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Beurs : de la marge à la marche

Article paru dans Nous voulons tout !, n° 8-9, [1984], p. 17-18

Ce samedi tranquille de février 80, un flot ininterrompu de promeneurs inhabituels envahissant les rues, sema la consternation dans ce quartier sans histoires du 20e arrondissement. Beurs, punks, skins, étudiants rigolards et désœuvrés progressaient sans discrétion vers l’usine occupée de la Parmentière et les squats de l’ilot St Blaise. Sur leur passage, les commerçants inquiets fermaient précipitamment boutique et le claquement métallique des lourds rideaux d’acier résonnait comme la métaphore d’antagonismes sociaux irréductibles.

Le premier concert rock-against-police organisé sous le parrainage d’une autonomie parisienne en quête de recomposition sociale par les copains de Kader assassiné à Vitry, était incontestablement un succès.

Paris/banlieues, jeunes prolétaires francais/beurs… tout ce qui séparait jusque-là, les codes culturels, les looks, les modes et l’éloignement géographique, semblait s’être estompés face à cette réalité massive d’un quartier occupé ensemble, libéré de toute présence policière, d’une initiative organisée collectivement contre l’isolement, la misère, la mort, les flics et l’Etat.

Trois ans après, écho spectaculaire et amplifié, une autre marche, plus longue, différente, occupe l’actualité. Depuis, la gauche est au pouvoir, et d’innombrables Kader sont morts sous les balles de petits blancs haineux rendus fous par la crise, et ce qui aurait pu être un Brixton avant l’heure se coule sous le masque plus présentable d’une lutte contre le racisme et pour l’égalité.

LE MODELE RODEO

Dès leur arrivée au pouvoir, les socialistes, conformément au programme électoral du candidat Mitterrand, prennent des mesures afin de rendre moins précaire la situation des jeunes immigrés. Il faut reconnaître que la question est cruciale et que cette nouvelle politique ne répond pas qu’à des mobiles humanitaires, ils héritent d’une situation proprement explosive. La France compte alors plus de deux millions de jeunes français d’origine étrangère de moins de 25 ans. Une population particulièrement touchée par la crise, dont les conditions d’entrée dans la vie sociale sont aggravées par la ségrégation de l’emploi et dont la subjectivité, les comportements et les manières de vivre, les éloignent du travail ; et qui d’autre part sont parqués dans ces véritables poudrières que sont les cités ghetto qui fleurissent en banlieue, en raison d’une politique de l’habitat axée sur l’exclusion. Les exemples proche de la Grande Bretagne ne sont pas pour rassurer.

Pour la gauche, il s’agit de contenir les risques d’affrontement de la part d’une jeunesse immigrée qui n’a plus rien à perdre et, partant, d’empêcher la diffusion et le développement de cette énorme indication politique que les émeutes de Brixton ont lancé à travers la planète. C’est à dire que la recomposition d’une communauté hétérogène et éclatée, constituée d’immigrés de la deuxième génération (pakistanais, jamaïcains…) et de jeunes chômeurs britanniques était possible, au moins ponctuellement, à travers une dialectique de l’affrontement sur le territoire contre les flics et autres incarnations étatiques. Et cela, à l’interstice de causes matérielles (chômage, restriction des budgets sociaux) et d’une volonté subjective (revendication d’une manière d’être, de vivre, et haine de la norme imposée).

VENISSIEUX A L’HEURE DE BRIXTON

La première mesure prise par la gauche en faveur des jeunes immigrés sera l’arrêt des expulsions, mais ce sera insuffisant.

Au contraire, cette mesure, au lieu de faire baisser la pression, lève la menace suprême, l’épée de Damoclès, pendue jusque-là à tout propos au dessus de la tête des jeunes immigrés. Résultat.., la faille, les rodéos, revanche, comme d’une autre manière pour les OS immigrés de l’automobile (cette année-là 81, les policiers ont tenté d’ouvrir un commissariat aux Minguettes : il a tenu deux jours…)

La fronde gronde dans les banlieues et les milieux policiers, notamment dans la région lyonnaise, stigmatisent « les largesses envers les jeunes immigrés ». On reparle d’expulsions du bout des lèvres et on prépare minutieusement l’été suivant. Mister Trigano tente, et réussit, de sortir les beurs de l’ennui et des banlieues l’espace d’un été.

Mais dès le printemps 83, sous la pression des municipales et des campagnes xénophobes et sécuritaires la banlieue lyonnaise s’embrase à nouveau et les affrontements atteignent des niveaux jamais vus jusque là, des armes apparaissent de part et d’autre (Libé 7/4/83).

Le gouvernement décide une démonstration de force et les CRS bouclent la ZUP des Minguettes.

« La cité ne deviendra pas un sanctuaire interdit à la police » déclare Grasset, le préfet de Lyon.

Le clash ?

LA CAROTTE ET LE BÂTON

En fait, il est évident que les socialistes n’ont aucun intérêt à l’épreuve de force. Après une campagne de presse très dure et des rumeurs de pogrom de la part d’une police revancharde, l’arrestation d’un participant aux affrontements, une dizaine de jeunes de la cité décide de baisser la barre, depuis le début de l’année la liste des jeunes maghrébins abattus, s’allonge. Ils démarrent une grève de la faim en réclamant la libération de leur camarade et l’ouverture d’un chantier de réhabilitation des Minguettes qui embaucherait les jeunes chômeurs du quartier.

« Il fallait arrêter avec la violence et montrer aux gens qu’on est pas des loubards ». « Même si on a fait des conneries, il faut que les gens comprennent que nous leur tendons la main », et surtout « Il faut arrêter la spirale de la violence avant qu’il n’y ait des morts aux Minguettes » (Libé 3/12/83 et 7/4/83).

Les socialistes saisissent la perche et Mauroy envoie un membre de son cabinet pour prendre la température.

« Cette grève peut permettre de rompre le cycle de la viole-ce » déclare t-il, « Elle peut devenir un acte positif car la réponse du gouvernement doit donner confiance à la population pour qu’elle devienne l’élément moteur du changement de la vie dans le quartier » (cf. Libé 9-10/4/83), pour Marie-Jo Sublet, député socialiste de la circonscription c’est « une occasion à ne pas laisser passer », « leur démarche permet « d’ouvrir les portes » » (cf. Libé 3/12/83).

Il apparaît de plus en plus clairement que le gouvernement a besoin de l’existence d’une structure représentative issue de la jeunesse immigrée qui serait susceptible, sinon de négocier, au moins de discuter. D’ailleurs les jeunes immigrés ne sont pas dupes sur les caractéristiques de la politique socialiste en matière de prévention et de canalisation.

« Giscard voulait nous exterminer ; le PS, lui, veut nous assimiler. Et comme on est pas facile à digérer, il faut d’abord nous passer à la moulinette : prévention, ilotage, encadrement en tout genre » (cf. Libé 1/10/81).

Ainsi, après ces prises de contact, une commission locale de prévention est constituée à Vénissieux. L’association « SOS-Avenir Minguettes » nouvellement créée par les beurs, est priée de s’y associer à côté de représentants de la justice, de la police et de l’action sociale.

Le rôle de médiateur et d’idéologue qu’assure dans ces tractations le Père C. Delorme, représentant de la CIMADE, est très important. C’est déjà lui qui avait proposé la grève de la faim, et qui suggéra la marche sur Paris.

UN DEAL PAYANT

Imperceptiblement, on est passé d’une lutte immédiate contre la présence policière dans le quartier, avec toute sa phénoménologie subjective (valorisation, jeux…), »en se donnant en spectacle dans son duel avec les flics, le cascadeur recompose en quelque sorte la communauté » (cf. Libé 1/9/81), à une lutte pour l’égalité des droits, dans une perspective qu’on pourrait qualifier de contractuelle, avec l’irruption d’un sujet politique dans le jeu institutionnel. C’est là toute l’ambiguïté et les limites que l’on retrouve ensuite dans la marche contre le racisme et pour l’égalité des droits.

Mais d’un autre côté, cette démarche peut apparaître aussi comme une avancée par rapport aux manifestations tribales mais sans avenir politique, qu’incarnaient les rodéos comme une initiative susceptible de dépasser le double piège du ghetto et de l’exploitation médiatique.

Avec la grève de la faim, la marche, les beurs sont parvenus en moins d’un an à renverser leur image de marque dans l’opinion publique. Lors de l’incident où Toumi fut blessé par balle par un flic, la presse donne la parole aux jeunes de la cité pour qu’ils fassent part de leur vision des faits. Plus même, ce qui est une première en la matière, lors de l’épisode de « l’ami burger » après les tabassages et les coups de feu tirés par des CRS, le préfet de Lyon fustige le comportement de la patrouille « certains comportements sont inadmissibles. Les CRS ne doivent pas se comporter comme les voyous qu’ils ont à pourchasser » ce qui provoque le tollé chez les syndicalistes policiers proches de l’opposition.

Cette provocation policière policière au moins une chose, c’est qu’aux Minguettes, existe réellement un contre-pouvoir qui oblige les flics à prendre de multiples précautions. Le siège de l’association SOS-Avenir Minguettes, « le donjon », est pratiquement inviolable : même si une patrouille tente d’y approcher une de ces fourgonnettes cabossées par les jets de pierres, il n’est pas question d’y mettre les pieds.

Cette situation est loin d’être une exception dans les banlieues, « ailleurs, quand on arrête quelqu’un, c’est lui oui rase les murs. Aux Minguettes, c’est nous », déclare un policier à un journaliste du Monde (25-26/12/83). Depuis la marche « c’est encore pire » déclare le même « pour intervenir aux Minguettes il faut presque demander l’accord de Matignon » : de plus pour éviter les provocations, ils n’ont plus le droit d’utiliser les chiens.

Un comble !!

UNE MARCHE TRÈS SOLLICITÉE

Dans le climat post-électoral de la dynamique Dreux, cette marche résume toute l’ambiguïté et tous les enjeux du fameux « problème immigré ».

Partis peu nombreux de Marseille, isolée, les marcheurs au fur et à mesure de leur avancée ont créé un véritable effet boule de neige. Quel est l’homme politique, syndical… qui n’a pas – tout au moins dans la majorité – saisi là l’occasion en apportant sa caution, le moyen de se montrer. Peu avant leur arrivée à Paris, 700 personnalités expriment leur soutien dans une pétition publiée dans le Monde et le gouvernement, les partis de gauche, les communautés religieuses se fendent d’un communiqué flatteur pour les organisateurs. C. Delorme peut alors affirmer, non sans quelque raison, que « ce n’est pas le gouvernement qui a récupéré la marche, mais plutôt la marche qui avec son dynamisme a récupéré le gouvernement ». A moins de confondre radicalité et choix tactique on ne peut nier que le 3 décembre fut un succès éclatant avec 100.000 personnes défilant de Bastille à Montparnasse ; avec une couverture médiatique particulièrement consistante et avec comme point d’ orgue l’entrevue des beurs avec Mitterrand. Et cela, même si la gauche a saisi après la douche froide des municipales l’occasion de retourner sa veste pour essayer de transformer cette marche « contre le racisme et pour l’égalité » en une lutte contre la droite ; en une grande messe démocratique.

UN SAUT ORGANISATIF

Avec cette marche, un saut organisatif a pu être franchi depuis les émeutes lyonnaises. Des réseaux se sont construits, des contacts se sont noués. « Avant, chacun était perdu dans sa banlieue ». Et, l’action autonome du collectif jeune qui a organisé des prises de parole dans les lycées et des concerts est sans doute le trait le plus original de la préparation du rassemblement. Malgré les réticences de certaines banlieues comme Nanterre, Chatenay-Malabry… qui considéraient cette initiative comme étant « chapeautée » par les curés, tout le monde était à la Bastille. C’est là, au-delà de sa valeur symbolique au regard de l’opinion publique, l’utilité interne de la marche ; être un moment incontournable par rapport auquel chacun dut se définir.

Mais le sens d’un tel saut peut être fort différent selon qu’il permette d’élargir, de fortifier et de légitimer les pratiques sociales des beurs, ou s’il a pour but de circonvenir, d’intégrer et de contrôler la jeunesse immigrée comme composante instable dans la société française.

De plus, à partir de là, le danger réside dans la possibilité de séparer ses organes de représentation en gestation de la masse des comportements sociaux antagonistes en les laissant seuls affronter, atomisés, sociologisés, les différente stades du contrôle social et de la répression. Chez les beurs existe cette crainte de voir se créer des vedettes de la seconde génération qui deviendraient les seuls interlocuteurs du pouvoir et des institutions, tandis qu’on écrasera la base.

La lutte pour l’égalité des droits ne peut se réduire à un tremplin promotionnel pour les plus performants des beurs.

En fait, l’essentiel se résume à savoir en quoi une reconnaissance officielle du phénomène jeune immigré peut-elle permettre la consolidation et l’organisation de comportements de réappropriation de gens dont le leitmotiv est de vouloir vivre le mieux possible et ne pas bosser comme leurs parents, « ces citoyens de seconde zone ».

BEURS : UN ENJEU ECONOMIQUE

Certains peuvent bien rêver au melting-pot américain, en songeant à cette formidable source de productivité sociale que représentent les jeunes immigrés, et proposer que l’agressivité des beurs devienne le levain du redressement économique. Tout est affaire de moyens financiers et précisément avec la crise… Le trip nouveau entrepreneur devra affronter les dures règles des réalités économiques. Et combien d’entreprises comme California Burger devront, si elles veulent continuer d’exister, soit attendre d’hypothétiques subventions, soit essayer de survivre en surexploitant leurs membres. Sur ce point, les choses sont loin d’être évidentes si l’on en croit les propos désabusés d’un animateur de Bondy Scop :

« comment faire travailler des gens qui refusent la notion même de travail et qui m’ont pris d’emblée pour un patron ».

C’est bien là que le bât blesse, car ce n’est pas la moindre des contradictions d’une société qui s’est développée sur l’extension de la consommation de masse alors que simultanément le rapport au travail se diluait.

La « lutte contre le racisme et pour l’égalité » masquait l’essentiel, à savoir que l’anti-racisme dissimule des pratiques sociales antagoniques. Les patrons ne sont pas racistes, ils défendent leurs intérêts. L’égalité formelle à travers la vision d’une société multiraciale et pluri-culturelle est une douce mystification qui oublie subrepticement la division en classes ; en groupes d’intérêts distincts et toutes ces contradictions qui font qu’aujourd’hui le fossé est vertigineux entre des blocs entiers de la société française. Ne pas le reconnaître et défendre une vision abstraite de l’intérêt général n’a aucune signification politique en terme de transformation sociale.

Après la marche, il sera intéressant de voir comment les beurs trouveront à s’organiser pour utiliser les réseaux mis en place à cette occasion. Avoir tout misé sur les procès des assassins des jeunes immigrés comme moment de lutte et moment de vérification est un jeu risqué même s’il s’agit de refuser la banalisation du meurtre au faciès. C’est emprunter le chemin semé d’embûches déjà parcouru par les féministes pour la condamnation des violeurs ; c’est rester sur des positions défensives à travers des échéances extérieures. Enfin, si le pouvoir socialiste, englué dans des contradictions qu’il est incapable de maîtriser et des comportements de masse qu’il tolère parfois, ne pousse pas efficacement pour que les condamnations soient lourdes, il ne restera plus aux beurs qu’à s’organiser pour qu’aux longues marches non-violentes succède la violence d’une marche contre un Etat incapable de faire respecter une légalité qu’il prétend incarner.

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