Article paru dans Nous voulons tout !, n° 10, été 1984, p. 9
Depuis quelques mois, la vague d’intérêt suscitée par les jeunes immigrés de la seconde génération semble être retombée. Les « beurs » ont-ils réintégré leurs cités ?
En fait ce silence dissimule de profondes mutations souterraines.
Un mauvais choix
« Après la marche, rien ne sera plus comme avant »entendait-on en décembre 83. (Voir « TOUT » 8/9 : « De la marge à la marche »). Est-ce vraiment le cas ?
En réalité, tout le travail d’homogénéisation qu’avait nécessité et permis cette initiative – ces niveaux d’organisation et de socialisation – a fonctionné quasiment à vide jusqu’à maintenant. Les démarches des différents groupes ou collectifs à prétention représentative de la réalité des beurs sont restées empêtrées dans une logique complètement paralysante. Le rapport trop privilégié avec les institutions, la sensibilisation-même conçue comme tactique aux problèmes rencontrés par la gauche gouvernante, ce désir de reconnaissance officielle, n’ont pas permis aux jeunes issus de l’immigration de trouver des espaces de confrontation leur permettant d’affirmer un tant soit peu leur autonomie. Le respect du jeu démocratique dans le choix d’une stratégie toute axée sur les procès des assassins de jeunes immigrés n’a strictement rien donné. (1) Pire encore, ce choix a eu une action démobilisatrice. A la manif de Montrouge le 12 mai après le meurtre de Zouzaoui Ben Lmabrouk par un flic invoquant la légitime défense les organisateurs – des jeunes des cités et des associations de gauche anti-racistes et humanitaires – ont été jusqu’à se laisser interdire par la police leur banderole « Flics assassins ».
Résultat : un triste défilé canalisé le long du périphérique (décidément en marge…) encadré par des policiers goguenards et un désabusement écœuré de tous ceux qui – même non-immigrés – perçoivent bien que derrière les meurtres au « faciès » se cache la réalité d’une attaque contre certains types de comportements sociaux.
Vers l’autonomie…
Les choses semblent pourtant être en train de se clarifier progressivement. Aux Assises nationales des jeunes issus de l’immigration, à Lyon les 9, 10 et 11 juin, s’est exprimée la volonté majoritaire d’une autonomie organisationnelle et programmatique pour dépasser l’immobilisme des 10 derniers mois.
Par rapport au discours en vigueur au moment de la marche, la coupure est très nette. Ainsi, évoquant C. Delorme, ce prêtre de la Cimade qui avait joué un grand rôle dans la préparation de cette échéance non-violente, Toumi des Minguettes prend résolument ses distances.
« SOS Avenir-Minguettes a payé son manque d’autonomie et le fait que son discours lui étai soufflé par des personnes bien intentionnées certes, mais qui n’ ont pas permis aux jeunes des Minguettes de trouver leurs propres paroles ». « Maintenant, c’est fini. Les jeunes issus de l’immigration n’ont plus besoin de papa pour s’organiser et se défendre ».
(Libération 14/6/84)
Toutefois, la problématique esquissée lors de ces journées semble particulièrement axée sur le culturel, pierre d’angle de tout l’édifice revendicatif. Il est symptomatique que sur les trois commissions – deux traitant plus ou moins de la même chose : l’égalité des droits et la justice – l’une est dédiée spécialement à la « défense de notre identité culturelle ». (2)
Tout un courant pousse dans ce sens bien que le risque de contrôle social ait été dénoncé à Lyon.
Une consolidation possible…
De même, la revendication pour l’égalité des droits, parfaitement justifiée, devient confuse dans la définition des moyens pour l’obtenir lorsqu’il s’agit de l’égalité de traitement face à la police et à la justice. Et là, il n’est pas sûr qu’un bilan ait été tiré. La longue liste des beurs abattus et l’échec systématique des mouvements en vue d’imposer un rapport de force lors des procès n’a pu permettre d’explorer d’autres voies afin d’inscrire ce droit dans la réalité. Encore une fois, accepter ou choisir d’organiser des manifs dignes et silencieuses après chaque « bavure », ne suscite, au mieux, qu’une commisération de pure forme dans une opinion publique largement conditionnée par d’autres thèmes (insécurité, immigration et laxisme de la justice). En ces temps d’érosion prononcée de la « culture démocratique »,de tels choix paraissent suicidaires.
Le problème réside donc moins dans la tentative de faire rentrer ce droit à l’existence dans un cadre législatif (loi pénalisant les crimes à mobile raciste ; possibilité pour les associations de se porter partie civile…) que dans la manière selon laquelle on tente de l’imposer.
Si l’explosion, les riots de l’été 81 n’avaient, en l’absence de relais organisationnel et programmatique, que peu de chance de consolider l’antagonisme et l’identité des jeunes issus de l’immigration ; il semblerait que maintenant, sur la base des acquis que représentent ces Assises, un retour à des options plus offensives contribuerait à donner ce second souffle qui manque si cruellement aux beurs.
« On ne demande rien d’autre que la justice » déclaraient les mères des jeunes immigrés assassinés le 21 mars devant les grilles de Badinter. Et si sa justice pouvait être autre chose que le bras armé de l’état ?
(1) Seule « victoire » : le renvoi en Assises du CRS Taillefer. Mais, dans le contexte, il est fort possible que les jurés populaires, traditionnellement favorables à la police, l’acquittent.
(2) Pour le moment, cette fameuse « spécificité » culturelle des beurs est très en retrait par rapport à ce qui se passe en Grande-Bretagne. Im’média Mai/ juin 84 « Black is political » : « black n’est pas une couleur de peau. Black c’est une situation politique et sociale dans la société anglaise ».