Article de Monique Gadant paru dans les Cahiers du féminisme, n° 46 (11e année), automne 1988, p. 30-31
Les deux articles qui suivent sont rédigés par Monique Gadant, anthropologue et membre du comité de direction de la revue « Peuples méditerranéens ». Le numéro de cette revue qui sort en octobre est consacré à la question des femmes autour des thèmes suivants : l’honneur, le travail des femmes, le nationalisme et les femmes, etc.
Spécialiste du Maghreb, M. Gadant nous présente ici deux livres sur les rapports de sexes en Algérie.
Jean Déjeux, Femmes d’Algérie, légendes, traditions, histoire, littérature, éditions La Boîte à documents, Paris, 1987.
On trouvera dans ce livre aussi bien des femmes rêvées que d’autres ayant réellement existé. Des femmes aussi d’aujourd’hui, présentes par la plume, écrivains.
Au début étaient les légendes de pétrification, qui se perpétuent actuellement en Algérie et dans tout le Maghreb : « la femme n’avait pas accès à la parole et elle était alors réduite au silence de la pierre ».
Femmes rêvées comme Antinéa, par l’imaginaire européen.
Du passé au présent, on suit, en lisant ces Femmes d’Algérie, avec le maximum de précision documentaire, ce qu’ont été les femmes dans l’imaginaire (légendes et mythes, personnages entre mythe et histoire) et ce qu’est l’imaginaire des femmes lorsqu’elles-mêmes, maintenant, prennent la plume. Ainsi seront satisfaits aussi bien les amateurs que les spécialistes car Jean Déjeux a fait sur chaque personnage le point de la question. On rencontre donc cette fameuse reine Kahina, reine des Aurès, qui résista à l’invasion arabe au VIIe siècle. Peu de certitudes sur elle, ce qui donne prise aux phantasmes depuis plusieurs siècles et nourrit aujourd’hui l’imaginaire des berbéristes pour qui elle symbolise la résistance de leur culture a l’arabo-islamisme niveleur de l’État modernisateur et jacobin né de l’indépendance.
Et puis voici toute une série de portraits de femmes qui peu à peu se rapprochent de nous, femmes qui, après 1830, se battaient elles-mêmes contre les Français ou encourageaient les guerriers :
« En 1871, alors que les Kabyles se ruaient sur Bougie, ce fut une femme du nom de Tacmoussi qui, devant la cohorte des rebelles, portait en tête le drapeau du prophète. Mon mari, petit garçonnet à cette époque, se rappelle l’avoir distinguée du haut des remparts de Bougie. (…) Tous obéissaient à ses ordres et tenaient compte de ses injures et des cris de ses compagnes qui vilipendaient les guerriers sans courage ! » (Marie Bugéja, citée par J. Déjeux)
Des femmes enfin qui se sont engagées dans la guerre de libération. Femmes qui ont existé « par l’épée »… puisque Jean Déjeux jalonne cette présence des femmes en Algérie sous trois titres : « Par et dans la pierre, par la parole et par l’épée, par la plume » enfin.
Les lecteurs trouveront un chapitre sur Isabelle Eberhardt, cette jeune femme dont l’origine est assez obscure et qui partit vivre dans le Sud-Algérien à la fin du XIXe siècle. Convertie à l’islam, parcourant à cheval les chemins du Sud, habillée en homme, elle avait épousé un sphahi. Morte accidentellement dans la crue d’un oued, elle a laissé derrière elle une œuvre qui suscite depuis quelques années de nouveau l’intérêt. Moins connues, vous découvrirez des romancières juives vivant en Algérie pendant la période coloniale.
Enfin, les femmes écrivains algériennes actuelles. Qui écrit, à quel âge, sur quels sujets, chez quels éditeurs ? Renseignements précieux sur des femmes souvent dérangeantes dans une société qui tolère mal le dévoilement du privé dans le roman et par une plume féminine de surcroît.
Femmes d’Algérie se termine par la citation d’un poème d’une jeune fille qui se sent rejetée… parce qu’elle a pris « la parole et la plume ».
Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes, éditions La Découverte, Paris, 1985.
Ce livre témoigne du cheminement de la réflexion de l’auteur mais également des préoccupations actuelles de l’anthropologie de la famille maghrébine vis-à-vis du rôle qu’y joue la mère, de son emprise sur les fils, de l’amour captif qu’elle leur porte, et de l’effacement qui s’en suit de l’image paternelle (1).
Lacoste-Dujardin commence ce livre par un renvoi critique à son précédent ouvrage, Dialogue de femmes en ethnologie, éditions Maspero, 1977. Les conclusions qu’elle tirait, à cette époque, de son travail, étaient représentatives des idées féministes et de l’impact qu’elles avaient alors dans les sciences sociales la communication entre femmes faisait tomber, pensait-on, les barrières imposées par les méthodes classiques et la distance obligée entre observée et observateur. Madame Laali (émigrée kabyle vivant à Paris) et l’auteur se rejoignaient dans une commune sororité, chacune apprenant à l’autre des choses essentielles tant sur le plan scientifique que sur celui de la vie privée. Madame Laali prenait conscience de la nécessite d’émanciper les femmes et l’auteur recevait d’elle une leçon d’indépendance, l’art de « déjouer les pièges du couple » (p. 87, 88 et 107.) En effet, libérée des servitudes sentimentales du couple conjugal, elle évoluait dans un monde de femmes paraissant immergé dans le bonheur de la solidarité, non conflictuel, « sans complexe d’infériorité, conscient de sa propre valeur et du pouvoir que confère aux femmes la puissance maternelle exercée sur les fils » (p. 106). Madame Laali convenait que les filles d’aujourd’hui devaient vivre d’une vie nouvelle, s’instruire, choisir leur mari et vivre en couple (p. 92). Illusion… ?
L’auteur pense en 1985, dans Des mères contre les femmes, avoir péchè « par excès de schématisme », s’être laissée emporter par trop de subjectivité. La confrontation avec le comportement de Madame Laali lors du mariage de son fils a servi de révélateur : sa conduite a été, en effet, en totale contradiction avec les valeurs auxquelles elle avait paru adhérer dans le discours tenu, quelques années plus tôt, à l’ethnologue amie. Lors de son retour au pays, elle a marié son fils préféré en choisissant sa belle-fille pour elle, comme on choisit « une collaboratrice au mieux, une servante au pire » (p. 121). Jeune fille que le mariage désole et qui arrive en pleurs et résignée à ses noces.
Hommes soumis, femmes puissantes ? Quelle soumission, quelle puissance ? Au profit de quel système ? Il n’est pas question ici de retomber dans les illusions du prétendu « matriarcat » (que l’opinion confond encore trop souvent avec la matrilinéarité, système qui donne l’autorité à l’oncle maternel, ou au « pouvoir » des femmes limité en fait à la famille). L’intérêt du livre de Lacoste-Dujardin est de montrer que ce « pouvoir » des mères sur les fils, cet amour qui les infantilise est en réalité le médiateur inconscient du pouvoir des hommes sur les femmes, au service du système patriarcal qu’il reproduit. D’où le sous-titre du livre : Maternité et patriarcat en Algérie.
Il me semble qu’il faut se garder de lire (à tort) entre les lignes un phénomène de traditionalisation des conduites, propre au moment actuel : Madame Laafi, « moderne » dans les années soixante-dix, serait devenue « traditionnelle » dans les années quatre-vingt, en harmonie avec le courant général qui porte à une interprétation dite « intégriste » de l’islam. Tel ne me paraît pas être le cas. L’émigrée a sans doute tenu le discours qu’on attendait d’elle : forme de politesse envers l’ethnologue dont l’amitié de femme ne parvenait pas à effacer les barrières qui les séparaient. Contradiction aussi en elle, peut-être, entre ses aspirations de femme et de mère. Sans compter le fait que le retour au pays est pour l’émigré de cette génération, homme ou femme, l’occasion de prouver qu’on est resté fidèle aux valeurs de la communauté.
Lacoste-Dujardin démonte ici les mécanismes de ce « pouvoir » féminin limité à la famille et par conséquent riche — si l’on peut dire ! — de frustrations affectives. L’absence de couple n’est donc plus vue dans ce second livre comme une libération mais comme une situation génératrice de tensions et de conflits : la relation de ces mères sans relations affectives satisfaisantes avec l’époux les porte à des investissements excessifs sur le fils, construisant avec lui un couple quasi incestueux, le seul autorisé. La place d’un Père qui se veut distant et tout-puissant est, dans cette relation Mère-fils, symboliquement niée. C’est que la Mère vit à travers le fils le conflit qui l’oppose au monde masculin, non pour détruire le système patriarcal, mais pour y jouer un rôle qu’on lui refuse et contribuer à le reproduire. Elle veut partager le pouvoir masculin puisque, comme le dit bien G. Balandier parlant de ces sociétés, plus préoccupées de la production des hommes que de celle des richesses matérielles, l’autorité sur les femmes est la première forme du pouvoir politique : « Il y a pouvoir par les femmes et sur les femmes (2).« Les Mères veulent dominer les femmes. Elles introduisent ainsi ce fils qui leur est dévoué (et qu’elles manipulent par leur domination sur son inconscient) dans le monde des hommes comme un cheval de Troie (p. 121 et suiv.) cherchant par son moyen à avoir le même pouvoir que les hommes, à se faire hommes en quelque sorte, en niant leur propre féminité.
La famille patriarcale a voulu ces Mères/femmes dominées et quasi divinisées. Elle a installé en son cœur la contradiction : les hommes ont joué les Mères contre les femmes mais ce pouvoir des Mères menace celui des hommes ; loin d’être complémentaire, il est concurrentiel. Comment donc jouir des femmes sans en dépendre (p. 152) dans un système où le masculin et le féminin se livrent, quoiqu’on en dise, une lutte sans merci ? Tel est le problème des hommes.
Comment dépasser le conflit et la perpétuation de comportements qui paraissent « archaïques » (au sens social mais aussi psychanalytique du terme) dans une société où les comportements ne parviennent pas à s’ajuster aux mutations en cours ? Ces Mères que la famille patriarcale a voulues toutes puissantes apparaissent aujourd’hui comme des Mères « archaïques » parce que cette famille elle-même est en crise. Ce qui régulait en son sein les confits et tensions qu’elle produisait ne fonctionne plus, ou de moins en moins bien. Il manque, dit Lacoste-Dujardin, une « idéologie de couple » (p. 92). Je dirai, pour ma part, qu’il existe une idéologie du couple, tout à fait négative, qui le dévalorise, le nie, voire le culpabilise, dans un contexte où — sous des influences diverses — se développe une survalorisation de la sexualité. La femme n’y trouve pas son compte quels que soient les airs de liberté qu’elle se donne. La femme objet est plus facilement acceptée que la femme partenaire. Quelle place y a-t-il aujourd’hui dans la société maghrébine, alors que le modèle patriarcal est en crise, pour le couple conjugal ? La puissance maternelle n’apparaît-elle pas d’autant plus menaçante qu’une nouvelle image paternelle ne parvient pas à s’imposer, pourquoi ?
Lacoste-Dujardin tente de percevoir à travers les phénomènes de l’urbanisation, de la scolarisation des filles, de la politique des États, les raisons de la persistance de cette image maternelle étant donné les problèmes qui se posent tant sur le plan économique (démographie galopante, dépendance alimentaire) que sur le plan social et culturel (jeunesse à la dérive à la recherche de nouveaux rôles qui ne parviennent pas à se définir).
(1) Voir à ce sujet Peuples méditerranéens, « Le langage pris dans les mots », n° 33, octobre-décembre 1985. Lire les articles de Cherifa Amara (« Dépossession du père »), Gilbert Granguillaume (« Père subverti, langage interdit »).
(2) G. Balandier, Anthropo-Logiques, Avant-Propos (réédition Poche, 1985), p. 15.
Monique Gadant
Cet article a déjà été publié dans la revue Maghreb Review, vol. 12, n° 5-6, 1987, p. 177-178. Copyright The Maghreb Review.