire qui a tout de suite été le gérant du pays. Les Wilayas n’avaient aucun système administratif, aucune organisation populaire.

Est-ce qu’alors la place des femmes ne renvoie pas au problème politique plus général des rapports entre le F.L.N. et l’ensemble de la population ?

— Le problème des femmes renvoie à l’attitude du F.L.N. à l’égard des autres problèmes de la société, mais en même temps les femmes n’avaient aucun statut à l’intérieur du F.L.N. alors que les hommes avaient le pouvoir.

Cela renvoie quand même à la question du rapport entre l’A.L.N. et le peuple. Quels rapports l’A.L.N. a-t-elle eu avec le peuple autres que de l’utiliser ?

__ Un rapport de type plébiscitaire. Le peuple était là pour ratifier les décisions que l’organisation prenait et les appliquer au nom de la discipline nationale.

Il y a eu aussi toute une idéologie sur les zones libérées, les écoles, l’organisation du peuple, la création d’une contre-société dans les villages libérés.

— Tout cela, c’est de limitation de ce qui s’est passé ailleurs. On savait ce qui s’était passé ailleurs, on l’assimilait au progressisme et on voulait se donner un visage progressiste.

Est-ce que des tentatives ont existé ?

__ Oui, au lendemain du Congrès de la Soummam. Elles ont été très vite bloquées. D’ailleurs, au Congrès de la Soummam, sur la question des femmes, Zighoud lui-même avait dit : « les femmes, on n’en parle pas ».

Comment se faisait la justice ?

— Il existait un système judiciaire basé sur le droit coranique. En réalité, c’étaient des comités sans statut dans lesquels il n’y avait aucune possibilité de défense. La justice était expéditive. À part quelques cas pour relations sexuelles ou rapports avec l’armée française, les femmes ont été moins réprimées que les hommes. Il y a eu plus de retenue à leur égard.

La belle image produite par le F.L.N. de la participation/libération des femmes dans la lutte n’a pas été contestée. À l’indépendance hommes et femmes se sont appuyés sur cette image pour dire : les femmes ont participé à la révolution, donc maintenant le statut de la femme doit changer. Quelles en sont les conséquences ?

— Cela dépend un peu de la manière de considérer le problème politique. Je crois que seuls les droits acquis par la lutte et non ceux octroyés sont irréversibles.

Si les femmes n’ont pas participé à l’organisation militaro-politique de la
lutte, on peut dire aussi qu’elles ont représenté une force indispensable à la
victoire.

— Ça, c’est un autre problème. Qu’elles aient été indispensables ne fait pas de doute. Je suis convaincu que la bataille d’Alger n’aurait pas eu la même ampleur sans les femmes et que la Kabylie n’aurait pas résisté jusqu’au bout comme elle l’a fait sans les femmes. Voilà le vrai problème. Quant à l’autre plan, il y a un grand malentendu.

Est-ce que tout le monde pense cela ?

— Justement. La participation reste au niveau de l’abstrait. On ne dit pas : les femmes ont joué dans la bataille d’Alger un rôle sans lequel les choses se seraient passées autrement. On ne dit pas comment en Kabylie tout ce que faisaient les hommes, ce sont les femmes qui l’ont fait : elles commandaient, levaient des cotisations etc. Avant guerre, les hommes n’auraient même pas admis que l’on passe à côté de leur gourbi en y jetant un regard.

Tu penses donc que les femmes ont été un élément important de la victoire ?

— Certainement. Il y en a qui sont mortes au combat, un peu partout. Certaines sont considérées comme des héroïnes, par exemple Fadila Saadane à Constantine, ailleurs Malika Gaïd, etc. Ce ne sont pas des héroïnes à la Djamila Bouhired, et elles sont moins connues que les poseuses de bombes. Elles étaient dans l’intendance de l’armée ou dans les villes.

Pendant la lutte, les femmes n’ont rien revendiqué pour elles-mêmes ?

— Je n’en ai pas connaissance. En France seulement, sur l’initiative d’Aziz Benmiloud, a été créé un comité pour s’occuper de la lutte pour la liberté des femmes emprisonnées, de la campagne pour Djamila Bouhired, Zohra Drif. C’était un comité composé d’étudiantes avec aussi des Marocaines et des Tunisiennes.

Quelle activité avaient les femmes à la Fédération de France ?

— Comme force d’appoint, la logistique, transport d’armes, argent, véhicules, chauffeurs… Elles constituaient des réseaux presque au même titre que les Français. Elles n’étaient dans aucune instance de la Fédération.

Cela a posé des problèmes ?

— C’est en France, je pense, que le comportement des hommes a été ressenti avec le plus de dégâts. Sept ou huit femmes sont allées en asile psychiatrique à Genève. Elles trouvaient insupportable le comportement des hommes à leur égard, la manière de les traiter, leurs exigences ; souvent ils en faisaient des maîtresses malgré elles. Il se passaient les femmes. Les femmes ont très durement ressenti cette situation. Elles le disaient. Elles étaient toutes politisées. Il y avait des étudiantes, mais aussi des employées, des vendeuses.

Y a-t-il eu des essais de réunions de femmes en France ou pas ?

— Quelques essais limités, des constitutions de réseaux de femmes. En France aussi elles ont beaucoup travaillé. Tout le secrétariat de propagande a été longtemps tenu par une femme. Pour les femmes, ce fut souvent un peu l’aventure individuelle ; elles quittaient leur famille qui était en France, alors qu’en Algérie elles restaient souvent dans la famille. Certaines étaient même permanentes en France.

Peux-tu préciser en quoi le comportement des hommes était aussi insupportable ?

— Les femmes venaient au F.L.N. pas seulement pour des tâches d’exécution. Elles voulaient savoir ce qui se passait, elles voulaient militer. Les hommes étaient souvent des brutes épaisses qui leur faisaient des histoires si elles n’acceptaient pas d’être leurs maîtresses. Elles restaient pour des raisons de militantisme. Elles en ont vu de toutes les couleurs, en particulier celles qui étaient en milieu ouvrier, dans un milieu de plébéiens parvenus à des responsabilités politiques. C’était un milieu très conservateur qui réclamait de l’autre tous les attributs de l’émancipation. Je me souviens d’un responsable de la Fédération disant d’une fille : « elle n’est pas ouverte », ce qui voulait dire qu’elle ne couchait pas, au nom de la liberté, alors qu’il était un traditionaliste affreux qui, s’il avait eu une sœur, aurait porté une mitraillette pour la suivre et la surveiller. C’est un peu ça qui a bousillé les filles car elles n’étaient pas venues pour cela. Elles ont vécu ce comportement comme une grande tromperie. Après, en Algérie, elles sont toutes allées dans des groupuscules de gauche. Je ne sais pas si
elles ont refait la même expérience…



* Mohammed HARBI Militant au Parti du Peuple Algérien (P.P.A.), Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D.) (tendance populiste du nationalisme), dès l’âge de 15 ans. Secrétaire Général de l’Association des Étudiants Musulmans Nord-Africains en France (A.E.M.N.A.). Responsable de la Commission de propagande de la Fédération de France du F.L.N. Membre de la direction de la Fédération de France du F.L.N. Directeur du cabinet civil au Ministère des Forces Armées du Gouvernement Provisoire de de la République Algérienne (G.P.R.A.). Ambassadeur en Guinée. Secrétaire Général du Ministère des Affaires Étrangères du G.P.R.A. A l’Indépendance, Conseiller politique à la Présidence de la République. Député et membre du Comité Central du F.L.N. Arrêté en 1965. Libéré en 1971. Vit en exil depuis 1973.

(1) Plate-forme de la Soummam : Programme du F.L.N. adopté à son congrès du 20 Août 1956.

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