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Derrière le fascisme spectaculaire se cache l’État tentaculaire…

Article paru dans Nous voulons tout !, n° 10, été 1984, p. 12-13

Jean-Marie Le Pen sur le plateau de l’émission ‘L’Heure de vérité’, le 13 février 1984, à Paris. (Photo by Laurent MAOUS/Gamma-Rapho via Getty Images)

Sans sombrer dans un anti-fascisme de pure forme – voie de garage facile pour un radicalisme en mal de perspectives – nous ne pouvons contourner le problème d’une effective remontée de l’extrême droite et, plus largement, des thématiques dont elle est traditionnellement le vecteur ; racisme, poujadisme, idéologie sécuritaire. Par-delà le phénomène médiatique et (donc) électoral que constitue Le Pen, ce renouveau d’une droite autoritaire s’articule sur plusieurs niveaux différenciés, lui donnant un caractère d’opération politique d’ensemble, qui n’a rien à voir avec le phantasme d’un coup d’État ou un simple péril activiste fasciste.

Ce qui est en jeu c’est bel et bien la pénétration dans le corps social tout entier d’une nouvelle culture de la domination, d’une idéologie rénovée de la soumission ; il y a un vide au niveau de l’identification sociale, des valeurs collectives, qui culmine aujourd’hui avec l’expérience d’un gouvernement de gauche, et une des hypothèses montantes pour le combler, c’est bel et bien la réactualisation des vieux démons fascistes et réactionnaires.

Prenons ce qui se passe avec Le Pen, et la percée du Front National, depuis quelques mois : de courant ultra-minoritaire complètement périphérique à la droite institutionnelle c’est devenu l’expression d’un courant réel de l’opinion publique, qui a désormais droit de cité, plus ou moins reconnu, comme n’importe lequel des partis de l’arc institutionnel, dans les médias, les études et analyses des politologues, etc. Mais interrogeons nous d’abord sur le comment et le pourquoi de cette percée, et nous pouvons alors constater qu’il y a derrière tout ça bien autre chose que la montée d’un « danger », mais bien de multiples intérêts qui convergent pour favoriser et tenter d’instrumentaliser cette « percée ».

Faisons ici, schématiquement, quelques remarques :

1/ Le FN et Le Pen représentent, dans leurs discours simplistes, les angoisses et les aspirations d’une frange non négligeable de la population française ; jeunes « beaufs », petits commerçante et petits patrons, revenus de la gauche et/ou déçus par la mollesse de la droite, qui cherchent là des axes de bataille (fin de l’immigration, lutte contre la délinquance, retour aux valeurs morales…) et une expression politique nouvelle (contre la « bande des quatre »).

2/ La droite classique a utilisé le phénomène, au moins au début, pour ratisser large, dans sa compétition avec l’actuelle majorité gouvernementale. De toute façon cela lui permet d’avoir une crédibilité politique démocratique et d’apparaître comme réaliste, face à l’extrémisme fascistoïde du FN.

3/ La gauche favorise de tout son poids l’expression de ce courant (1) d’une part pour discréditer la droite en l’accusant de générer une variable folle fasciste ; de l’autre pour tenter de refaire l’unité « du peuple de gauche », pour redynamiser sa base sociale autour de l’anti-fascisme et de la défense de la démocratie. Elle s’est ainsi lancée tous azimuts dans une campagne anti-fasciste/anti-raciste, tout en défendant le principe de la liberté d’expression pour Le Pen…

Mais les simagrées de Le Pen ne sont au bout du compte que l’arbre qui cache la forêt, ou, plus exactement, que l’expression publique et médiatique d’un phénomène plus large et plus profond, la forme simplifiée et simpliste d’une onde de choc idéologique de loin plus importante.

En ce qui nous concerne deux aspects nous intéressent plus directement parce que, sortant du cadre de la politique institutionnelle, ils interpellent plus directement le mouvement (potentiel) de la classe.

En premier lieu, il s’agit de l’opération de reconquête idéologique et culturelle qui pesée par de multiples médiations, institutionnelles bien sûr, mais surtout publicitaires, universitaires et intellectuelles. Un travail de longue haleine commencé il y a plusieurs années (sous le règne giscardien) et qui vise à combler le vide laissé par la faillite de ses modèles et références, pour défaire toute perspective, même velléitaire, de transformation sociale révolutionnaire.

Le principal laboratoire de cette opération c’est ce qui fut baptisé il y a quelques années la « nouvelle droite », à savoir le GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne) et son antichambre le Club de l’Horloge. Depuis plus de dix ans il injecte dans la droite politique (UDF, RPR, CNIP, PFN…) dans la droite intellectuelle et universitaire des thématiques culturelles et idéologiques aux accents modernistes, radicaux, non conformistes, scientistes et ultra-conservateurs. Il s’agit là d’un savant cocktail de récupération de théories révolutionnaires ou gauchistes (droit à la différence, refus de la société marchande, anti-impérialisme, critique des totalitarismes…), de récupération des références fondatrices du fascisme historique (exaltation de l’héroïsme, culte d’un passé barbare de l’Europe, critique du judéo-christianisme, valorisation de la force, de la morale…), d’une tradition culturelle manichéenne, élitiste et plus ou moins mystique, passée à la trappe depuis la fin de la deuxième guerre mondiale (Futurisme italien, Spengler, Evola, Brasillac…) le tout remis au goût du jour par une référence frénétique à la science (sociobiologie, anthropologie, psychologie sociale…).

Le discours de la « nouvelle droite » n’a rien de transcendant, il est seulement brillant, souvent subtil, parfois carrément con et globalement malhonnête et odieux.

Ce qui est par contre beaucoup plus instructif c’est la stratégie de la ND – baptisée du nom évocateur de « gramscisme de droite » – qui a été rondement menée, réussissant à alimenter toute une nouvelle culture de droite, à banaliser certaines thématiques et références, dont on trouve des traces jusque dans les discours du maire de Paris.

Tout d’abord la mise en place d’un solide appareil de propagande ; des revues (Éléments, Nouvelle École), des structures « larges » (Club de l’Horloge pour les cadres des partis de droite, Cercles dans les Grandes Écoles…), des éditions (Copernic, Labyrinthe), une presse (Biba, Magazine hebdo). Mais aussi la possibilité de collaborer avec d’autres structures ou de les squatter; dans la presse le cas le plus connu est celui du Figaro Magazine, mais il y a eu aussi l’Histoire Magazine ou Métal Hurlant, et surtout une foule de petites structures droitières (Comités d’Action Républicains, associations culturelles régionales en Normandie, Flandre, Alsace, Bretagne…).

Et c’est cette formidable stratégie d’infiltration, de reconquête, qui a permis non de créer des « sections d’assaut » néo-nazis, mais un cadre de référence idéologique pour la droite, une nouvelle culture de l’État, prête à prendre la place des utopies socialistes pour le moins malmenées ces dernières années (2).

En second lieu, à côté de ces recherches pour fonder une nouvelle culture politique capitaliste, prend place une opération de séduction politique en direction de secteurs de la classe, autrement plus dangereuse que le public beauf des meetings de Le Pen.

Une certaine extrême-droite groupusculaire, celle que l’on pourrait nommer l’ultra-droite radicale (nationaliste, révolutionnaire et sociale) en quête d’une base sociale radicalisable, tente une opération de séduction en direction du jeune prolétariat métropolitain.

Ces groupes « marginaux » de l’extrême-droite (Œuvre Française, Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, Parti Nationaliste, Groupe d’Action Nationaliste Autonome…) cherchent ouvertement et réussissent à recruter chez les jeunes prolétaires ; il suffit de regarder ce qu’il se passe avec la plupart des bandes de skins, de teds, etc…

En effet, en valorisant un certain nombre de comportements (fonctionnement de bande, violence, virilité…), en exacerbant une révolte impuissante (haine du bourgeois, refus de l’intégration et d’une certaine norme sociale « médiocre »), elle réussit à proposer au jeune prolétariat multinational un espace, un mode d’intégration dans la surenchère nationaliste, tout comme les Beurs la cherchent dans le discours-revendication de la dignité et de l’égalité des droits.

En cette période de crise, le nationalisme, surtout dans sa forme outrancière, permet de revêtir l’intégration, la récupération, l’instrumentalisation de ces jeunes prolétaires du vernis d’une révolte intégrale, d’un antagonisme absolu. Le racisme aujourd’hui, tout comme l’antisémitisme de l’entre deux-guerres, permet ainsi de construire l’unité d’une fraction de la société civile sur l’exclusion et la haine d’une autre. L’autre devient, par effet de ricochet, la victime expiatoire d’une crise que ces « petits blancs », partagés entre la révolte et le désir d’intégration, ne peuvent faire payer à ceux qui en sont les véritables responsables.

Ceci dit, il est clair que nous n’identifions pas là un danger politique primordial, un ennemi principal (qui reste pour nous l’État et le capital). Il n’y a pas de danger fasciste en tant que tel, parce que le fascisme ne saurait représenter en Europe une alternative praticable pour le capitalisme.

Il y a par contre un danger fasciste circonstancié, dans la mesure où, aujourd’hui, l’extrême-droite bouffe doublement dans notre gamelle ; parce qu’elle est un des vecteurs du projet de pacification des contradictions sociales au sein de la classe.

Tout d’abord, en récupérant le patrimoine de la rébellion culturelle propre au mouvement depuis 1968, l’édulcorant au maximum et le métissant de traditions et de conformisme pour refonder la culture de la domination. La critique de l’idéologie et de la marchandise, la recherche de valeurs nouvelles ou anciennes, qui fondent cette nouvelle idéologie du capital (en gestation) aux prétentions subversives et contestataires, en pénétrant l’ensemble de la société civile, se pose comme obstacle majeur à l’expression d’une subjectivité prolétaire, d’ une culture antagoniste et d’une identité communiste débarrassée des tares de l’idéologie socialiste et du mouvement ouvrier organisé. Il y a une véritable guerre de classe sur le terrain de la culture et de l’imaginaire, qui ne se joue pas en termes de principes, d’idéaux ou de droits, mais d’identité et de conscience politique ; ainsi le racisme, qui s’infiltre par capillarité jusque dans les comportements quotidiens les plus anodins, constitue-t-il la décomposition de la classe sous sa forme la plus infâme, bien plus qu’une quelconque atteinte à la démocratie ou à la dignité humaine. La lutte contre le racisme ne peut donc pas se contenter d’un anti-racisme bien pensant, mais doit être moment d’un processus général de réappropriation d’une identité politique commune à l’ensemble des exploités, de constitution d’une communauté de lutte du prolétariat moderne.

L’objectif de cette nouvelle culture de droite est bel et bien d’empêcher toute recomposition subjective et antagoniste de la classe en légitimant un ordre social hiérarchisé dont l’État serait le grand ordonnateur.

La constitution d’une frange « national-prolétaire » et populiste de l’extrême-droite est bien plus que l’embrigadement de quelques centaines de « zonards » dans des groupuscules fascistes ou fascistoïdes. C’est tout un pan de la subjectivité du jeune prolétariat que l’on tente d’intégrer et de rallier à l’ordre social existant, à une impossible révolution qui n’est que la continuité du capital. Ainsi, les bannes de skins fafs ne sont pas qu’un creuset de gros bras, ils sont surtout la médiation qui permet à l’extrême-droite et à ses commanditaires d’infiltrer des lieux (concerts, squats par exemple), d’annexer des pratiques, de se légitimer dans une certaine aire sociale. La prégnance d’un tel mécanisme se vérifie dans la perméabilité de certaines franges de la « mouvance autonome », que nous avons pu constater plus d’une fois, et encore au concert de la CAEL, le 2 juin. Tous ceux qui n’ont comme seul horizon politique que la recomposition sur le rock et des comportements types (en général la baston) se font, de fait, les agents d’une telle opération. Il n’y a pas d’alliances contre nature qui soient tolérables. Comme dit Marx, « le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est pas » !

Il n’est peut-être pas inutile ici de déterrer la référence historique aux Sections d’Assaut National-Socialistes. Les SA furent crées dans les années 30 comme moyen d’intégrer prolétaires et sous-prolétaires en leur faisant croire qu’ils étaient l’aile marchante d’une nouvelle révolution. Ils n’ont pourtant fait que contribuer à détruire le mouvement révolutionnaire allemand et toute identité ouvrière autonome, en annexant de larges secteurs du prolétariat antagoniste au projet de l’État nazi, avant de se faire liquider comme des mal-propres.

Cette OPA de l’ultra-droite radicale, ne rencontrant que la décomposition d’un certain milieu, a tout d’un accouplement monstrueux qui ne pourra enfanter qu’une bête immonde car, avouons-le, il n’y a pas de vision plus cauchemardesque que celle de prolétaires s’illusionnant sur une révolte qui n’est qu’un des multiples moyens de prolonger leur soumission.


I/ Ainsi la seule intervention de Mitterrand depuis le 10 mai sur les programmes TV a consisté en des directives pour le passage de Le Pen à l’Heure de Vérité.

2/ Dans ce cadre de la reprise de la pensée capitaliste, nous pouvons placer la création récente d’une Fondation Saint-Simon, qui a elle aussi une vocation de laboratoire idéologique, politique et culturel ; s’y trouvent réunis dans un même effort des grands patrons modernistes (Havas, St-Gobain, Hachette entre autres), des intellectuels de gauche (Leroy-Ladurie, Rosanvallon, membre de la direction de la CFDT, Jean Daniel, Serge July…), d’autres de droite (l’historien Furet), des grands commis d’État (le duo Nora-Minc) et… des personnalités liées à la droite catholique intégriste (ceux-là même qui ont patronné avec Libération et A2, l’émission « Vive la Crise » !).


Il fascismo anche in Italia…

En matière de tentatives de récupération politique pour tenter de créer une liaison transversale droite/gauche révolutionnaire, l’Italie nous fournit de bon exemples.

Une première fois au début des années 70 avec le groupe « Lotta del Popolo » (lutte du peuple) et autour de la personne de son chef G. Freda, qui se proposaient d’unir « les révolutionnaires, qu’ils soient de droite ou de gauche ». Freda développait une théorie du « léninisme de droite » et du « fascisme social » qui cherchait à se poser corne résolument novatrice et dans la lignée des révoltes de 68 et 69. De son coté LdP couvrait les murs de graffitis du style, « vive la dictature fasciste du prolétariat » ou encore « Mao et Hitler réunis dans la lutte »…

L’opération eut peu de succès, d’une part en raison de la forte tradition anti-fasciste du mouvement révolutionnaire italien, de l’autre en raison de la compromission évidente de Freda et son groupe dans des attentats-massacres (à Milan en 69, l’Italicus en 70…) et avec les services secrets italien et sud américains.

Depuis quelques années par contre, l’aile ultra-droite radicale du parti néo-fasciste (le MSI) ayant quitté celui-ci, tente une opération du même type avec un peu plus de finesse. Le groupe « Terza Posizione » (troisième position, ou troisième voie) pratique ainsi couramment le détournement de bombages, effaçant le sigle des groupes révolutionnaires pour le remplacer par le sien, récupérant une certaine phraséologie (« honneur au compagnon de l’IRA Bobby Sands »), voire créant la confusion (« Autonomie Populaire, Autonomie de droite » avec une croix celtique) TP fut en contact avec la FANE qui inaugura en France ce genre d’opération, qui lui permis d’infiltrer les marges de la « mouvance autonome », et est désormais assez proche du MNR français.

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